Chapitre 9

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La soirée d’hier se rejouait dans mon esprit, me laissant une empreinte particulière sur le cœur. Mon cousin s’était rarement montré aussi aimable. On avait grignoté des parts de pizza à même la boite en gloussant dans nos verres de vin. Mamé semblait avoir rajeuni de dix ans.

Je m’étais peut-être un peu trop emballé au sujet de Ben. Nous étions à présent des adultes, on pouvait sûrement se supporter davantage que lorsque nous étions enfants. Peut-être nous suffisait-il simplement de prêter un peu plus attention l’un à l’autre…

Le soleil filtrait à travers les rideaux, plongeant la chambre dans une douce lueur ambrée qui ajoutait au miel de mes pensées. Je me levai, enthousiaste à l’idée de cette nouvelle journée qui débutait.

— T’as vu l’heure ?

La voix de Ben avait repris ses accents durs lorsque j’entrai dans la cuisine. La trêve semblait terminée. Je perçus un soupçon de regret vibrait à l’intérieur de moi.

— C’est dans tes habitudes de te lever tous les jours après 10h ? Non mais dis-moi, parce que toi qui es censée être là pour Mamé, ça fait déjà trois heures qu’elle est levée ! T’as de la chance que j’sois dans ma compta !

Je le regardai sans comprendre. C’était quoi son problème ?

— Si j’étais sur un chantier, tu serais bien obligée de te débrouiller pour lui préparer son p’tit déj !

— Pardon Monsieur le Bougon ! Je mettrai dorénavant un réveil pour que vous n’ayez plus à jouer les petits domestiques !

— Et tu peux pas t’habiller avant de descendre ?

Je me figeai, ma tasse de café à la main, avant de regarder, incrédule, ce que je portais. Un débardeur et un short. Je n’étais pas à poil ! Qu’est-ce qu’il avait ce matin ? Je décidai de passer outre. Si je voulais que notre relation s’améliore, il fallait bien que quelqu’un fasse le premier pas. Je voulais bien être l’instigatrice de notre bonne entente.

— Quoi ? lui lançai-je en le voyant me lancer des coups d’œil par-dessus son ordi.

— Va t’habiller !

— T’es qui pour me donner des ordres ? Arrête de me reluquer si ma tenue te gêne.

— C’est pas pour moi ! C’est pour Henry !

— Henry ?

Mon cousin désigna la chambre de ma grand-mère du menton.

Ah ! Henry... Le kiné ! Je pouffai.

— Et puis quoi, t’as peur que ton vieil Henry tombe en pâmoison devant ma tenue légère ? Tu crois qu’il n’a pas déjà vu des femmes ?

Une lueur s’alluma dans son regard et Ben sourit enfin.

— T’as raison, ça lui fera pas de mal à ce vieil Henry, de zieuter une petite jeune !

Je portai la tasse à mes lèvres, bienheureuse de le voir se dérider. Une certaine connivence semblait même s’être installée dans notre conversation. J’avais raison ! Il suffisait finalement que l’un de nous deux fasse le premier pas.

Lorsque la poignée de la chambre émit son petit bruit d’ouverture, Ben me lança un clin d’œil et se renversa contre le dossier de sa chaise en croisant les bras, l’air amusé. Quant à moi, adossée au frigo, je remis un peu d’ordre dans mes cheveux et, le buste relevé, sûre de moi, j’avalai une nouvelle gorgée de café que je recrachai aussitôt en découvrant le kiné qui me faisait face.

— Mademoiselle, me salua-t-il lorsqu’il passa devant moi, l'air gêné.

— Je vous raccompagne, déclara Ben d’une voix étranglée par le rire.

Rouge de honte de m’être une fois de plus ridiculisée devant mon cousin, je tapotai mon débardeur taché de café. Ben ressurgit bientôt dans l’embrasure de la porte, hilare.

— La prochaine fois que tu joues à la femme fatale, enlève les espèces de canard que t’as aux pieds !

Tout en pestant, j’attrapai l’un de mes chaussons – des mouettes, pas des canards ! – et le lançai dans sa direction.

— Enfoiré !

Il esquiva mon attaque et, toujours mort de rire, ajouta :

— J’avais oublié qu’Henry était si bien conservé !

Tu m’en diras tant ! Henry n’avait rien du papy gâteux que je m’étais figuré. La trentaine, grand et athlétique, il était l’exact opposé de ce que je m’étais imaginé. Et moi, je ressemblais à quoi ? À une pauvre fille qui crachait du café… J’avisai mon reflet dans le miroir de l’entrée : mes cheveux ébouriffés et les restes de maquillage sous mes paupières ne jouaient pas en ma faveur. J’avais l’air pathétique. Sans compter la mouette qu’il restait à mon pied droit. Claudiquant, j’allais rejoindre Mamé dans sa chambre.

— ‘alut !

— Oh ben ma Bibine, qu’est-ce qui t’arrive ?

— Quand est-ce qu’il repart Ben ?

— Ah non, vous n’allez pas recommencer !

— C’est pas moi…

Ma grand-mère m’adressa un regard que je connaissais par cœur. Elle ne prendrait part ni pour l’un ni pour l’autre.

— Et si on allait marcher un peu sur la plage ? me lança-t-elle.

Le temps d’une douche et d’un nouveau café, j’accompagnai ensuite Mamé sur le sentier qui menait à la plage. Je sentais l’air frais s’engouffrer dans mes cheveux. Je n’aimais rien tant que ça ! Le vent avait toujours été pour moi le symbole de la liberté. Il emportait tout : les chagrins et les regrets.

J’avais depuis longtemps, décidé que lorsque viendrait le jour où la mort m’emporterait, mes cendres seraient dispersés aux quatre vents. Je voulais être balayée au gré des courants d’air, voyager d’un sens à l’autre au-dessus de l’horizon pour retomber ici et là, peut-être même dans cette eau bleue d’Étretat.

Je songeai alors qu’il était bien étrange de savoir ce qu’on voulait de sa mort alors même qu’on ne savait pas quoi faire de sa vie. L’œil brillant, je regardai Mamé jeter du pain aux mouettes. Quels rêves nourrissait-elle à mon âge ? Que voudrait-elle à l’heure de sa mort ? Je comptais bien utiliser le temps d’un été pour partager ses plus précieux secrets.

Lorsqu’il ne lui resta plus que quelques miettes au creux de sa main, Mamé resta ainsi, à contempler les volatiles danser entre les rayons du soleil. En pensant peut-être à ses amours perdues dans un coin de ciel.

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