Chapitre 11
Jamais Dap n’avait autant redouté et attendu un lundi matin. Debout dans sa cuisine aux placards débordants d’un jeu tout neuf de casseroles, d’un wok plus large que l’évier, et d’une douzaine d’assiettes, de couverts et de verres ayant remplacé la vaisselle disparate du jeune homme, Dap buvait son café sans quitter son téléphone des yeux. L’écran était éteint et à part pour vérifier l’heure de temps à autre, Dap ne l’avait plus consulté depuis qu’il s’était endormi hier soir.
Il allait mieux, c’était certain. La fièvre était passée samedi soir, décidant Anne et Rémi à quitter son domicile, non sans lui avoir fait jurer dix fois qu’il appellerait en cas de soucis. Dimanche, son corps n’avait fait qu’un avec sa couette et il l’avait passé à se reposer devant des vidéos de « Rémi vous dit », à manger les plats faits par Rémi et surtout, surtout…
Le café lui brûla la langue mais Dap n’en avait cure. Il tripota son téléphone en descendant les escaliers, sur le trajet jusqu’au métro, et dans la rame-même, serré entre un homme en costard qui lisait son journal en grand, et des étudiants d’art avec leurs cartons à dessin. Ce ne fut que dans le tram alors qu’ils roulaient à travers les champs au milieu desquels séchaient de grandes mares d’eau, que Dap se permit d’allumer son téléphone et d’ouvrir la fenêtre de conversation qui l’avait tant occupé ce week-end.
La merveilleuse technologie qu’était son smartphone lui informa qu’il avait échangé pas moins de cinquante-trois messages avec Linus. Dap se demandait vaguement la signification d’un tel chiffre, tout en déroulant la conversation. Il y avait beaucoup de liens, vers des vidéos youtube ou des musiques. Après les « Rémi vous dit », Dap avait fait connaître à Linus quelques chaînes de son cru, la plupart sur le cinéma et la musique. Au début, les réponses de Linus demeuraient très vagues jusqu’à ce que Dap réalise que ce dernier regardait chacun des liens et les commentait. Il avait fini par lui envoyer son plaisir coupable : la chaîne youtube d’une américaine qui lisait des fanfictions écrites par des adolescentes, mêlant pour la plupart des boy’s band dans toutes les situations possibles et imaginables.
La réponse de Linus, quelque part vers minuit, avait empêché Dap de dormir pendant plusieurs heures.
Linus : En fait, tu es un mec bizarre. Vraiment bizarre.
Dap avait attendu le petit matin pour lui répondre et désormais dans le tram, il relisait la suite de leur conversation. Fini les liens youtube et autres conseils musicaux. Linus lui avait fait part de ses activités du week-end : il restaurait de vieux ordinateurs, donnés ou récupérés, pour ensuite les offrir à des associations. Dap songea à Aysha qui passait ses heures hors boulot à coder son jeu. Il était encore à des kilomètres d’atteindre le niveau de passion de ces deux-là. En dehors de ça, Linus rendait souvent visite à son frère, sa femme et leurs deux enfants. Il apprenait le code à la plus grande, et apportait à chaque fois, un nouveau jeu de société à leur faire découvrir. Dap en aurait fondu d’admiration.
Dap : tu occupes donc tes week-end à faire du bénévolat et à être un super oncle ? Trop bien. Moi j’en suis à trois cent vidéos visionnés sur des fanfics des One Direction. C’est désespérant !
Linus : chacun son truc.
Un deuxième message suivait aussitôt.
Linus : mais oui, c’est désespérant.
A la lumière crue du lundi matin, l’humeur de Dap était partagée entre l’amusement et une certaine méfiance. Il était le premier à détecter les moqueries, cet abruti de Jerry n’avait pas fait long feu pour descendre dans son estime, mais lorsqu’il s’agissait de sa propre personne, Dap était terriblement niais. A la lecture de ces messages, il se demandait s’il n’avait pas encore plus terni son image aux yeux de son chef. Un frisson d’appréhension remonta sa colonne vertébrale alors qu’il arrivait à son arrêt. Même si ce n’était pas le cas… personne ne pouvait se montrer aussi familier avec un collègue de travail au bout d’une semaine. Dap serra son portable dans sa poche. Imbécile, imbécile, imbécile. Non content d’avoir couché avec son futur chef, une semaine auparavant, voilà qu’il avait passé le week-end à… flirter avec lui par SMS. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond dans sa tête à la fin ? Il avait beau relire les messages de Linus dans un sens ou dans l’autre, il n’y avait pas la moindre trace de réciprocité dedans. Linus se contentait de répondre aux questions d’un collègue un poil trop curieux et s’était, par pure politesse évidemment, intéressé à sa santé après l’épisode de vendredi.
Flo lui avait dit un jour, que Dap était capable de comprendre une personne en une seule rencontre. Jamais pourtant Dap n’avait autant souhaité à la fois avoir raison et avoir tort au sujet de son chef.
— Salut Blaise, dit-il dès que les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. T’as passé un bon week-end ?
