Retour 5 : Dissidence

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Dans les jours qui suivirent la visite d'Érick, la mentalité des villageois subit une transformation qui, si elle ne se manifestait pas encore ouvertement, n'en était pas moins réelle. Le pêcheur avait gardé un certain ascendant sur ses compatriotes. Son impressionnante corpulence n'était sans doute pas étrangère à cette situation. Il raconta sa conversation avec Matéo et la volonté de son armateur Gibraltar de sortir en mer dès la fonte de la banquise, sans attendre l'ouverture de la pêche. Même si tout un chacun se réjouissait de cette forme d'opposition qui rebatttait le caquet de cet arrogant d'administrateur, tous restaient prudents et préféraient attendre la suite des événements avant de prendre parti.

Une vague de froid avait durci la glace tandis qu'un vent puissant avait confiné chaque habitant chez lui. Seul Matéo et ses deux compagnons sortaient dans les bois, ramenaient les petits mamifères pris dans les collets ou ceux que Baby terrassait avec son lance-pierre. Ils ne gardaient rien pour eux et remettaient les produits de leur chasse à Érick, à charge pour lui de les partager avec les plus démunis. Ainsi, peu à peu, Matéo gagnait l'estime et le respect des villageois.

Ils observaient derrière les carreaux de leurs fenêtres la liberté que les nouveaux venus prenaient et s'étonnaient de l'inanité des miliciens. Ils finirent par se persuader que Matéo et ses amis, en refusant frontalement de se soumettre aux règles existantes étaient parvenus à jouir d'une incompréhensible impunité. Les habitants s'attendaient chaque jour à leur arrestation, mais rien de tel ne se produisit.

Il commença alors à se répandre dans tous les esprits que le Shiloh se trouvait au milieu d'eux et ils désiraient en secret que ce soit vrai et qu'il les libère bientôt de l'esclavage dans lequel ils moisissaient. Dans le même temps, ils redoutaient les conséquences d'un espoir mal placé. Ainsi, ils restaient dans l'expectative, sans se douter un seul instant que l'occasion d'agir se présenterait bientôt à eux.

Pi se contentait de rester bien au chaud pendant cette semaine venteuse. Il avait provoqué la rancœur des miliciens qu'il avait obligés à déblayer les congères devant sa porte malgré les conditions épouvantables, alors même qu'il n'avait aucune intention de mettre un pied dehors. Japhet, le chef des miliciens dut lui rendre compte de tous les événements de la journée alors que les rues étaient désertes, abstraction faite des rondes effectuées toutes les deux heures, exigées par l'administrateur.

Ce dernier l'invitait parfois à sa table, toujours bien garnie. Il ne manquait jamais une occasion de se délecter des bonnes choses, mais n'en disait mot à ses hommes qui devaient se contenter d'un simple bouillon et de quelques morceaux de poisson. S'ils ne remplissaient pas toujours l'estomac, ils avaient l'avantage de les réchauffer.

Puis vint le mois de mars et comme si le printemps annonçait sa venue prochaine, le temps devint plus clément, le froid moins vif. Dès que la météo le leur permit, Gibraltar et Érick se précipitèrent sur la plage vérifier l'état de la mer. La fonte complète de la banquise dessina un sourire enthousiaste sur leur visage.

Un matin, Gibraltar rendit visite à Pi pour s'informer de l'ouverture de la prochaine saison de pêche. L'administration trouvait qu'il était trop encore tôt.

— Le froid peut revenir sans crier gare et les tempêtes ne sont pas à exclure !

En vérité, il ne connaissait rien et voulait à tout prix retarder les sorties en mer afin de trouver une raison pour fixer les prix d'achat au plus bas, prétextant les pertes subies par la suspension de la saison de pêche. Cela lui permettait en revanche d'augmenter le prix de vente du fait de la raréfaction du produit. Il lui proposa, pour la modique somme de mille ducats, de lui accorder une dérogation qui ne pouvait de son humble avis que s'avérer rentable.

Écœuré, le jeune patron pêcheur préféra sortir avant que l'envie de lui envoyer son poing dans la figure bouffie ne soit trop forte. Il rejoignit Érick qui terminait le nettoyage de son chalutier et lui demanda de prendre le large.

Dans l'après-midi, Matéo et Baby allèrent relever les collets. Ils récupérèrent quatre lièvres, trouvèrent un jeune loup, une patte arrière pris dans le piège et, à force de patience, réussirent à le délivrer non sans difficulté. Matéo s'attarda dans la forêt pour admirer le retour du printemps. La douceur des températures et un soleil radieux avaient accéléré la pousse. L'herbe avait commencé à colorer le sous-bois. Les jonquilles redressaient leur tête d'un jaune lumineux. D'humbles violettes émergeaient timidement à l'ombre des grands chênes. Les narcisses rivalisaient avec leurs sœurs les jonquilles tandis que les tulipes levaient fièrement leur bouton floral rouge orangé, prêt à s'ouvrir. Les bleuets tapissaient humblement le sol en se dodelinant au gré de la brise qui apportait l'humidité marine ainsi que les fraîches senteurs du bois. Les oiseaux effectuaient des allers-retours pour construire ou rénover leur nid. Leurs chants enthousiastes emplissaient discrètement l'espace sylvestre et montraient leur impatience d'un heureux événement à venir. Les branches bourgeonnaient dans l'attente de revêtir leur magnifique habit de bal pour la fête du printemps.

