Chapitre 9
— Je t'ai vu sur le quai, sur ton téléphone. Je me suis dit que t'allais appeler un taxi alors j'ai continué.
— Pas les moyens pour un taxi, grogna Dap.
— De toute évidence, c'est pour ça que j'ai fait demi-tour. J'avais un pressentiment de... Comment dire ?
— Stupidité ?
— Quelque chose dans ce goût là.
La voiture s'engagea dans la file qui remontait jusqu à l'autoroute. Partout où il regardait, Dap ne voyait que des formes sombres et des phares rouges et jaunes à travers la chape de pluie et de brouillard qui se levait.
Il remua sur les sièges, déjà trempés par l’eau sur ses vêtements. Il ouvrit la bouche, incapable de se décider sur quoi dire. Il voulait signaler qu'il était en train de transformer la voiture de son boss en piscine, mais il avait peur que ce dernier le jette sur le bas côté.
Linus renifla l'air et alluma le chauffage.
— Tu es trempé comme une soupe.
— Je sais, murmura Dap peiné. Les sièges euh... Tu n'aurais pas une serviette ?
— Dans le coffre. Hélas, soupira Linus. Ce n'est pas grave, la gare n'est qu'à dix minutes.
Dap resta parfaitement immobile, sentant chaque goutte dégouliner de ses cheveux, de ses doigts agrippés sur sa sacoche, jusqu'à ses chaussures qui suintaient par les semelles.
— Personne ne t'a mis au courant pour le tramway ? demanda Linus comme si de rien n'était.
— Si. Mais j'ai oub... Je n'ai pas vu passer l'heure.
Il passait déjà pour le roi des imbéciles auprès de son chef, il n'allait pas non plus lui faire croire qu'il avait la mémoire courte.
A sa grande surprise, Linus ricana. Il ne s'était pas départi de son sourire depuis tout à l'heure, ce qui agaça plus que n’embarrassa Dap.
— On dirait que tu es là depuis des mois, tu parles déjà comme moi ou Aysha.
— Lydia m'a demandé de finir des trucs.
— Ah bon ?
Linus tendit la main pour sentir la chaleur qui sortait de l'aération. Il fronça les sourcils et monta un peu plus la température.
— Je verrais avec elle lundi mais pour moi, tu n'avais plus rien à faire après seize heures.
— Ça ne me dérangeait pas, mentit Dap.
Il se tourna très légèrement sur son siège pour regarder le profil de Linus mais celui ci demeurait concentré sur sa conduite.
— C'est quoi ce bruit ? dit soudain Linus.
Ils restèrent silencieux, écoutant le ronronnement de la voiture, le glissement des essuies glaces et le klaxon lointain d'un autre véhicule. Dap prit une inspiration.
— C'est mes dents.
— Tes dents ? Tu as froid ? Même avec le chauffage à fond ?
— C'est rien, c'est juste que... Ahh... Ahhhhh !
Dap fut persuadé que son éternuement s'entendit trois files plus loin. Il déroula son corps tendu en avant et se retrouva le front appuyé contre le plat bord.
— Merde, chuchota-t-il pour lui-même.
— Ça va ? Tu as l'air malade ?
Dap balbutia ce qu'il s'était entendu répondre toute l'après-midi. Ces excuses furent vite interrompues par Linus.
— Tu es malade, grogna-t-il. Tu es en carton pâte ma parole, dix minutes sous la pluie et voilà comment tu te transformes !
Dap se redressa, conscient de chaque sursaut de douleur dans ses muscles. Il s'appuya contre le moelleux de son siège qui lui parut glacial avec ses vêtements trempés.
— Je tombe pas souvent malade. Ça va sûrement passer, non ?
Linus lui jeta un coup d'œil dans le rétroviseur mais Dap était trop concentré par la sensation de mal être qui naissait au creux de son estomac pour le remarquer. Il n'allait surtout pas vomir dans la voiture de son boss en plus de niquer ses sièges.
— Quelle ligne de métro tu prends ? Demanda Linus.
— La douze. Et la sept, répondit Dap d'une voix pâteuse.
— T'en as pour combien de temps ?
— Une heure. Une heure dix.
Il frissonna sous l'air sec et poussiéreux qui sortait de la ventilation.
— On peut éteindre ?
— Bien sûr. C'est quoi ton adresse ?
