La gouvernance de Slau 2 : Maman
Tom se faufila dans les couloirs du métro, une torche à la main et le cœur joyeux. Il n'avait plus vu Maman depuis longtemps. Il devait diriger une petite armée de sales gosses afin de maintenir un semblant d'ordre dans leurs rangs. Tous acceptaient son autorité, mais il ressentait aussi le besoin de s'appuyer sur quelqu'un. Chaque entrevue avec Maman lui apportait la force et la volonté nécessaires pour s'occuper de tous ces enfants échappés du centre éducatif, que les responsables appelaient sales gosses en raison de leur caractère récalcitrant, nom que ces derniers avaient fini par adopter pour se désigner.
Lorsqu'il sortit du labyrinthe, le soleil venait de disparaître derrière les collines de Stuttgart, traînant encore quelques rougeoiements dans son sillage. Tom avait du temps devant lui, car il avait quitté tôt son repaire, dans sa hâte de retrouver Maman. Il s'adossa contre une ruine, tel un félin aux aguets dans l'attente d'une proie. Un petit vent froid se leva et le fit frissonner. Il releva le col de sa tunique. La lune déversa sur les ruines une froideur sépulcrale. L'adolescent d'à peine quinze ans, le visage émacié, les cheveux bruns coupés ras, attendait, le regard perdu au milieu des clairs-obscurs. Pour tuer le temps, il fit le bilan de sa courte vie.
Il n'avait pas supporté l'éducation qu'on lui avait fait subir au sortir de la pouponnière. Il profita de l'inattention de ses gardiens pour fuguer. À l'extérieur, il avait évité la présence des gardes qui stationnaient près des remparts en se dirigeant vers le château. Ses tortionnaires le poursuivirent jusque dans les couloirs du palais et, à force de tirer, l'atteignirent à la jambe. À partir de ce moment, il se savait condamné : ils allaient le rattraper, le battre, le taser et l'isoler dans les sous-sols froids et humides pendant un temps indéterminé. Il avait vu les effets de ces punitions sur certains de ses camarades et comment ces dernières les avaient totalement anéantis au point qu'ils préféraient se laisser mourir.
Tom jeta un œil farouche aux alentours, mais rien ne bougea. Il était encore tôt. Trop endurci par la vie pour pleurer sur son sort, il replongea dans ses souvenirs. Après un coude, il sautilla péniblement sur sa jambe valide et, dans un élan désespéré, ouvrit la première porte qu'il trouva, sans réfléchir.
Une jeune femme se retourna. Il tendit le bras vers elle et s'écroula. Quand il reprit connaissance, un doux visage maternel était penché sur lui et une main soulevait avec douceur sa tête pour y glisser un coussin. La bienveillance qu'il décela dans son sourire se grava profondément dans son esprit, c'est pourquoi il aimait repasser cet épisode de sa vie afin de ressentir encore une fois l'amour dont il fut l'objet ce jour-là. Il se souvint avoir reculé sur les coudes et émis aussitôt une grimace : sa jambe lui faisait horriblement souffrir. Il sourit à cette évocation. Elle l'avait soigné, nourri et protégé. Lorsqu'enfin, il put marcher à nouveau, il décida de partir comme il était venu, sans demander à qui que ce fut. Par la suite, quand la vie devenait trop dure avec lui, il revenait de temps en temps quémander un peu de nourriture et passer un jour ou deux sans être obligé de vivre sans cesse sur le qui-vive. Cunégonde fut la première et l'unique personne adulte en qui il avait confiance. Comme il ne connaissait pas son nom et ne lui avait jamais demandé non plus, il se résolut à l'appeler maman, vocable qui finit par devenir un prénom qu'il prenait plaisir à utiliser.
Par la suite, il aida d'autres fugitifs comme lui, s'occupa d'eux comme Maman s'était occupé de lui et finit par devenir le chef d'une bande bien organisée pour jouer les trouble-fêtes et faire tourner les gardes en bourrique, n'hésitant pas à effectuer des descentes pour délivrer les sales gosses du centre éducatif. Il garda le contact avec Maman qui l'informait toujours des transferts des enfants d'un lieu à un autre. Elle pourvoyait aux besoins de toute la troupe qui grossissait d'année en année, couvrant ses petits protégés d'amour et de tendresse qui avaient tant manqué à leur jeune vie. Sept années s'étaient écoulées depuis sa blessure et il avait acquis de l'expérience dans l'art de la guérilla et de l'assurance dans le maniement des armes de jet, idéales pour blesser furtivement et sans danger, dont la fabrication était à leur portée.
