Nouvelle-Orléans, Quartier du District, nuit du dimanche 3 au lundi 4 janvier. Gilbert.
Gilbert Aubrac était l'incarnation même de la discrétion. Petit, bedonnant, doté d'un physique quelconque, il passait inaperçu partout où ses pas le portaient. Aussi, l'agent de faction faillit-il ne pas le voir lorsqu'il franchit le cordon qui interdisait l'accès à la scène de crime. Le Policier lui barra le chemin.
— On ne passe pas Monsieur. C'est interdit.
Le petit homme le toisa, cigare en main, fouilla sa poche intérieure et exhiba sa carte.
— Inspecteur Principal Aubrac. Criminelle.
— Oh pardon Inspecteur, je suis nouveau ici.
— Y a pas de mal. Vous êtes arrivé quand ?
— Il y a trente minutes à peine, Inspecteur.
— Non, je veux dire ... arrivé quand ici, à la Nouvelle Orléans ?
— Ah pardon, une semaine à peine.
— Bon eh bien, bienvenue, mon garçon. Vous commencez fort, fit-il en désignant le dispositif de bouclage.
— Oui, sacrée soirée, fit l'homme en soulevant le ruban. Allez-y Inspecteur. Le légiste est déjà là.
Aubrac n'eut pas à se baisser beaucoup pour passer sous le bras du jeune agent. Il pénétra dans l'établissement. Le bordel affichait un certain standing. Des filles, presque exclusivement caucasiennes et quelques asiatiques y officiaient sous l'œil vigilant d'Isabel de Fontenoy, la "Barone". Parisienne jusqu'au bout de ses ongles interminables, elle ne l'était pourtant qu'en apparence, n'ayant jamais mis les pieds dans la capitale ni même en métropole. Et en lieu et place de sang bleu, coulait dans ses veines une part non négligeable de sang asiatique. Elle incarnait le dommage collatéral d'une histoire d'un soir entre une malheureuse gamine tonkinoise rêvant de quitter son trou et un fonctionaire français un peu baratineur. Un officier de la marine royale l'avait ramassée dans un bordel au Tonkin et s'en était entiché. Il l'avait prise sous son aile et, dix ans plus tard, l'avait embarquée avec armes et bagages quand il fut nommé Commandant de la Garnison de Bâton Rouge. Mais les années passant, le coquin s'en était lassé et l'avait quittée pour une jeunette, la laissant sans le sou.
Certains ne connaissent pas leur chance, pensa Aubrac. Isabelle portait ses cinquante ans avec une grâce et une classe peu communes. Grande, élancée, une taille si fine qu'elle en paraissait irréelle, des seins menus mais fermes. Ses cheveux d'un noir de jais et ses yeux noirs en amande trahissaient ses origines. On n'en discutait cependant jamais en sa présence. Aubrac se plaisait d'ailleurs à la conforter dans son image fabriquée de toutes pièces, lui donnant du Madame la baronne en public et se plaisant à jouer son jeu raffiné et délicat. Il la connaissait depuis une dizaine d'années et avait appris à l'apprécier quand il servait aux mœurs, autant pour sa remarquable intelligence que pour la façon dont elle traitait ses filles.
— Inspecteur ! le héla-t-elle quand elle l'aperçut entre deux policiers en uniforme.
— Madame !
Il lui saisit la main et se fendit d'un très formel baise-main. Elle paraissait terriblement lasse.
— Ils sont en haut. La chambre blanche, tout au fond.
Elle n'en dit pas plus.
Il gravit les marches, et faillit percuter un grand gaillard en s'engouffrant dans le couloir.
— Ah merde ... pardon Patron, fit l'homme.
Philippe Dumont, Inspecteur de son état, officiait en tant qu'adjoint direct d'Aubrac. Force de la nature, regard franc et allure avenante, il était à l'opposé de son chef. Il était difficile de ne pas le remarquer, tant il occupait l'espace. À tout juste trente ans, il était promis à une belle carrière et Aubrac se disait qu'un jour ou l'autre, il lui faudrait le laisser s'envoler.
— Je vous rejoins, lança-t-il. Un truc à vérifier. De la main, Aubrac lui indiqua de ne pas se formaliser, traversa le couloir et pénétra dans la chambre.
— 'soir Doc.
Le légiste releva la tête, lui fit signe de la main mais n'interrompit pas sa tâche pour autant.
— Putain, fit Aubrac.
L'homme qui gisait nu dans le lit ne coquinerait plus jamais avec la moindre donzelle. Etendu la tête en arrière, les bras en croix, on l'avait saigné comme un animal à l'abattoir. Une entaille profonde, béante, courait depuis l'arrière du cou jusqu'à la pomme d'adam. Les quatre murs blancs comme neige et le plafond étaient maculés de sang. Non pas d'éclaboussures, comme on aurait pu s'y attendre à la suite d'un crime sauvage et violent. Des traces plutôt, comme appliquées au pinceau. Ou à mains nues.
Le légiste dut lire dans ses pensées lorsqu'il annonça :
— Le type qui l'a saigné s'est amusé à refaire la déco. La carotide, ça pisse mais ça ne dessine pas des lignes droites sur les murs. Pas sur les quatre en tous cas.
