Chapitre 4
NDLA : merci beaucoup à tout le monde pour vos premiers retours et likes sur cette histoire <3
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Des points noirs dansaient sur l’écran de Linus quand ce dernier annonça enfin qu’ils reprendraient après la pause déjeuner. Dap étouffa un soupir de soulagement, paumes collées contre ses yeux. Sa tête allait exploser avec toutes ces informations et même en prenant des notes, il doutait de pouvoir un jour tout retenir. Sans compter qu’il n’avait absolument rien suivi de la première demi-heure d’explications, occupé qu’il était à éviter ne serait-ce que respirer le même air que son chef.
Linus avait une voix lente et posée, qui partait un peu dans les aigus dès qu’il manquait de souffle. Il parvenait donc à capter l’attention de Dap et c’était parce qu’il était capable de débiter toutes ses connaissances sans perdre la face que Dap avait pu l’écouter vers la fin. Il devait lui reconnaître un certain self-control, surtout parce que de temps en temps Aysha passait devant leur bureau en s’assurant que son chef ne la laissait tomber.
Linus s’adressait à Dap de manière cordiale mais dès que leurs regards se croisaient, sa figure était un masque impénétrable. Il ne voyait pas Dap, il ne faisait… qu’extrapoler sa silhouette sur une chaise. Il n’y avait que lorsque Dap se penchait pour désigner un des écrans que l’homme réagissait enfin et reculait très imperceptiblement. Dap trouva d’abord le fait comique avant de s’en agacer.
Dap ouvrit les yeux pour découvrir la chaise de son chef, vide. Pas possible, grogna Dap en le cherchant dans les couloirs. Quelqu’un annonça l’arrivée de la commande de nourriture japonaise et la quasi totalité de l’open-space se leva dans un brouhaha. Dap rejoignit les autres dans la cuisine pendant la distribution des plats et se pencha au milieu du groupe.
— Vous n’avez pas vu Linus ?
— Il a déjà pris sa part, le renseigna un des types qui accompagnait Jerry ce matin.
Dap se rembrunit. Avec l’agitation dans tous les bureaux, la pause déjeuner était le moment idéal pour parler sans s’ignorer ou se regarder en chiens de faïence. Linus avait-il décidé de son propre gré d’oublier à tout jamais hier soir ? Dap respectait l’intimité de chacun mais il n’aimait certainement pas qu’on prenne des décisions à sa place.
— Tu avais pris quoi ? s’enquit Aysha qui les avait rejoint.
— Des brochettes de légumes.
— Ah, un copain vegan pour toi Aysha, tu dois être contente, caqueta Jerry en tendant le bras au milieu de la distribution pour attraper un plateau de sushis.
La programmeuse l’ignora. Elle cala une paire de baguettes entre ses dents et compta les plats.
— Je ne les vois pas. Y’a moyen qu’ils aient tout réuni dans la boîte de Linus, il est le seul à prendre des brochettes. Avec toi, maintenant.
Dap se força à ne pas laisser son sourire prendre des proportions trop inhumaines. Cette journée ne finirait donc jamais.
— Très bien alors, je vais le rejoindre en bas.
Dap écrasa le bouton de l’ascenseur à de nombreuses reprises jusqu’à ce qu’il surprenne la silhouette de Blaise se penchant à son bureau pour observer qui torturait ce malheureux engin. Dap bouillonnait et s’il avait bien une chose qu’il devait faire dans ces cas-là c’était agir et vite. Il finit par emprunter les escaliers qu’il dévala quatre à quatre, et arriva dans le hall d’accueil en sueur et les jambes tremblantes. Dap quitta l’atmosphère climatisée de l’immeuble, sentant aussitôt le tissu de sa chemise se plaquer contre sa peau. Il se dirigea vers la butte d’herbe délimitant le parking afin d’avoir une vue plongeante sur ce fameux petit parc. Blaise et Lydia ne lui avaient pas menti : l’entreprise avait aménagé tout le terrain avec des tables de pique-nique, deux cages pour jouer au football, un court de tennis, au milieu d’un cercle de vieux marronniers.