Dap cligna des yeux, détachant à regret son regard de la ligne pointillée de phares rouges et jaunes. Il venait de comprendre.
— C'est gentil mais... Pas besoin. Je peux prendre le métro.
— Certainement pas dans cet état, rétorqua Linus. Allume le GPS et rentre ton adresse. Ça ne me gêne pas, ajouta-t-il face à l'hésitation de Dap.
La lutte intérieure du jeune homme fut de courte durée. Il songeait aux rames de métro bondés, à la sensation des corps des autres se collant à sa personne trempée jusqu'aux os. Et il ne pourrait pas s'asseoir. Il avait l'impression d'être englué dans le siège de la voiture et même s'il claquait des dents et ressentait l'humidité du tissu, c'était un rêve douillet comparé aux transports en commun.
— Merci, murmura-t-il après avoir entré l'adresse dans le GPS.
— Ce n'est rien.
Linus s'engagea sur l'autoroute. Il suivait des panneaux que Dap ne pouvait voir et pendant un temps, le ronronnement de la voiture le berça.
Il se souvint d'un coup d'où il était et avec qui et se secoua pour garder l'œil ouvert.
— Toujours froid ? demanda Linus. J'ai éteint la ventilation.
— Ouais, je suis foutu c'est tout. La fièvre. Ça ne m'était pas arrivé depuis des années.
— C'est la clim, ça.
Linus tourna la tête dans sa direction et esquissa un sourire d'excuse.
— Dans les bureaux, la clim est toujours à fond car avec les vitres, ça devient vite une serre selon où l'on est assis. Selon l'heure aussi.
Il mit son clignotant et quitta la voie rapide pour s'engager dans la sortie qui passait par la gare. Dap vit le toit du vieux bâtiment se profilait derrière le pare-brise, puis s'éloignait, tandis que la voiture prenait la direction du centre-ville.
— Je ne suis pas donc le seul à être tombé malade au bout d'une semaine ? grimaça Dap.
— Hm peut-être pas au bout d'une semaine. Ou peut-être c'est la proximité des autres, on chope toute sorte de microbes à traîner avec Jerry.
— Et si on changeait de sujet ? marmonna Dap.
Il avait du mal à respirer. Sans ventilation, avec toute l'humidité qui s'installait, l'air dans l'habitacle devenait vicié. Dans son état, Dap percevait chaque battement de son cœur dans ses tempes. Il tira sur les manches de sa chemise trempée et retint un gémissement de dégoût à la sensation de sa peau humide et grelottante.
Linus perçut son trouble pour de la gêne et continua à sourire.
— Alors... cette semaine ?
— Oui ? dit Dap entre ses dents pour leur éviter de trembler.
— Comment était-ce ?
Dap se frotta les yeux pour se donner quelques secondes de contenance. Il avait du mal à croire à une telle question et se demandait si Linus la lui posait d'un point de vue professionnel ou plus personnel.
— Un peu difficile, dit-il avec prudence. Je ne m’attendais pas à autant de travail.
— Si tu en ramènes chez toi, ce n’est pas étonnant, répliqua Linus.
Il désigna la sacoche aux pieds de Dap d’un mouvement du menton. Dap s’attendit à ce qu’il réitère ses reproches sur le fait de travailler le soir, mais Linus n’en fit rien.
— Je ne sais pas si j’ai été très efficace. Ou même utile.
Linus prit son temps pour répondre.
— Difficile à dire en seulement une semaine. Mais si au bout d’un mois, ça ne te convient pas, tu peux toujours partir.
Dap ricana face à ces paroles abruptes ce qui lui valut un regard vif de la part de Linus.
— Ce n’est que de l’honnêteté.
— Bien sûr, dit Dap. Rien de personnel là-dedans ?
— Pas du tout, répondit Linus un peu trop vite et la conversation mourut sur ces mots.
Dap s’étira sur son siège et posa le front sur la vitre de la portière. Il n’était pas sûr d’avoir rendu la relation avec son chef plus franche ou plus tendue, et de toute manière, il n’était pas dans les meilleures dispositions pour y réfléchir. Le roulis de la voiture combiné au glissement régulier des essuies-glaces eurent raison de sa fatigue, et il somnola, les yeux dans le vague.
