Alicia Chadwick était fatiguée et démoralisée. Elle avala un cachet de Sarkosyl avec un grand verre d’eau, puis remit la boîte de tranquillisants dans la grande poche de sa blouse de laboratoire. La soirée était avancée, et la nuit tombait doucement. Comme tous les jours depuis de nombreux mois, elle avait passé sa journée à buter sur le même problème mathématique. Elle avait la sensation qu’elle ne trouverait jamais la solution, et le découragement n’était pas loin.

Alicia s’assit devant son bureau et se prit la tête entre les mains.

— Sois lucide, se dit-elle, tu es face à un mur. Et un mur particulièrement haut et solide, qui plus est…

Elle avait consulté sa psychologue le matin même. Des mois de thérapie lui avaient fait comprendre que son équilibre mental ne tenait plus qu’à un fil. Les médicaments l’aidaient à tenir, mais le surmenage et le sentiment d’échec prenaient chaque jour un peu plus d’importance. Elle dormait très mal et savait bien que, plus son état se dégradait, moins elle avait force de résoudre le problème qui l’obsédait.

— Putain de cercle vicieux, murmura-t-elle.

— Alicia, bonsoir, c’est moi, Shaan… Shaan Ghale.

Ces paroles la firent sursauter. Elle était persuadée d’être seule au labo à cette heure. Un homme d’une cinquantaine d’années se tenait devant elle, l’air embarrassé.

— Qui êtes-vous ? dit-elle. Vous n’êtes pas Shaan Ghale. Vous lui ressemblez, mais c’est tout Comment avez-vous réussi à passer la sécurité ?

— Alicia, c’est bien moi, insista-t-il. Je suis le Shaan Ghale que tu connais… mais avec quinze ans de plus. Je viens du futur !

Alicia était interloquée. Le visage de cet homme ressemblait à celui de son collègue Shaan. Elle le connaissait bien pour avoir eu une liaison avec lui au début de leur carrière, mais il était beaucoup plus âgé qu’il n’aurait dû. Peut-être un frère aîné ? pensa-t-elle. Mais pourquoi cette mascarade ?

L’homme ne lui laissa pas le temps de poser ses questions.

— Écoute-moi, Alicia. Le voyage dans le temps existe, ou du moins existera dans un futur proche, grâce à tes recherches.

L’esprit de la physicienne balançait entre un sentiment de joie et une désagréable impression d’irréalité. Ainsi, tout ce travail n’était pas vain ? On pouvait voyager dans le temps ? Et si elle rêvait, endormie à son bureau ?

— Je suis venu te dire que tu es au bord de la plus formidable découverte scientifique de tous les temps, poursuivit-il. Il te manque encore quelques éléments, mais bientôt tu auras résolu les derniers problèmes. Les yeux de l’homme brillaient d’une émotion intense.

Alicia avala sa salive, tentant de contrôler le tremblement de ses mains.

— Mais que fais-tu ici ? Si je vais réussir, pourquoi venir du futur pour me le dire ? Ça n’a aucun sens.

— Tu vas comprendre, répondit-il. Le voyage dans le temps a été découvert… mais par une autre personne... qui s’est basée sur ton travail et n’a fait qu’apporter la touche finale à une œuvre qui n’est pas la sienne. C’est un vol.

— Mais qui ?

— Pagan Min. Il a récupéré tes notes, tout ton travail non publié, et s’en est attribué tout le mérite. Ce type est une ordure, mais ça, tu le sais déjà.

Alicia sentit un frisson la parcourir. Pagan Min, un collègue ambitieux et sans scrupule, était déjà connu pour ses pratiques douteuses.

— Mais…pourquoi n’ai-je pas achevé mon travail ? demanda-t-elle, encore incrédule.

— Tu as tout arrêté pour des raisons de santé, expliqua-t-il. Le surmenage et la pression ont eu raison de toi. Tu as fait un burn-out et tout plaqué pour te lancer dans la cuisine expérimentale. Tu es même devenue célèbre avec des recueils de recettes innovantes ! Tes archives sont restées au labo et Min les a récupérées.

L’homme fit un pas en avant.

— Alicia, tu dois prendre soin de toi. Repose-toi, ménage-toi, mais n’abandonne pas. Ne laisse pas ce salaud de Min te voler tes idées ! Je t’aime toujours Alicia.

Alicia écarquilla les yeux de surprise. Voilà qu’il l’aimait toujours alors qu’il n’avait plus jamais eu un regard pour elle après leur rupture, près de vingt ans auparavant… Et puis, comment un arriviste dépourvu de talent comme Pagan Min aurait-il réussi à trouver la solution à des questions qu’elle-même ne parvenait pas résoudre.

Cet homme était-il réel ou s’agissait-il d’une hallucination ?

— Merde, voilà que j’ai des visions, murmura-t-elle. La psy m’a prévenue que le Sarkosyl peut provoquer ce genre d’effets en cas de surdosage.

Elle détourna son regard de l’apparition pour se concentrer sur son central informatique. L’homme parlait toujours, mais elle ne l’écoutait plus. Elle activa la machine d’un ordre vocal et approcha son visage de la caméra pour l’identification. Derrière elle, son visiteur s’approchait, sans doute pour essayer de l’interrompre. Il parlait très fort mais Alicia ignora l’hallucination et pressa la touche « OK ».

— Voilà, c’est fait, se dit-elle en soupirant. Toutes mes archives sont définitivement effacées. Plus rien de tout ça n’existe. Je quitte le monde de la science. Elle était soulagée. Premier signe d’amélioration de son état : l’apparition qui se faisait appeler Shaan Ghale avait disparu.