Retour 1 : Le monde selon Slau

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Pour le retour dans le monde des hommes, Gibraltar aurait voulu une barge mieux armée, mais Matéo avait préféré un véhicule plus civil que militaire. Quand ils avaient fui dans la précipitation deux semaines auparavant le village de pêcheurs, les gardes de Slau étaient en train de l'envahir. Ils ne pouvaient pas savoir quel accueil leur serait réservé et quelques armes défensives pouvaient s'avérer un atout décisif. Ils ne pouvaient pas savoir non plus qu'à leur sortie du sanctuaire par la Brèche de Roland, un drone avait quitté la paroi où il s'était niché et parti rendre compte de leur retour.

Gibraltar en avait pris son parti. Quand son ami avait une idée dans la tête, il ne l'avait pas ailleurs. Aucun argument, aussi sensé soit-il, ne pouvait infléchir sa détermination. Il se demandait pourquoi il continuait à suivre cette tête de mule, mais ainsi allait la vie. Il s'étonnait de cet attachement irraisonné et la mettait sur le fait qu'il était le compagnon du Shiloh en personne et qu'il entretenait des relations privilégiées avec lui.

Il admirait le mélancolique paysage qui défilait sous ses pieds. En quittant la douce température du sanctuaire, un froid sec et vif les avait saisis, lui et ses deux compagnons, si bien que Matéo avait dû matérialiser des parois afin de fermer le pont supérieur. Il essuya la buée sur la vitre qui laissait entrevoir un temps gris mais lumineux. En bas, les dunes de Takamaka avaient disparu sous une épaisse couche de neige.

— Tu comprends quelque chose ? s'adressa-t-il à son ami. Nous étions au début de l'été il y a quinze jours. Comment se fait-il qu'il neige ?

Il fixa Matéo s'imaginant que, parce qu'il était le Shiloh, il avait une explication à cette incongruité climatique.

— Je n'en sais rien, se contenta de répondre ce dernier.

— C'est quoi la neige ? demanda Baby.

— La neige, c'est... , balbutia Gibraltar, c'est de l'eau en hiver. Au lieu de pleuvoir, il neige.

— Je ne sais pas s'il a tout compris. Dès qu'on trouve un coin tranquille, on atterrit et tu pourras voir ce qu'est la neige.

— Trop bien !

Le Shiloh regarda ce panorama en noir et blanc et soupira bruyamment.

— Pourquoi tu es si triste ? s'enquit Baby

— Tu trouves que je suis triste ?

— Un peu.

— Tu ressens la même chose que moi ? soupira Gibraltar. On était bien dans le sanctuaire. On ne craignait pas que Slau nous envoie ses drones sur la tête pendant notre sommeil. Je serais bien resté une année de plus.

— Moi aussi.

— Alors, faisons demi-tour !

— Plus longtemps on restera dans le sanctuaire, plus il sera difficile de le quitter et de retourner dans le monde "normal". J'avoue que j'appréhende ce qui nous attend.

— Oui. Finie la tranquillité ! Tu veux toujours venir au village de pêcheurs ?

— Je veux retrouver le visionnaire. Il nous expliquera comment s'est passée l'invasion de son village. J'ai besoin de ses conseils.

— Pourquoi pas.

— On peut atterrir ? demande Baby. Je vois un endroit tout plat.

Gibraltar jeta un coup d'œil en bas.

— On dirait que c'est un lac gelé, un de ceux dans lesquels on s'était baigné. On se pose sinon cet enfant gâté ne nous laissera pas tranquille.

— Je ne suis pas un enfant gâté.

— Je ne suis pas un enfant gâté, le singea Gibraltar qui reprit les commandes pour un atterrissage.

L'engin à peine posé, Baby se précipita à l'extérieur. Il sauta sur la surface gelée et s'enfonça profondément dans la neige. Le garçon se défoulait après son confinement forcé. Il donnait des coups de pied, projetait des plaques de neige dans les airs, se laissa tomber en riant et se roula avec délectation dans la poudreuse qu'un vent glacial soulevait à la crête des dunes.

— Venez, lança-t-il à ses deux compagnons. Venez ! C'est la neige !

Matéo se frotta les côtes pour se réchauffer pendant que Gibraltar se battait avec l'épais manteau blanc pour avancer. Puis une boule de neige vint atterrir sur l'épaule de Matéo.

— Arrête Baby ! Ce n'est pas drôle !

— Tu ne vas pas faire les rabat-joie, s'exclama Gibraltar en lançant à son tour une boule.

— Ah ! Vous le prenez comme ça !

Une mémorable bataille s'en suivit où Matéo était la cible de ses compagnons au milieu de cris et de rires sonores. Après avoir courru dans tous les sens, ils résolurent de confectionner chacun un bonhomme de neige. Puis ils s'assirent sur les talons pour admirer et commenter leur chef d'œuvre. Comme le froid commençait à les saisir, Gibraltar proposa de rentrer. Marchant vers la berge, baby prit la main de Matéo.

