Fiona vint comme convenu au rendez-vous. Andrew Smith n’était toujours pas réapparu. L’accueillir à moi seul ne m'enchantait pas tant que ça. L’expression de son visage révélait une certaine inquiétude. Elle resta debout jusqu’à que je lui indique le siège pour s’asseoir.

« Quelqu’un, vous a-t-il vu venir ici ?

– J’espère que non, monsieur, répondit-elle en cramponnant nerveusement à sa robe.

– Alors pourquoi cet air ?

– J’ai l’impression… de trahir ma maîtresse en venant ici.

– Vous a-t-elle interdit de me voir ? »

Elle prit un temps avant de me répondre, en balançant son regard entre moi et le sol.

« Non, monsieur. J’ai surtout du mal à parler d’elle en son absence, confia-t-elle cette fois-ci en serrant les poignets.

– Peut-être serait-il pour vous plus facile de vanter ses mérites ! Est-elle plus agréable, depuis que… je l’ai blessée ?

Surprise par ma question, elle lâcha un rire nerveux. Puis, un peu gênée par sa réaction, elle se racla la gorge et poursuivit : « Etrangement, monsieur, elle a l’air plus heureuse.

– Voyons le bon côté des choses, un mal pour un bien ! »

Ma remarque inappropriée lui déplut. Je continuai : « Pouvez-vous être plus précise, en quoi consiste sa bonne humeur ? »

Elle regarda subitement la porte comme si elle attendait quelqu’un. Puis demanda : « Andrew Smith n’est-il pas là ?

– Pourquoi le cherchez-vous ?

– Nous avions convenu de sa présence.

– Ne voulez-vous pas vous confier à moi ?

– Bien sûr que oui ! Mais il aurait aimé entendre ce que j’ai à dire.

– Sa présence est-elle si nécessaire ? demandai-je un peu irrité, est-il plus important que moi aux yeux de votre maîtresse ?

Interloquée par ma dernière parole, elle se redressa subitement sur son siège.

– Doutez-vous de la fidélité de mademoiselle Collins, monsieur ? Autrement, vous ne m’auriez jamais posé une telle question. Était-ce l’une des raisons qui vous a poussé à agir de la sorte ?

Je la fusillai du regard, elle s’excusa aussitôt : « Pardonnez-moi… j’ai parlé sans réfléchir.

– Alors pourquoi la présence d’Andrew Smith, vous importe-t-elle tellement ?

– Monsieur, sans vouloir vous vexer, c’est auprès de lui que j’ai accepté ce vilain rôle d’espion, de plus, je ne doute pas de ses bonnes intentions envers ma jeune maîtresse. Quant aux vôtres, excusez-moi, je ne les connais pas !

– Monsieur Smith est absent pour le moment ! déclarai-je sèchement, j’ignore s’il a l’intention de nous joindre. Si vous avez quelque chose à dire, faites-le ! Si non, vous êtes libre de disposer. »

D’un air contrarié, elle se leva aussitôt de sa chaise. Puis, d’un geste de la tête, elle me salua et se dirigea vers la porte. Au moment où elle allait l’ouvrir, je l’en empêchai. Tout en la regardant droit dans les yeux, je m’exclamai calmement : « Je comprends que vous n’ayez plus confiance en moi, surtout depuis les récents événements avec votre jeune maîtresse. Mais croyez-moi, je ne lui veux aucun mal. Mon but n’est pas de vérifier si elle a un amant ou pas. Je veux seulement connaître si ses comportements ont changé depuis son accident. Si ses goûts culinaires… ses centres d’intérêt ne sont plus les mêmes. S’il vous plaît, Fiona, aidez-moi !