Un léger ronronnement vint troubler ses souvenirs. Un véhicule approchait : une barge de transport de marchandises. Cunégonde s'arrêta au lieu du rendez-vous. Tom surgit de nulle part et s'engouffra dans le transporteur qui reprit sa route.
Cunégonde tourna la tête vers son jeune passager qui lui adressa un sourire satisfait.
— Bonjour Maman.
— Bonjour Tom. Comment vont les sales gosses ?
Leurs rencontres débutaient toujours par ces mots, tel un rituel.
— Ils vont bien. Ils ont hâte de se dégourdir les jambes.
— Je vous demande de rester discrets pour l'instant. J'ai apporté des provisions pour quelques semaines. Ils veulent épurer les prisons et ça va grouiller de soldats. Il vaut mieux rester tranquilles quelque temps.
Tom l'écouta, le visage impassible, comme si elle lui énumérait les ingrédients d'une simple recette.
— Il faut délivrer les sales gosses qui sont enfermés là-bas. Il doit y en avoir une dizaine.
Tom étonnait parfois Cunégonde qui trouvait ce garçon plein de ressources.
— Comment sais-tu cela ?
— Je suis venu leur rendre visite il y a trois jours.
Un garçon plein de ressources, mais trop téméraire.
— C'est imprudent de ta part et... On est poursuivi.
La conductrice accéléra, effectua un large détour avant de descendre dans la faille qui avait divisé la ville en deux, laissant apparaître les tunnels et canalisations souterraines du village de Stuttgart. La barge accosta le long du quai d'une station de métro à flanc de falaise. L'autre moitié se trouvait sur la paroi opposée, distante de plus de cent mètres.
Cunégonde ouvrit la soute et descendit du véhicule. Une cinquantaine d'enfants l'accueillirent, cherchant à la toucher. Un petit homme d'à peine dix ans lui tendit un bouquet de fleurs que les plus jeunes étaient allés chercher en surface, malgré le danger.
— C'est pour toi Maman, de la part de tout le monde.
La jeune femme déposa un baiser sur son front.
— Merci pour ces attentions. Il faut décharger rapidement. Au travail !
Aussitôt, ce fut l'effervescence. Les effusions ne duraient jamais longtemps. Ainsi l'imposaient les conditions de leur rencontre. Tous ces bras transféraient les cartons sur des draisines à bras et des cyclo-draisines alignées le long du quai, dans un désordre apparent mais très efficace. La manœuvre était bien rodée et, sous peu, les premiers véhicules lourdement chargés s'enfonçèrent dans les entrailles des souterrains, vers les profondeurs où se terraient les sales gosses.
Cette belle ordonnance fut bientôt interrompue par un tir qui ébranla la barge, fit tomber quelques cartons et vaciller ses occupants. Cunégonde se précipita dans la cabine de pilotage, prit un lance-roquette, visa et tira. Le patrouilleur, léger et maniable, mais dénué de bouclier, évita sans problème le projectile. Un second tir atteignit le convoyeur à quai : heureusement, le blindage tint bon. La situation devint problématique car les véhicules de transport de marchandises n'avaient pas d'arme, à part celles entreposées à bord.
Des portes coulissèrent et des soldats apparurent sur le véhicule de surveillance. Des tirs de laser jetèrent la confusion sur les quais. Tom analysa la situation et demanda à Maman de ne pas utiliser le lance-roquette pour éviter que le petit patrouilleur change de place. Elle se contenta donc de riposter avec une arme légère. Pendant que l'attention des soldats se focalisait sur la jeune femme, les enfants grimpèrent sur le toit. Les frondes tournoyèrent dans un mouvement feutré et les projectiles de la taille d'une grosse orange se dirigèrent vers les réacteurs qui ne résistèrent pas au traitement. Ils s'enflammèrent et le véhicule entama une rapide descente au fond de la faille.
Une clameur de victoire éclata lorsqu'une explosion conclut le combat. Tom, pragmatique, calma l'enthousiasme ambiant. Le travail devait reprendre. Le nombre de draisines pour transporter toutes les provisions étant insuffisant, des cartons furent entreposés le long du quai dans l'attente d'un second chargement prévu plus tard dans la nuit. Le jeune homme remercia Maman.
— Quand est-ce qu'on vous revoit ?
— Dès que possible. Ne vous faites pas remarquer pendant quelques semaines.
— Et les sales gosses qui sont emprisonnés ?
— Je m'en occupe.Tu te tiens tranquille pour l'instant. Promis ?
L'adolescent acquiesça en sachant que, pour une fois, il ne tiendrait pas sa promesse.
Annotations
Versions