Tout ce milieu enchantait Matéo et Baby qui s'imprégnaient de la douce quiétude qu'offrait la nature. Il repensait à tous ces moments passés avec maître Sôto qui lui enseignait les leçons qu'offraient les habitants de la forêt. C'était un mentor mais aussi un ami fidèle dont la confiance qu'il avait en son retour lui avait certainement valu la prison. Comme la paix qu'il ressentait à ce moment précis contrastait avec l'oppression subie par le village naguère si heureux ! Il soupira longuement et s'efforça de surmonter sa nostalgie. Il observa le soleil dans le ciel.

— Il est temps de rejoindre Gibraltar.

Le chalutier accostait quand ils parvinrent au ponton d'amarrage. Le jeune patron les repéra de loin et leur fit signe.

— La pêche a été bonne, patron ?

— C'est comme ça que tu me vois maintenant ? Excellente ! Pas vrai Érick ?

— Oui. Les poissons sont revenus.

— Vous en avez plein la soute alors ? s'exclama Matéo.

— J'ai pêché juste ce qu'il faut. Je n'ai pas envie de travailler pour que les autres s'enrichissent.

— Rassurez-vous Érick ! Tout le monde profitera de votre pêche sauf notre bon administrateur. Vous en avez combien dans la soute ?

— Environ cent cinquante kilos.

— Parfait, on va débarquer tout ça.

— Ça va être compliqué. On a tout mis dans des casiers mais on n'a rien pour transporter.

— Ne t'inquiète pas Érick. Fais confiance au Shiloh. Crois en mon expérience. Il a toujours une solution pour les cas désespérés.

Le pêcheur regarda son patron, les sourcils froncés.

— C'est par là que ça se passe, fit Gibraltar en pointant le doigt vers le ponton.

À l'aide de Esprit, une petite sphère possédée par les messagers qui contenait une quantité extraordinaire d'énergie, Matéo matérialisa un véhicule avec une longue remorque sous les yeux ébahis d'Érick. Combien de fois maître Sôto lui avait répété que ce jeune homme frêle et candide comme il le voyait était le Shiloh, l'Élu. Jugeant sur l'apparence, il ne l'avait pas cru. Maintenant, il savait. Ce fut le premier, en dehors de Gibraltar et de Baby, qui crut en Matéo et décida d'adopter sa cause.

Lorsque le petit groupe pénétra dans le village, Gibraltar klaxonna pour attirer l'attention.

— Braves gens, claironna-t-il non sans humour. Distribution gratuite de poissons pêchés par maître Érick. Approchez, approchez ! Prenez sans payer !

Les villageois sortirent en nombre. Quand ils virent qu'ils pouvaient obtenir gratis du poisson frais, beaucoup revinrent avec des linges pour envelopper la marchandise. Bientôt un attroupement important entourait la remorque et les quatre compagnons commencèrent la distribution.

Sur l'ordre de Pi, les miliciens s'avancèrent en ligne, les matraques à la main. Les villageois s'écartèrent pour les laisser passer. Ils firent crépiter les tasers en signe d'avertissement.

— Le produit de la pêche doit être remis à l'administrateur. Il est interdit de vendre directement au détail sans licence.

— Où voyez-vous que nous procédons à la vente? répondit Matéo. À ce que je sache, aucun règlement n'interdit de donner le produit de sa pêche.

Japhet, le capitaine des miliciens fut désarçonné par l'argument. Il se tourna vers Pi, toujours à sa fenêtre, qui l'encouragea d'un signe de tête.

— L'administrateur dit que si ce n'est pas expressément autorisé, c'est interdit.

— Demande à ton administrateur, rétorqua Gibraltar, s'il est indiqué quelque part si on peut respirer. Pourtant on peut respirer sans sa permission... à moins qu'il faille maintenant payer une redevance pour avoir le droit de respirer.

Pi, rouge de colère, sortit sur le pas de sa porte.

— Ça suffit, tasez-les tous !

Matéo matérialisa deux pistolets à plasma pour ses compagnons. Baby fit tournoyer sa fronde, tira et la pierre atteignit la main d'un milicien qui lâcha son arme. Ce fut le signal de départ d'une fusillade aussi efficace que brève. Les miliciens jetèrent leur matraque, chauffée par le jet de plasma.

— Reculez-vous, ordonna Matéo et laissez-nous poursuivre notre travail.

Gibraltar grimpa sur le toit du véhicule et fit signe aux soldats de se mettre en ligne. Les villageois, rassurés remercia avec ferveur Matéo, Érick et Baby qui reprirent la distribution. Lorsque tout le monde eut sa part, il en restait encore un plein casier. Matéo fit signe aux miliciens de s'approcher, ce qu'ils firent, sur la défensive.

— Il en reste encore un peu. C'est pour vous.

— Tu ne vas pas partager avec eux ? protesta Gibraltar.

— Regarde leur regard plein d'envie. On voit bien qu'ils sont dans la privation autant que les villageois. C'est justice qu'ils aient aussi leur part.

— Vous pouvez remercier le Shiloh. S'il n'y avait que moi, je vous aurais tous exécutés.

Ce soir-là, dans leur casernement, les miliciens discutèrent longtemps sur ce jeune homme dont on dit qu'il était le Shiloh. Japhet les laissa parler. Il avait trouvé que les paroles de Matéo étaient justes et pleines de bon sens. Au moins, tout terroriste qu'on prétendait qu'il était, il ne se gavait pas pendant que ses subordonnés se privaient. Il partageait les sentiments de ses hommes qui admiraient, non seulement sa capacité à s'élever contre les injustices dont ils étaient les témoins passifs, mais surtout son aptitude à gagner le cœur de ses semblables.

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