Linus était assis sur une des rares tables de pique-nique à l’ombre, dos au soleil. Son plateau de brochettes devant lui, un petit récipient de sauce à côté, il regardait quelque chose sur son téléphone. Dap passa en revue tout ce qu’il rêvait de lui dire depuis ce matin. Tous ces beaux discours s’envolèrent lorsque Linus leva soudain la tête vers lui. Dap se trouvait encore à un jet de l’homme, mais il n’avait pas besoin d’être plus proche pour comprendre ce que ses lèvres laissèrent échapper.
— Mais c’est une blague ou quoi ?
— Salut ! cria presque Dap en s’avançant à grandes enjambées. Cette table est prise ?
L’autre pinça les lèvres, ses deux sourcils broussailleux se rejoignant presque au-dessus de son nez. Il reposa la brochette, essuya ses doigts collants de sauce soja et finit par hocher la tête. Dap sauta plus qu’il n’enjamba le banc en face de Linus et atterrit avec un tel manque de délicatesse que le pot de sauce soja se renversa et son contenu dégoulina entre les lattes de la table de pique-nique.
— On peut parler ? Ou je dois aller chercher Aysha pour ça aussi ?
— Qu’est-ce que tu veux ?
Il n’avait pas élevé la voix et cela suffit à rendre encore plus furieux Linus.
— Sérieusement ? On va s’ignorer encore longtemps ? Désolé, mec, appuya-t-il en se penchant en avant jusqu’à pouvoir compter les cratères sur le visage de l’autre. Je marche pas comme ça. À un moment il va falloir qu’on parle de ça. De nous. D’hier. Dans les toilettes. Où on a…
— Stop. Pas un mot de plus.
La mine de Linus s’étira et il jeta un coup d’œil appuyé par-dessus l’épaule de Dap. Ce dernier reconnut le rire de hyène de Jerry et toute la troupe du cinquième étage qui approchait de leur table.
— Pas ici, continua Linus.
— Ok, alors où ?
— Pas. Ici. Pas au bureau, surtout pas.
— Tu choisis, gronda Dap. Ça m’est égal, je peux juste… pas rester comme ça éternellement.
Linus eut un bruit de gorge moqueur.
— Je dois rester tard ce soir, j’ai beaucoup de travail à rattraper.
Il ferma et rouvrit les yeux. Il venait de remarquer des brochettes inconnues dans son plateau et son regard revint sur Dap qui hocha la tête.
— Oui. Ce sont les miennes.
— C’est une blague ? répéta Linus.
— J’ai bien peur que non.
— Très bien, très bien. Tu prends le tramway pour venir ici ?
— Et le métro au terminus.
— Je vois oui. Attends-moi à vingt heures là-bas au café de la gare. Il n’y en a qu’un seul tu ne peux pas le manquer.
Vingt heures ? Dap en avait encore pour une heure de trajet ensuite, il ne serait pas chez lui avant un moment, selon la durée de la discussion. Il était déjà épuisé de cette matinée alors tenir jusqu’à ce soir lui paraissait une torture. Linus ne réclama pas de réponse, il était trop tard de toute façon. Les autres débarquèrent, complètement ignorants de leurs propos et s’étalèrent sur les tables. Dap resta de longues minutes les bras croisés à fixer le pot de sauce soja qui coulait toujours sur la table. La main de Linus entra soudain dans son champ de vision pour le récupérer. Il poussa ensuite les brochettes de Dap dans sa direction. Dap leva la tête.
— J’y retourne, annonça Linus à la cantonade. Bon appétit tout le monde.
On lui répondit tout autour. Dap mangea face au vide laissé par Linus alors qu’à nouveau, les conversations reprenaient sans que personne ne cherche à l’inclure. Dap n’avait aucun mal à leur en vouloir, il n’avait pas la force de parler lui-même. Il mangea son repas en silence avec ses propres pensées.