D’un air triomphant, elle revint vers sa chaise et se réinstalla, cette fois-ci, confortablement. Après une longue respiration, elle déclara : « Mademoiselle Collins a changé dans le sens où nous la sentons plus proche de nous, nous, les domestiques. Chaque matin, monsieur, elle descend en cuisine pour saluer tout le personnel, puis, après avoir pris son déjeuner près de nous, elle nous aide dans les tâches ménagères. Madame Collins est outrée par les comportements de sa fille. Elle est constamment en train de lui faire des reproches, mais Élisabeth n’en fait qu’à sa tête. Quand ils reçoivent de la compagnie, madame est souvent gênée, donc elle fait en sorte que sa fille et les invités ne se rencontrent pas. Rose m'a raconté que la semaine dernière, madame Perkins était venue rendre visite à Élisabeth. Celle-ci s’était comportée à la limite de l’insolence, si bien que madame Perkins est sortie en pleurant. On ordonna à Élisabeth d’aller la voir et de lui faire des excuses, mais, celle-ci, au lieu d’arranger les choses, n’a fait que les empirer. Les excuses qu’elle avait faites étaient bien plus graves que son tort. Depuis, madame Perkins a coupé tout lien avec les Collins. Pour être franche avec vous, monsieur, je n’ai jamais aimé cette femme, je ne dis pas par là que Mademoiselle Collins avait raison d’agir ainsi, mais elle a fait ce que les Collins auraient du faire depuis bien longtemps. Madame Perkins mérite ce qui lui est arrivé, elle a toujours été une mauvaise influence pour les Collins ... »

Je ne sais pas ce que j’avais dû faire, mais c’était suffisant pour que Fiona change de sujet, ces histoires de femme ne m’intéressaient guère et cela devait sûrement se lire sur mon visage. Elle continua : « La chose la plus étrange, c’est qu'Élisabeth est plus gaie qu’à son habitude : elle rit, parle et s’amuse plus qu’auparavant. Alors que cela devrait être le contraire. Vous avez failli la tuer ! »

Elle fit cette dernière remarque comme pour me faire réagir, mais comme je ne disais rien, elle continua : « Quand j’essaie de parler de vous, elle ne manifeste aucune réaction, je ne vois ni de l’amour ni de la haine dans ses yeux, seulement de l’indifférence. »

Cela prouvait forcément que c’était Sarah. En approchant du but, je ne pouvais que sourire malicieusement envers mon auditrice quand aussitôt, je lui déclarai : « Avez-vous remarqué chez elle une perte de mémoire ?

– Une perte de mémoire ? Rien de la sorte, monsieur.

– A-t-elle des nouvelles activités… des choses, qu’elle ne faisait pas avant ?

Pendant qu’elle réfléchissait, elle grimaça plusieurs fois. Comme si cela l’aidait à se rappeler.

« Oui, peut-être bien, Rose m’a dit qu’elle avait vu des nouveaux vêtements chez notre jeune maîtresse. Il paraît, monsieur que, Élisabeth Collins les a conçus elle-même.

– Comme quoi ? »

Tout d’un coup, la dame de compagnie rougit. Elle hésita avant de reprendre : « De… de la lingerie, monsieur ! Paraît-il qu’elle ait développé un don pour la couture, mais je n’ai rien vu de mes propres yeux.

– Pourriez-vous me les apporter… je sais que c’est assez risqué. Trouvez seulement une personne de confiance qui puisse me les ramener et ne vous inquiétez pas. Je vous les renverrai aussitôt.

– C’est une tâche bien difficile, Monsieur. Je ne suis pas sûre d’y arriver ! »

Je sortis de ma poche une bourse remplie de pièces d’or, que j’avais pris soin de préparer à l’avance et je lui donnai en rajoutant : « C’est pour toute l’aide que vous m’apportez ! »

Toutes les bonnes manières qu’elle avait eues jusque-là, furent oubliées dès qu’elle entendit le tintement des pièces entre ses mains. Elle les soupesa, les tâta de ses doigts, ouvrit la bourse, puis  en prit quelques-unes et les lança dans le ciel comme pour étudier leur gravité. Elle avait envie de les croquer pour s'assurer qu’il s’agissait bien de vraies pièces d’or, mais elle ne le fit pas. Elle n’osa pas aller jusque-là. Malgré l’envie de le faire qui se lisait de façon flagrante dans ses yeux, elle se contenta de sourire en les rangeant précieusement dans sa poche. Et tout en me regardant émerveillées, elle justifia son comportement en déclarant naïvement : « De ma vie, monsieur, je n’ai jamais vu autant ! Merci pour cette époustouflante générosité ! Je vous servirai toute ma vie et je vous enverrai les vêtements le plus tôt possible. Comptez sur moi ! »

En voyant l’or, elle n’était pas seulement prête à trahir sa maîtresse, mais aussi tous ses principes. Maintenant que ses poches étaient pleines, elle repartit de la demeure des Driscoll plus joyeuse qu’à son arrivée.