Pendant des jours, le père Collins qui était profondément bouleversé refusa de quitter sa chambre. Sa fierté avait pris un coup à travers les virulents propos de son fils. Afin de le préserver de cette honte permanente qui le poursuivait, nul n’était autorisé de rentrer dans ses appartements mis à part, sa femme, son ainé, Cole et sa fille. Cette dernière avait laissé du temps s’écouler avant de lui annoncer notre accord. Hormis le de destin fatidique de la prison pour dettes ou du suicide d’honneur, il n’avait plus guère le choix que de consentir à ma proposition. Même si son amour propre était meurtri, il réussit avec agilité à imposer ses conditions. La première était que le remboursement se fasse dans sa totalité au bout de trois ans. J’avais dû négocier de façon à ne pas blesser sa fierté pour que le taux d’intérêt soit plus bas que prévu. La deuxième était que Cole le fasse à sa place. Il n’avait pas le courage de se manifester lui-même. Enfin, la dernière était que toute cette histoire reste loin des oreilles d’Ambrose. Le fils rebelle risquait encore une fois de compromettre la situation.

D’après Cole, sa sœur avait insisté pour signer. Elle affirmait que personne n’était mieux placé qu’elle pour le faire. C’était la seule à avoir été blessée physiquement et moralement à la fois. Les femmes, en ce temps-là, ne bénéficiaient pas d’autant de pouvoir juridique, mais Sarah avait réussi à s’imposer aux yeux de ses proches et s’apprêtait à certifier en imitant la signature de son soi-disant père. Elle exigea dans une lettre que le lieu du rendez-vous soit chez Andrew Smith. J’avais insisté pour que cela se fasse dans la demeure des Driscoll. Je m’appuyai sur l’aide de Cole pour la convaincre. Elle finit par accepter et demanda à ce dernier de l’accompagner.

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Anna rentra dans le bureau sans frapper. Sa vivacité soudaine me sortit de mes pensées, elle m’informa en essayant de retrouver son souffle, que mademoiselle Collins et Andrew Smith étaient tout juste arrivés.

« Ainsi, ils sont venus ensemble, pensai-je, en avalant péniblement ma salive. »

Ma colère fut encore plus grande dès que je les entendis rire derrière la porte. La servante au regard terrifié savait ce que leur complicité signifiait pour moi et redoutait de plus en plus ma réaction. Quand Sarah rentra dans le bureau, le sourire était toujours au coin de ses lèvres et c’était sa photo prise à la Sorbonne qui me revint à l’esprit. Cette nouvelle pensée m’apaisa d’un seul coup. Je les accueillis convenablement en leur demandant de s’asseoir. Elle prit place sur la bergère et m’informa que Cole avait eu un empêchement de dernière minute. Ce qu’elle ignorait, que c’était moi qui avais manigancé son absence. Andrew se dirigea vers mon bureau pour déposer les papiers et sans attendre, il rentra dans le vif du sujet en rappelant brièvement les clos du contrat. Une fois fini, il pria mademoiselle Collins de signer.

« Pourquoi tant de précipitation ? l’interrompais-je dans son élan, ne voudriez-vous pas plutôt prendre une tasse de thé ? »

Sarah acquiesça de la tête et attendit que je la serve. Quant à Andrew qui ne semblait pas disposait à prendre son temps, vint s’asseoir, d’un air contrarié, prêt de moi. Nous bûmes notre thé dans un silence embarrassant. Aucun de nous ne fit le moindre effort pour détendre l’atmosphère. Sarah fut la première à interrompre cette dynamique en se dirigeant vers le bureau. Elle sortit un bout de papier de sa poche, le déplia et le posa près de l’autre document.

« Où dois-je signer ? demanda-t-elle, en scrutant le papier comme si c’était la première fois qu’elle le voyait. »

Andrew se leva avec empressement et alla dans sa direction. Il lui tendit la plume en même moment qu’il se rapprochait d’elle au point de la coller. Mal à l’aise, elle s’écarta de lui discrètement et signa.

Il avait pris la liberté d’agir ainsi, sans tenir compte de ma présence. Quel culot ! J’avais qu’une envie c’était de le mettre à la porte. Mais il fallait que je reste calme, qu’elle sache, au moins, que j’étais capable de garder mon sang froid.

« C’est à votre tour, me dit-il. »

Je m’avançais vers la table, lentement en traînant des pieds comme un enfant qu’on forcerait à aller se coucher. Puis, je pris à mon tour la plume et restai à l’examiner attentivement. Pendant ce temps-là, Sarah était déjà retournée à sa place et s’était resservi du thé. Je l’observai sans qu’elle s’en aperçoive ; puis, je reposai la plume sans avoir signé.