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— Et c’est basiquement tout ce que je sais de la programmation. Voilà. Tu as le droit de me détester.
— Non, ça va, répondit Aysha après un court silence. Lydia m’avait prévenu que tu venais d’une formation courte. Tout est une question de logique, il n’y a pas de raison que t’y arrives pas plus qu’un type comme Jerry.
Dap rit de son premier vrai rire sincère de la journée. Après manger, Linus était parti en réunion et Dap s’était retrouvé de nouveau démuni et seul. Heureusement, Aysha l’avait aussitôt alpagué après son jogging et l’avait fait asseoir à côté de son bureau.
— Ce matin, tu disais que j’étais là pour t’aider.
— C’est le but de ta présence oui. Tiens si tu veux t’améliorer en Python, je te conseille ce tuto. Je te l’envoie sur le tchat.
— Merci, répondit Dap en tapotant sur son clavier où avait surgi le message d’Aysha. Le problème c’est que je risque de ne pas être efficace avant un moment.
— Lydia et Linus sont au courant. Surtout Lydia. Linus n’a pas dû voir passer beaucoup de CV, il a fait confiance à Lydia pour le recrutement.
L’après-midi étirait ses rayons dorés sur les baies vitrées de l’open-space plongeant les bureaux dans une douce léthargie. Beaucoup des voisins d’Aysha était partis en réunion. Le meilleur moment pour bosser au calme, d’après les dires d’Aysha.
Elle remit en place la figurine d’une guerrière en armure chromée pour que celle-ci capture l’éclat du soleil. Sur un de ses trois écrans, une fenêtre de conversation affichait un nombre de notifications qui allait en croissant depuis que Dap s’était assis à ses côtés.
— Tu veux prendre un café ? dit-il, ravi d’avoir pris si vite le pli de ce côté.
— Je n’aime pas le café. Mais je peux prendre un thé avec toi si tu veux.
— Tu me sauves. J’ai besoin d’une pause.
Ils s’assirent au bar de la cuisine, chacun devant sa tasse fumante et contemplèrent l’éclat blanc du soleil sur le capot des voitures dans le parking. Un vent léger relevait la cime des arbres derrière. Dap vit voler un sac en papier du japonais de ce midi et il se demanda quel imbécile n’avait pas ramasser ses détritus.
Aysha prononça le terme jeux vidéo et Dap se précipita dessus comme un chien sur un os. Il n’avait pas d’immenses connaissances en la matière mais savait tenir une conversation suffisamment intéressante pour ne pas penser à ce qui l’attendait ce soir.
— On était inscrits à un team en ligne avec mon ex sur Warriors of Danger, raconta Dap. On y passait nos soirées, c’était chouette. Maintenant qu’elle a déménagé à l’autre bout du monde, c’est un peu dur de se caler un moment pour jouer.
— Vous faites du longue distance ?
— Non pas du tout, on est séparés depuis des mois. Mais on est restés bons amis et on continuait à jouer en ligne malgré tout. Là, elle est en Nouvelle-Zélande donc avec le décalage horaire…
Aysha lui parla du jeu qu’elle codait à côté de ses heures de travail avec ses anciens potes de la fac. Dap trouvait très relaxant de l’entendre parler de ses projets avec une telle passion, même s’il avait beaucoup de mal à imaginer quitter son travail à dix-huit heures pour faire la même chose à la maison. Comme toujours, il émit sa pensée à voix haute et vit avec horreur Aysha se renfrogner à son commentaire.
— C’est pas ce que je voulais dire ! C’est encore très nouveau pour moi, ce métier, ce domaine… jusqu’à y’a un an, je savais même pas encore ce que j’allais faire de mes dix doigts.
— Ne t’inquiète pas, tu n’es pas le seul ici. Je ne cache pas vraiment mon côté nerd et à part Linus qui est un peu pareil, les autres font ce qu’on leur demande et basta. Chacun son truc.