— Merci ! C'était génial.

— Et moi, j'ai pas le droit au merci ?

Baby lui sauta au cou.

— Ah, quand même ! Enfant gâté !

— Je ne suis pas un enfant gâté.

— Tu préfère sale gosse ?

— Je ne suis pas un sale gosse non plus !

— Tu vois bien qu'il te taquine. Allez monte !

Les trois compagnons retrouvèrent avec plaisir l'intérieur douillet de la barge. Lorsqu'ils traversèrent la région des Dômes du tonnerre, Baby ne put s'empêcher de s'ébahir des teintes criardes du sol. La neige effaçait les couleurs sombres des zones les moins chaudes et atténuait la palette colorée produite par le volcanisme ambiant. Des fumeroles s'élevaient comme autant de stalagmites. L'hiver étendait son blanc manteau sur la plaine, décorait les branches des feuillus et figeait les sapins dans un immobilisme glacial.

Ils traversèrent le bras de mer qui séparait le continent de l'archipel où se retrouvait le village de pêcheurs. Gibraltar avait conseillé à son ami d'atterrir dans un coin tranquille pour dématérialiser leur véhicule avant de continuer à pieds. La voix qui sortait des hauts parleurs mit à mal leur plan.

— Veuillez décliner votre identité.

Deux drones habités les encadraient. Les deux amis se jetèrent des regards inquiets.

— Nous sommes, heu... des commerçants.

— Combien êtes-vous ?

— Nous sommes trois.

— Bienvenue à Paname ! Veuillez nous suivre !

— C'est quoi cet accueil ? s'étonna Gibraltar.

— J'avais imaginé un accueil moins cordial. Suivons-les sans faire d'histoire.

— Ouais, mais je reste quand même sur mes gardes. Trop polis pour être honnêtes ces types !

Lorsqu'ils atterrirent à l'emplacement indiqué par les drones, un homme d'une trentaine d'années les attendait sur le tarmac. Gibraltar remarqua les rue désertes et parfaitement déneigées.

— Soyez les bienvenus. Je m'appelle Pi et suis l'administrateur de ce village.

Il leur serra chaleureusement les mains avec ses grosses paluches. Malgré ses presque deux mètres de haut et une carrure assez impressionnante, Il parvenait à se montrer jovial.

— Brrr ! Quel froid ! Venez, Je vous conduis à la Maison de l'Administrateur où nous attend un bon feu.

C'était une grande bâtisse en brique à colombage à deux étages, flanqué d'un campanile carré d'une trentaine de mètres de hauteur. Quand Pi ouvrit la lourde porte, une bouffée de chaleur bienvenue souffla sur les visiteurs.

Un grand écran trônait dans un coin. Un feu crépitait dans la grande cheminée. La pièce s'élevait jusqu'à la penture du toit. Une mezzanine que desservait un escalier en bois menait aux parties privées réservées à l'administrateur. Une porte, au fond, discrètement dissimulée sous l'escalier, menait aux archives. Pi pria ses invités de prendre place autour de la grande table flanquée de deux bancs finement travaillés. Au-dessus de la cheminée, un grand portrait de Slau dans une posture majestueuse. Sur le mur d'en face, un second représentait Mahoré qui affichait un sourire bienveillant.

— J'ai suivi votre conversation avec les pilotes des drones. Vous êtes donc des commerçants ?

— En effet, confirma Gibraltar. Nous recherchons des opportunités pour... commercer.

— Vous êtes au bon endroit. Pour faire plus ample connaissance, je vous demande de bien vouloir remplir ce formulaire. Qui est ce garçon ?

— Il est avec moi, répondit Matéo.

— Dans ce cas, n'oubliez pas de le mentionner ainsi que son lien de parenté.

Pendant que les deux amis remplissaient le document, Pi fit servir une boisson chaude. Baby s'approcha de la cheminée, fasciné par la danse des flammes. L'administrateur lui apporta un bol de chocolat et distribua une tasse de café à chacun. Il prit les formulaires pendant que ses invités dégustaient leur boisson.

— Alors !... Le jeune homme que voici s'appelle Baby et il est votre... frère, c'est cela ?

— En effet !

— Et vous vous appelez Matéo et vous Gibraltar ? Vous n'avez pas de nom de famille ?

Matéo fut surpris par la question mais garda son flegme. Gibraltar réagit avec promptitude.

— Ecoutez ! Nous voulons garder un certain anonymat. Vous voyez ce que je veux dire.

— Bien sûr ! Beaucoup de nos riches investisseurs tiennent à rester discrets.

Les deux jeunes hommes dodelinèrent de la tête pour approuver le principe.

— Matéo, nous ne nous sommes pas déjà vus ?

— Je ne crois pas non !