« Que faites-vous ? » me murmura Andrew, inquiet.

Elle, qui n’avait rien remarqué jusque-là, souleva sa tête et interrogea Andrew du regard. Lui reprit sa question : « Que faites-vous, Kerwan ?

— Je ne signerais pas, exigeai-je à haute voix, tant qu’elle ne m’aura pas dit qui elle est. »

Sarah lâcha un grand soupir, posa sa tasse et se leva sans rien rajouter en direction de la sortie. Je me pressai vers elle en lui bloquant le passage. D’un regard étonné, elle déclara : « Nous ne nous sommes pas mis d’accord pour ça !

— Vous ne sortirez pas d’ici avant de me dire qui vous êtes !

— Quelle absurdité ! Vous savez déjà qui je suis. Pourquoi vous acharnez-vous comme ça ? »

Andrew qui s’était rapproché de nous rajouta pour sa défense : « Il était convenu qu’elle vienne juste pour signer, Kerwan… rien d’autre.

— Je répète, elle ne quittera pas les lieux tant qu’elle ne m’aura pas avoué la vérité ! »

Sarah me défiait du regard. Elle contrôlait péniblement sa respiration. Mais comme la situation ne se débloquait pas, elle déclara à bout de patience : « Vous m’avez dit la dernière fois que vous vouliez aider mon père. Et moi, je vous ai cru… alors, pourquoi ce soudain changement ?

— Je suis votre logique, mademoiselle. Ma sincérité dépend de mes intérêts. Franchement, Sarah, qu’est-ce que cela vous coûte de me dire la vérité ?

— Encore avec cette histoire ! interrompit cette fois-ci Andrew.

— Taisez-vous ! protestai-je dans sa direction. Ça ne vous concerne pas. Je veux qu’elle arrête son petit jeu et qu’elle me dise la vérité. Elle me doit bien ça !

— Je ne vous dois rien du tout ! répondit-elle aussitôt. Cessez de vous prendre pour le centre du monde. Croyez-vous vraiment que tout vous est dû ?

— Non… je cherche seulement votre franchise. »

Andrew se rapprocha d’elle comme pour la protéger et d’un ton sec, il s’écria : « Laissez-la sortir !

— Vous êtes loin d’être l’ami que je croyais, finis-je par déclarer, pendant que Kerwan Driscoll avait le dos tourné vous étiez en liaison avec sa fiancée… Anna, vous a surpris, tous les deux, en train de vous embrasser. »

Sarah qui paraissait étonnée par cette dernière confession se mit à l’interroger du regard. Il baissa la tête en gardant le silence. Sans aucune raison particulière, elle changea subitement d’attitude. Elle l’attrapa par la main et annonça d’un ton révélateur « Nous sommes amants, et nous n’avons pas honte de le montrer. » Andrew qui ne croyait pas ses oreilles resta à l’examiner, abasourdi.

Même si je savais que ce n’était pas vrai, je n’arrivais plus à me contrôler. Si bien que j’ordonnai en direction Andrew : « Lâchez-lui la main, immédiatement !

— Mais c’est elle qui me la tient ! répondit-il naïvement »

Je m’approchai d’eux et séparai avec forces leurs mains enlacées. Tout en me provoquant du regard, elle refit le même geste en soulevant leurs mains, cette fois-ci, très haut, dans les airs, comme si elle proclamait sa victoire. C’en était trop, il était impossible pour moi de supporter davantage. Avec l’un de mes bras, je l’entourai par sa taille et d’un geste brusque, je la tirai vers moi. Choquée par mon comportement, elle n’avait plus le choix que de lâcher Andrew. Ce rapprochement intime qui s’était fait subitement ne pouvait que la perturber. Je la serrai dans mes bras jusqu’à que sa poitrine touche la mienne. Je sentais les battements de son cœur lui arracher le souffle. La gêne qui se lisait dans ses yeux prouvait qu’elle n’était pas indifférente. À aucun moment elle ne s’était débattue pour que je la relâche ce qui me donna le courage de continuer dans mon élan. Entourant mon trophée précieusement, je lui murmurai à l’oreille en ayant l’air d’un conquérant : « Je ne peux pas vous laisser vous engager avec lui. Il a deux siècles de plus que vous, ne croyez-vous pas qu’il soit un peu trop vieux ? ». Et son attendre sa réponse, je l’empoignai par le bras, ouvris la porte du bureau et la trainai de force hors des lieux.