Elle alla jeter leurs sachets de thé et Dap maudit sa stupidité. Il se répandit en excuses que la femme balaya d’un revers de main.
— Je t’ai dit de pas t’inquiéter, là, alors t’inquiète pas. Tiens, je t’ai pas demandé tu viens comment ? Si tu prends le tram, fais gaffe qu’à partir d’une certaine heure, les voies sont fermées pour travaux.
Puis la journée toucha à sa fin sans d’autres bouleversements pour les nerfs de Dap. Aysha partait en même temps qu’un autre groupe de collègues vers le tramway et Dap décida de les accompagner, quitte à attendre deux heures au café de la gare terminus. En ramassant ses affaires à son bureau, il remarqua que Linus n’était toujours pas revenu de ses réunions. Ou bien il était allé travailler ailleurs dans les locaux.
Le trajet d’une vingtaine de minutes en rase-campagne permit à Dap de s’épanouir plus facilement que huit heures enfermé dans les bureaux aseptisés de sa boîte. Il fit plus amples connaissances avec le reste de l’équipe, ceux qu’Aysha semblait le plus apprécié. Dap comprit pourquoi au vu des conversations et il eut l’impression de se retrouver avec son groupe d’amis.
Le terminus arriva bien trop vite à son goût, son cerveau, atrophié par cette étrange journée, mourrait d’envie de continuer à échanger avec eux. Mais beaucoup étaient de jeunes parents ou mariés et tous se hâtèrent vers leurs correspondances. Dap salua Aysha qui prenait le même métro que lui aussi, à regret. Il emprunta un souterrain pour atteindre les abords de la gare centrale, traversa l’immense parvis sous le tableau d’affichage et trouva enfin ce fameux café de la gare. L’horloge au-dessus de l’enseigne affichait dix-huit heures trente-cinq.
Dap s’assit à la place la plus isolée du café. Il passa commande d’une pinte de bière en précisant qu’il attendait quelqu’un, ce à quoi le serveur lui répondait qu’ils fermaient à minuit, avant de s’éloigner en traînant les pieds. Dap dégusta sa pinte en pianotant sur son téléphone, mais après une journée devant un ordinateur, le moindre écran lui donnait la nausée. Il tua le temps en espionnant la faune du café, du simple voyageur de passage avec sa valise qui avalait un expresso, aux familles nombreuses qui commandait à dîner, jusqu’au type solitaire devant son verre de rouge. De sa place, il pouvait voir une partie de la vitre qui donnait sur la gare. Vingt heures était presque là lorsqu’il vit sa silhouette se détacher de la foule. Le cœur de Dap lui remonta dans la gorge. Il n’avait pas menti et cette simple constatation lui enleva une partie du poids qui pesait sur son estomac.
Linus entra dans le café en saluant la patronne au bar et commanda un verre au serveur. Puis il fila droit jusqu’à la table de Dap avec un tel air décidé qu’il en aurait retourné les meubles sur son passage.
Arrivé devant la chaise en face de Dap, il s’arrêta et posa une main hésitante sur le dossier. Par-dessus sa chemise blanche, il portait un blouson en simili-cuir verdâtre, usé aux poignets et aux coudes.
— Tu n’es pas un tueur ?
— Quoi ? s’étrangla Dap.
— J’ai vérifié. Lydia m’a passé ton CV et m’a donné les dates de ton entretien, c’était au moins deux jours avant que j’annonce mon congé. Donc c’est sans doute un hasard, pas vrai ?
— Mais… bien sûr que c’est un hasard ! Tu crois que je stalke pour te tuer ?
— C’est si aberrant de croire ça pour un gay ?
Dap secoua la tête, encore plus perdu qu’en ce début de journée. Son état attira l’œil expérimenté du serveur qui s’enquit de sa commande à l’autre bout du bar et lui amena une deuxième pinte.
Linus avait fini par s’asseoir, buvant pour sa part une limonade au gingembre. Il se rejeta contre le dossier de sa chaise et fixa Dap de ce regard si transperçant qu’il semblait garder sous le coude pile pour ce genre d’occasions.