Pi le dévisagea avec un drôle d'air et secoua sa massive tête.

— Notre principale activité est la pêche. Vous avez un diplôme de patron pêcheur ?

— Il faut un diplôme pour pêcher maintenant ? s'étonna Gibraltar.

— Oui bien sûr ! Vous pouvez suivre une formation d'un an...

— Un an ! Je ne veux pas attendre un an.

L'administrateur adopta un ton de confidence.

— Nous sommes entre gens du monde. Afin de vous éviter cette fastidieuse corvée, je peux vous obtenir un diplôme sans passer par la formation, moyennant mille ducats. Ce n'est pas de la corruption. Je fais cela pour vous arranger.

— Donnez-moi la liste des documents à fournir et nous étudierons à tête reposée votre proposition ainsi que la faisabilité du projet, intervint Matéo.

— Je vois que vous êtes des professionnels. D'habitude, j'ai affaire avec des gens de basse condition qui ne comprennent rien aux affaires. C'est d'un pénible !

— Pardonnez-moi de vous interrompre, mais nous ne reconnaissons plus le village. À part la place centrale, tout a changé. Pourtant, notre dernier passage remonte à quinze jours.

— Quinze jours, dites-vous ? Ce n'est pas possible. C'est notre bien-aimé intendant qui a ordonné ces changements. C'était déjà ainsi quand j'ai été nommé administrateur, il y a un peu plus de dix ans.

— Dix ans ? s'exclamèrent en choeur les deux visiteurs. Vous en êtes sûr ?

Pi fut surpris de la réaction de ses futurs investisseurs.

— Tout à fait ! Enfin, vous n'allez pas me dire que vous n'êtes pas au courant ?

— Au courant de quoi ?

— Je vous laisse regarder l'infocran. Je répondrai ensuite à vos questions. Ce sera plus simple.

Sur l'écran apparut le visage souriant de Slau.

"Notre Libérateur Slau nous a libérés de la servitude des ducs. Le premier qu'il démit de ses fonctions fut Vladimir Sangamouji. Ses quatre armées conquirent en peu de temps les autres duchés. Il a éradiqué la rébellion même s'il subsiste encore quelques terroristes. Il nous a rendu la liberté et notre dignité en nous permettant de profiter des fruits de notre labeur. Il a encouragé l'esprit d'entreprise, l'ambition qui est une qualité quand elle incite à donner le meilleur de nous-mêmes.

Le travail doit être notre seule ambition. La fainéantise rend insatisfait.

Pour nous aider, il a nommé des Intendants bienveillants pour administrer chaque région et favoriser la richesse et la prospérité. La naissance n'est rien. Seul le travail nous grandit. Penser divise. Coopérer enrichit. Depuis quinze ans, nous vivons heureux, dans la paix, la sécurité et la justice."

Des images montraient des travailleurs satisfaits, des familles heureuses et des visages souriant. Puis vint l'exécution de Matéo dans les Monts Atanary. Celui-ci ne put s'empêcher de se masser le cou. Le commentaire affirmait que tout terroriste finirait ainsi, comme un avertissement. Matéo le considérait comme une menace personnelle et pour chaque habitant.

Les deux garcons se regardaient, éberlués.

— Ah ! Je sais où je vous ai vu, s'écria l'administrateur. Je vous ai confondu avec le terroriste qui a été décapité sur l'infocran. Mais ça ne peut pas être vous puisqu'il est mort. Vous lui ressemblez étonnamment.

— Hem ! Bon ! toussa Gibraltar. L'infocran parlait d'intendants. Qui est l'intendant d'ici ?

— Mais tout le monde connaît le nom des Intendants : Pour la région ouest où nous sommes, c'est notre bien-aimé Mahoré Élyas.

— C'est incroyable, soupira Matéo.

— Ah ! Vous trouvez aussi ! Il est en effet tellement incroyable, attentionné et bienveillant !

— Tellement aimant, courageux, ironisa Gibraltar.

— Vous le connaissez bien à ce que je vois.

— En effet, nous le connaissons mieux que quiconque.

L'enthousiasme éclairait le visage de Pi.

— Comme vous êtes chanceux !

— Oui, on a peine à retenir notre joie, fit Gibraltar. Nous aurons besoin d'un logement pour notre séjour.

— Vous avez l'auberge en face, de l'autre côté de la rue. Il est vide en cette saison. C'est là que vont tous les investisseurs. Vous y serez bien.

— Nous passerons la nuit dans notre véhicule en attendant de trouver un logement permanent, rectifia Matéo

— Vous pouvez y aller. L'auberge est confortable.

— Je n'en doute pas. Mais mon frère Baby reste fragile depuis la mort de nos parents. J'ai peur qu'il réagisse mal à tous ces changements.

— Je comprends. Vous pouvez dormir dans votre véhicule. Je vous aiderai à trouver une maison demain.

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