Une soudaine sensation de chaleur se répandit dans son corps et Dap crut renaître. Il ouvrit les yeux. Il s'était presque entièrement affalé sur son siège, ses genoux calés contre la boîte à gant. Une main toujours sur le volant, Linus étalait sur lui sa veste en cuir récupérée à l'arrière de la voiture. L'esprit de Dap était troublé par autant d'attention, aussi délicate soit-elle, chaque parcelle de son corps était trop pétrifié par la fièvre pour en conclure quoi que ce soit.
Le ton sec de Linus fit taire en lui toute mésentente.
— Tu as une sale gueule, mets ça en attendant. Il y a quelqu'un chez toi pour t'aider ?
— Non, personne ce soir.
Dap réalisa avec retard tout le sous-entendu que cette phrase laissait planer. Il ne pouvait détacher son esprit de la chaleur que la veste de Linus diffusait dans ses pauvres membres. Il battit des paupières.
— Ma mère et son copain sont là demain. Je ne sais pas... à quelle heure... ils passent, murmura-t-il.
Il crut entendre la réponse de Linus et il sombra dans un demi-sommeil à l'odeur de cuir mouillé.
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— Je peux rentrer chez moi, pas besoin de m'accompagner jusqu'à mon étage.
Linus haussa un sourcil sceptique.
— Je ne comptais pas le proposer, dit-il.
— Oh.
Dap se tenait à la portière côté passager, penché en avant par la vitre. Il avait rendu sa veste à Linus et restait debout au milieu des bourrasques qui s'engouffraient dans l'entrée de sa cour d'immeuble. Dap était quasi sec, il se sentait même reposé, et avec l'arrêt de la pluie, il en aurait presque proposé à Linus de boire un verre chez lui. Mais ce dernier ne l'entendait pas de cette oreille et entrait ses propres coordonnées dans son GPS pour revenir chez lui, sans prêter plus d'attention à Dap que s'il avait été un colis à déposer.
— Merci, dit Dap. Tu hum... tu me dis si tu veux que je paye pour l'essence ou euh...
— Tu ne vas pas payer l'essence, rétorqua Linus de ce ton sec et péremptoire qui mettait Dap mal à l'aise. Ce que tu peux faire, c'est me donner des nouvelles de toi demain. Par téléphone, ajouta-t-il face à la figure écarquillée d'étonnement de Dap. Pour que je sache si je ne dois pas me mettre à chercher ton remplaçant.
La raillerie passa par-dessus la tête de Dap. Il farfouilla dans sa sacoche pour attraper son téléphone, prêt à noter le numéro que Linus lui dicterait. Avant de se rappeler que son téléphone ne marchait plus.
— Je peux te noter mon numéro, proposa Linus en ouvrant sa boîte à gant à la recherche d'un papier.
— Et si je te donnais le mien ? Comme ça c'est toi, appuya Dap en braquant son regard dans les yeux de Linus, qui me contactera.
— Comment ferais-je une telle chose, avec ton téléphone mort ?
— Il fait ça des fois. Je vais le mettre à tremper dans du riz pour faire sécher la batterie. Au pire, j'en ai un vieux qui traîne. Deal ?
La lèvre de Linus se retroussa sur une grimace avant de parvenir à se maîtriser. La mine indéchiffrable, il tendit son téléphone à Dap qui entra son numéro en retenant son souffle.
— Parfait, faisons ça, dit Linus d'une voix un peu plus forte que d'habitude. Eh bien, passe une bonne soirée. Repose-toi bien.
— Encore merci.
— A lundi.
Dap se souvint vaguement avoir suivi la voiture de Linus jusqu'à ce qu'elle disparaisse au coin de la rue. Il était persuadé de se sentir mieux, prêt à fouiller ses cartons à la recherche de son vieux téléphone de lycée (à clapet, avec des stickers). Mais durant une seconde il était dans la rue, la suivante il se tenait au milieu de son salon, plus tremblant et fiévreux que jamais. Encore une minute plus tard, et il était dans son lit, tout habillé. Il roula sur lui-même pour se débarrasser de ses vêtements et dans le même mouvement, s'envelopper dans sa couette. Des rêves à base de portable ayant pris la pluie l'accompagnèrent, sans lui permettre de se reposer. Il parvint à se lever au milieu de la nuit pour jeter son téléphone dans un bol et vider un paquet de riz, avant de déposer le tout près de sa table de nuit. Cet acte suffit à apaiser son sommeil et il sombra dans la paix du travail accompli.
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