— J’étais à deux doigts d’appeler la police ce matin. Je croyais que t’étais là pour me tuer.
— La police, carrément ? Il t’est arrivé des trucs graves pour que tu sautes direct à ce genre de conclusions ? Je ne suis pas un putain de tueur.
Dap se ressaisit, il se laissait encore à exprimer le fond de sa pensée et la bière n’aidait pas.
— C’est un hasard, appuya-t-il en détachant chaque syllabe. Crois-moi, j’étais aussi halluciné quand je t’ai vu ce matin. Mais… promis, je t’ai pas suivi, c’est pas un canular ou une mauvaise blague. Hier au bar, je fêtais le fait d’avoir enfin décroché un boulot et c’est tout. Le reste, c’était juste… c’est arrivé.
Linus touilla sa limonade d’un geste lent. Il semblait retourner chaque mot de Dap dans sa tête. Lorsqu’il parut évident que seule la sincérité transparaissait dedans, il prit la parole :
— Oui, c’est arrivé point barre. Personne ne doit savoir au taf ce qui s’est passé. On risque gros, tous les deux.
— Je comptais pas le crier sur les toits, grogna Dap en tapant du pied sous la table. Après, ma réputation m’importe peu.
— C’est bien plus que la réputation, martela Linus. On risque notre job, tous les deux.
— Je sais, dit Dap de plus en plus en colère sur la tournure de la conversation. Bordel, tu crois que je suis qui au juste ? Un pauvre type qui va forcer un autre au chômage et le sortir du placard en prime ?
Linus fronça les sourcils et un tic nerveux souleva la commissure de ses lèvres.
— Tu te trompes. Ça fait quatre ans que je bosse chez eux et trois ans, onze mois et vingt-neuf jours qu’ils savent que je suis gay.
— Je pensais… ce qu’a dit Jerry ce matin.
— Jerry a débarqué il n’y a même pas un an et je l’ai entendu commenter les photos de mariage de Carole et Francès au troisième en disant que c’est quand même vachement drôle qu’elles se soient mariées en même temps. C’est un imbécile et ce sera le seul commentaire que je ferai au sujet d’un membre de mon équipe, asséna-t-il sans reprendre son souffle.
— Ce n’était donc pas une rupture ?
— Non, répondit Linus. Je suis parti en vacances, comme n’importe qui.
Dap ouvrit la bouche, incapable de répondre. Il avait préparé une série de questions en attendant Linus et maintenant la plupart tombaient à l’eau. Un silence bienvenu s’installa entre eux, leur laissant à chacun le temps de récolter ses pensées.
Dap s’exprima le premier :
— Je ne quitterai pas ce job. J’ai trop galéré pour en arriver là.
— Ton CV à trou le laisse entendre, oui.
L’ombre d’un sourire sincère passa sur les lèvres de Linus à la vue de la figure embarrassée de Dap. Il reprit :
— Je ne t’ai rien demandé de tel. J’y ai pensé, ajouta-t-il comme s’il semblait décidé plus que jamais à mettre Dap mal à l’aise. Mais non, ce n’est pas juste.
— Tu crois que c’est le destin ?
— Pardon ?
— Tu admettras que c’est quand même un hasard très mal foutu ? Enfin quoi, on se… on fait… et le lendemain, c’est mon tout premier jour à mon tout premier taf. Et c’est toi le boss. On croirait rêver ou à un mauvais coup du destin.
— Rien de tout cela, répliqua Linus d’un ton assuré. Juste une empilade de clichés sur d’autres clichés.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Reconnais que deux mecs gays qui se chopent dans les toilettes d’un bar, c’est tout ce qu’il y a de plus typique.
— Eh bien, je suis bi donc pas vraiment, ajouta-t-il en agitant l’index face à Linus.
Ce dernier mordit dans sa paille. Dap l’encouragea à continuer.