Le secrétaire mit moins de temps que prévu pour répondre, comme s’il avait entraîné sa personne à arrêter tout travail quand Dap était dans les environs. Il reposa ses bras de part et d’autre de son clavier.
— Très bien. Et vous ?
— Malade à en crever mais ça va mieux. Et par pitié, tutoie-moi, tu me donnes dix ans de plus avec ton « vous ».
Blaise hocha la tête, grattant distraitement son avant-bras gauche. Dap attendit non sans espoir que le secrétaire se montre un peu plus prolixe, mais il n’en fit rien.
— Ok, dit Dap. Je viens te chercher pour le café plus tard ?
L’expression de Blaise parut signifier « s’il le faut vraiment » et Dap retrouva un semblant de sourire. Il longea les bureaux de l’open-space, se sentant malgré tout satisfait d’être encore présent pour cette deuxième semaine. Il n’avait pas craqué et au vu de son passif, c’était une victoire.
Son enthousiasme se retrouva balayé aussi vite qu’il était venu lorsqu’en arrivant au fond de l’open-space, il ne vit pas son bureau. Le ficus de Linus trônait près de la fenêtre, entouré par les piles de dossier, mais de la chaise et du bureau d’écolier de Dap, il n’y avait plus trace. Le jeune homme sentit ses entrailles se liquéfier, incapable d’écouter la voix de la raison qui lui assurait que personne ne pouvait le virer sans le prévenir, et il resta de longues secondes paniqué à chercher son bureau des yeux. Jusqu’à ce qu’un raclement de gorge lui fasse tourner la tête.
Accroupi entre deux rangées de bureaux, Linus la saluait. Il tenait un câble d’alimentation à la main et le faisait passer entre les tables pour le connecter à un écran.
— Bonjour, dit Linus de ce ton toujours aussi mesuré et calme. Tu arrives tôt, je n’ai pas fini d’installer.
— Installer ? Installer quoi ?
— Ton nouveau bureau.
Linus tira un coup sec sur le câble avant de s’écarter. Il poussa devant lui une chaise, celle de Dap, et posa sur la table le carnet de ce dernier.
— J’ai vérifié, dit-il ignorant l’air ahuri de Dap, la clim ne souffle pas au-dessus de cette place. En plus, tu es juste en face d’Aysha, ça sera plus pratique pour discuter.
Il désigna une petite boîte noire au milieu des deux écrans qui trônaient sur la table.
— Tu peux brancher ton ordinateur portable et tu auras trois écrans comme ça. Crois-moi, c’est mieux pour travailler.
— Ok, croissa Dap en recouvrant peu à peu ses sens. Super.
— Oui, fit Linus et il s’essuya les mains sur son pantalon. Ça va mieux au fait ? Tu as encore de la fièvre ?
Dap secoua la tête. Linus lui assura à nouveau qu’à cette place, il craindrait moins la clim mais il lui conseilla de faire des pauses régulières pour ne pas attraper froid à nouveau. Il retourna ensuite à sa propre place, comme si de rien n’était, laissant à Dap tout loisir de s’installer sur son bureau flambant neuf et à taille humaine.
Dap sortit son ordinateur portable, le brancha à la boîte noire, admira son fond d’écran se dupliquer sur les deux autres écrans, ouvrit sa messagerie, les projets, tout ce qu’il savait faire de manière automatique en même pas une semaine, puis réalisa soudain, l’absence de vent froid dans sa nuque. Cette stupide clim soufflait encore autour de lui et c’était une brise comparée à la poigne glaciale qu’il avait subi durant une semaine.
Il soupira d’aise, avant de se rappeler qu’il n’avait pas remercié Linus. Ça pour parler des pires vidéos d’internet il était bavard, mais pour bredouiller un simple remerciement à un tel acte de bienveillance, il était sans doute pire que Jerry. Dap se retourna, prêt à se lever de son siège.
Le dos rond, penché sur son clavier, Linus tapait un long mail sur son ordinateur, l’air préoccupé. De sa place, Dap vit que l’en-tête portait la date du vendredi et la signature du directeur de la boîte. Il avait vu passer une bonne douzaine d’emails similaires lors de l’incident de la semaine dernière. Dap se ravisa aussitôt, désireux de ne pas déconcentrer son chef. Mais il fut incapable de concentrer sur autre chose aussi, maudissant sa mère qui l’avait éduqué à être poli, il décocha son téléphone, ouvrit la conversation avec Linus et écrivit un simple et sobre « Merci ».
La sonnerie du portable de Linus tinta cinq secondes après dans tous les bureaux. Dap se figea, horrifié. Sans quitter son écran du regard, il perçut l’agacement de Linus alors qu’il piochait son téléphone dans son sac. Une seconde de silence, deux secondes. Il y eut un bruit de papier froissé, le frottement d’un crayon puis Dap reçut un projectile en plein sur le clavier.
Il déplia la boule de papier et lut « De rien. ».
Sans nul doute, Dap devait être le seul employé de tous les locaux à être aussi ravi d’être lundi.
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