café à-mère
-Tu veux un petit café, ma belle ? Insiste-t-elle
-Maman ! répond moi. J’ai le droit de savoir. C’est important pour moi, pour nous, lui dis-je me caressant instinctivement le ventre.
-Mais je te l’ai déjà raconté, tu insistes sur un détail qui n’a pas lieu d’être, m’oppose-t-elle en me tournant délibérément le dos, semblant trop affairée à insérer la capsule de son café préféré dans sa machine. Ma petite voix intérieure me susurre dans un coin de ma tête que la vérité que j’avais étouffée jusqu’ici ne demande qu’à être révélée…
Je suis sur mes gardes, le silence écrasant me fait intuitivement penser que le terrain est miné. Peut-être, essaie-t-elle de se cacher, masquant ainsi ses émotions à mes yeux, me dis-je. J’ai envie de la croire. Mais je sais, je sens, qu’elle ne veut pas tout me raconter.
Je l’observe, je la scrute. Je suis à l’affût de la moindre de ses réactions qui me paraîtraient suspectes. J’analyse tous ses mouvements, ses déplacements, ses gestes, susceptibles de m’apporter une amorce de réponse. Je la regarde comme si c’était la première fois. Je crois que je suis en train de me convaincre que finalement je ne lui ressemble pas.
Je me surprends à penser à nouveau au pêle-mêle du salon familial où mes yeux de bébé de 18 mois sont pour moi les signes flagrants que je suis différente de ma famille. Je suis la seule à les avoir bleus. Aucun oncle, aucune tante ni cousine n’est pourvu de ce signe distinctif. Pas même mes propres parents. Ce doute, qui me ronge depuis 22 ans, ce mal-être indicible attend un dénouement. Cette ressemblance que je cherche en vain depuis si longtemps n’est pas le fruit de mon imagination. Je suis parvenue à m’en convaincre.
Malgré le véritable tsunami intérieur que je vis, je m’oblige à rester calme. L’image du carnet de santé bleu, où figure mon prénom et ma date de naissance : Lauren, née le 14 août 1994, ne s’efface pas de mon esprit.
L’odeur du café péruvien se répand telle une tache d’huile, dans l’air pesant de la cuisine. Cet arôme domestique me met en confiance. J’hume à pleines narines ces senteurs familières. Elles me canalisent, me réconfortent, m’accompagnent dans le grand saut vers l’inconnu comme à chaque grand moment de ma vie. Ce parfum coutumier, aux relents suaves, annonciateur de bonnes nouvelles, que j’associe mentalement à la présentation à mes parents de l’homme de ma vie, papa du petit être que je porte aujourd’hui, ne peut pas diffuser des flagrances si aigres, si amères qu’elle doivent à jamais être tues.
La tasse fumante déposée devant moi attend son sort. Ma mère aussi.
Il faut que je sache :
-Maman, sur mon carnet de naissance, aucun lieu de naissance n’est mentionné. Ce n'est pas normal et ce ne peut pas être un oubli, un détail comme tu dis.
Assise sur la chaise en plastique blanc, fruit de grands designers finlandais en vogue, elle s’obstine maintenant à s’enfermer dans son silence, les yeux rivés sur la fenêtre, son expresso brûlant délaissé sur la table en verre trempée et translucide. Cette transparence décorative contraste avec l’opacité de ma situation ; je la prends comme un affront, une provocation.
J’insiste :
- Pourquoi tu ne dis rien ?
Elle porte son regard sur l’arrondi de ma bedaine et m’assène d’un ton neutre, presque médical :
-Ne t’énerves pas, c’est pas bon pour le bébé.
L’occasion qu’elle m’offre est trop belle, je suis résolue à ne pas la laisser passer. Sans même réfléchir, je lui lance de mon air le plus arrogant qui soit :
-Et moi ? Tu sais ce qui est bon pour moi ?
Elle se redresse sur son séant, visiblement interloquée par mon questionnement intempestif, sa bouche, légèrement entrouverte pour se défendre, laissée en suspens. Ses yeux couleur taupe, larmoyants se teintent de supplications. A cet instant précis, aucun doute, elle paraît bien ses quarante-huit printemps.
A mesure que ma colère gagne du terrain, ma petite mère se ratatine. Je sais que mon intervention outrageuse n’est pas appropriée. Moi qui n’ai connu que l’amour de parents aimants qui n’ont eu cesse de me choyer et me protéger de tous les dangers potentiels environnants, au point de ne pouvoir me partager avec quiconque. Pas même avec un club de sport ou une activité en dehors du foyer familial. J’ai vécu toute ma vie dans une bulle ; la leur. Pas évident de s’épanouir dans ces conditions !
Je conserverais toujours au fond de moi, l’éternelle sensation de trop leur appartenir. Ce cocon envahissant n’a d’ailleurs pas manqué de nous valoir de belles et mémorables altercations durant mon adolescence. Maman, abandonnant très souvent la partie, à chaque fois trop facilement, trop vite pour ne pas faire naître en moi, un doute, qui n’a eu de cesse de s’accroître au fil des ans.
Mesurant la portée de mes propos et les tristes implications qu’ils pourraient occasionnés, je range mon irascibilité de côté, lui préférant la voie de l’empathie.
Je me concentre sur ma respiration ventrale, celle mise en application lors des sessions de préparation à l’accouchement. Je trouve alors le calme nécessaire en apposant mes mains sur ce petit bout de moi qui n’a rien demandé, qui pourtant me procure une force incroyable pour ne pas flancher. Maintenant, je ne suis plus seule. Je me dois de savoir. Je lui dois aussi.
-Excuse-moi Maman…Pourquoi tu ne veux rien me dire ? Tu as peur de quoi ? Tentais-je doucement en cherchant à m’accrocher à son regard. Peine perdue ! Son échappatoire visuelle se concentre sur le bout de ciel bleu printanier qu’elle distingue à travers la fenêtre.
Une larme perle sur sa joue et sans quitter son point de mire, sa voix timide se hasarde :
-J’ai peur de te perdre, Lauren.
Cet aveu prononcé à demi-mots me bouleverse. Le coup de pied que m’envoie mon bébé me pousse à lui saisir les mains, l’invitant ainsi à continuer son récit. Je la sollicite :
-N’aie pas peur ma petite maman, je serai toujours là. Dis-moi tout. La rassurais-je.
Nos yeux de rencontrent enfin. Les vapeurs de nos cafés se sont dissipées. Je pressens qu’à l’avenir, ils n’auront plus jamais le même goût. Le fumet que j’appréciais tant, va perdre de sa saveur, c’est une certitude. Inéluctablement l’acidité aura remplacé les bouquets onctueux des moelleux vestiges de mon enfance.
Réconfortée, le regard si perçant qu’il paraît vouloir sonder mon âme, maman continue :
-Tu as raison ma Lauren, tu es bien née à Argenteuil comme je te l’ai toujours affirmé. Si ce n’est pas noté sur ton carnet, c’est simplement qu’à sa place il y a un tampon auquel tu n’as jamais accordé d’intérêt.
L’image de ce tampon, rosi par le temps, me revient en tête tel un boomerang. Réalisant subitement que la clé de toute mon histoire a toujours été sous mon nez. Aussi criante que ces lettres capitales où sont inscrites : POUPONNIERE D'ARGENTEUIL
Je lui avoue :
-C’est vrai, dans mon esprit c’était la maternité.
-Pas seulement me dit-elle.
Je crois qu’à cette seconde précise, j’aurais souhaité qu’elle s’arrête de parler.
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