— Le petit gros timide et le grand plein de verve. Des types comme toi, j’en vois à tous les bars où je vais, il n’y a au final rien d’étonnant à ce qu’on finisse par se croiser dans un contexte différent.
Dap n’était pas certain d’adhérer à ses raccourcis et il le fit savoir d’une voix rendue pâteuse par la bière et la fatigue.
— Du coup, on a établi que je n’étais pas là pour te tuer, résuma Dap. Et qu’on était des clichés ambulants. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Rien. On est d’accord pour emporter ce secret dans nos tombes, non ? Ça me suffit, on peut s’en tenir là et retourner dans nos pénates. C’est pour ça que je ne voulais pas spécialement en parler, dit-il en aspirant les dernières gouttes de sa boisson. Je pensais que c’était assez explicite. Mais bon, pas pour tout le monde.
— Hey, hey. Attends.
Il attrapa le bras de Linus et la scène se figea. Dap pouvait sentir la pulsation du cœur de Linus dans son poignet, alors même que son visage devenait de marbre et que ses yeux lançaient des éclairs. Dap choisit de s’en moquer et avança la main jusqu’à serrer l’avant-bras de Linus.
— Si on continuait ?
— Continuait quoi ? murmura Linus sur un ton d’avertissement.
— Ça. Nous deux. En dehors des heures de boulot. Ou même… pendant.
Dap fixait le faciès de Linus sans cligner des yeux. Il savait qu’il revoyait la scène d’hier soir, par flashs peut-être, il savait que la sensation de la main de Dap sur son bras l’aiderait au moins à s’en rappeler. Linus prit une profonde inspiration. Ses doigts rejoignirent ceux de Dap et un par un, les décrochèrent de son bras.
— Ça ne serait pas une bonne idée.
— Mais tu y penses ? rétorqua Dap, les fesses au bord de sa chaise. J’ai pas détesté hier soir, je ne sais pas si j’ai été très… hum explicite à ce sujet. Je serais pas contre recommencer.
Linus émit à nouveau ce rire de gorge moqueur.
— Ce n’était pas non plus extraordinaire.
— Ah ?
— Mec, grinça Linus des étincelles cruelles au fond des prunelles, je t’ai laissé plusieurs fois prendre les commandes et tu n’as rien fait de bien exceptionnel. J’ai connu mieux et moins pataud.
— Faisons mieux dans ce cas.
Linus éclata de rire. La gare commençait à se désemplir à travers la baie vitrée, il ne devait pas être loin de neuf heures du soir. Dap ne songeait plus au temps qu’il lui faudrait pour rentrer, ni à son lit qui l’attendait. Toute son attention était concentré sur le type qui s’agitait sur la chaise en face de lui. Un type qu’il devait respecter comme son propre patron, et dont il mourrait d’envie de baiser avec.
— Tu es sérieux.
— Je suis sérieux, déclara Dap en même temps.
Il la vit, l’étincelle d’hésitation dans le regard de Linus. Une poigne de chaleur fouailla les entrailles de Dap. Il se redressa sur son siège, se demandant si les toilettes de ce café avaient une porte qui fermait bien.
Il devait avoir l’air trop affamé. Linus leva à nouveau les yeux au ciel et secoua la tête.
— Je ne peux pas croire le tournant de cette discussion. C’est non, bien sûr que c’est non.
— Ok.
Dap se rassit au fond de son siège, prenant de longues inspirations pour calmer le sang qui battait dans ses membres. Linus écarquilla les yeux, à nouveau ce demi-sourire sur les lèvres.
— Tu étais prêt à y aller ou je rêve ?
— Tu as dit non et ça me suffit. Je gère le reste comme je peux.
— De toute évidence. Voici pour ma limonade. Bonne soirée et à demain.
Les pièces tintèrent sur la table avant d’être happés par les doigts avides du serveur. Dap paya le reste en carte bancaire, sans prêter attention à autre chose qu’à la silhouette de Linus qui s’effaçait de l’autre côté de la gare.
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