— Une mise en scène ? fit Aubrac.
— Peut-être. Et puis il y a ça, fit-il en indiquant la tête.
Elle était difforme, recouverte de .. de quoi au fait ?
— Merde ! C'est quoi ça ? On lui arraché la langue ou quoi ?
Le médecin secoua la tête en signe de dénégation et pointa du doigt le bassin de la victime.
Le Policier eut un haut-le-cœur quand il comprit. L'assassin avait découpé les parties génitales de sa victime et les lui avait enfoncées dans la bouche.
Mais il n'était pas au bout de ses surprises. La longue carcasse filiforme, les petites lunettes rondes, la moustache ...
— Charles-Henry de la Minaudière, le directeur du pénitencier ...
— Sous-directeur, corrigea le Doc.
***
— Au moins, la cause de la mort est évidente, fit Aubrac.
— Peut-être pas si évidente que ça, rétorqua le Doc.
Il marqua un temps avant de poursuivre.
— C'est l'incision dans la carotide qui a provoqué le décès. Il était déjà mort quand on lui a tranché le sexe et les bourses. Quelque part, heureusement.
— Déjà une idée de l'heure ?
— Je dirais entre une et deux heures du matin.
Dumont fit irruption dans la pièce.
— La fille est en état de choc. On en tirera plus rien ce soir, marmonna-t-il.
— La fille ? fit Aubrac.
— Oui, celle qui était montée avec lui.
— Elle a vu quelque chose ?
— Probablement. Mais elle est très confuse, limite incohérente. Elle est montée ici avec la victime. Un de ses "réguliers" si j'ai bien compris, il lui avait pris la nuit. Ils ont fait ... enfin, ce qu'ils avaient à faire, puis elle s'est endormie. Ou le contraire, elle radote un peu. Ce qui me paraît clair, c'est qu'à un moment elle a découvert la scène. Et hop, branle-bas de combat.
— On aurait fait tout ça sans la réveiller ? Ridicule.
— Ouaip Inspecteur. Et elle avait pas mal de sang sur elle.
— Ses vêtements ?
— Elle était à poil.
Le Doc relève la tête avant de s'en mêler.
— Je l'ai examinée. Elle en avait sur le corps. Des éclaboussures.
— Ses mains ?
— Rien.
— Bon. Je veux voir ça.
— On l'a autorisée à se doucher. Ça craignait, fit l'agent.
— Putain ! lança Aubrac, furieux. Vous auriez pu m'attendre.
C'est le légiste qui le rassure.
— On l'a bien sûr photographiée avant, sous toutes les coutures.
— OK, c'est bon, fait Aubrac. Je veux les photos demain. Et je veux la voir avant qu'on la remballe.
Il laissa là le Doc et descendit au rez-de-chaussée.
Bon point pour l'équipe, ils avaient isolé la fille. Il la trouva prostrée sur un canapé du petit salon où la barone avait pour habitude de recevoir ses visiteurs. Pas un lupanar bien sûr, juste un petit boudoir où elle discutait affaires, arrangeait des rendez-vous ou rencontrait des connaissances. Aubrac et elle y avaient l'une ou l'autre fois partagé un café, à l'occasion d'une enquête.
La fille, très jeune, serrait autour d'elle une couverture passée sur ses épaules. Une chrysalide dans son cocon, pensa le flic. Elle releva la tête quand il s'agenouilla auprès d'elle. Elle avait pleuré, beaucoup, ses yeux rouges et gonflés en témoignaient.
— Comment tu t'appelles ? fit-il doucement.
— Lilas, répondit-elle en reniflant.
— Lilas, tu connaissais bien monsieur de la Minaudière ?
— Un peu oui.
— Un peu ?
— Il venait nous voir de temps en temps, le dimanche. Quand il venait à la Nouvelles-Orléans.
— Nous ? Tu veux dire toi ?
— Souvent moi. Oui. Pas toujours.
— Tu veux dire qu'il voyait d'autres filles aussi ?
Elle renifle.
— J'imagine, oui.
— Toujours ici ?
— Oui, enfin, je crois. J'sais pas.
— Comment ça s'est passé cette fois-ci ?
— Bien. Jusqu'à ...
Il l'interrompit.
— Non, je veux dire, comment vous êtes-vous retrouvés ? Dans la rue ? Ici ? Tu savais qu'il viendrait ?
— Oui, fit-elle d'une voix cassée. Il m'avait envoyé un câble. Il disait qu'il serait là dimanche à vingt-deux heures.
— Là, tu veux dire ici, à ... l'hôtel.
— Oui.
— Tu as encore ce télégramme ?
— Non. Je l'ai donné à Madame.
— Où l'as-tu retrouvé ? Ici ? Dans le hall ? En haut ?
— Dans la chambre. J'avais l'habitude de l'attendre dans la chambre.
— Laquelle ?
— La blanche. Toujours la blanche.
Aubrac pose un silence, pensif.
— Et tu n'as rien vu ? Rien entendu ? Rien remarqué de spécial ?
— Non. J'ai déjà dit tout ça.
Elle recommence à pleurer, sans un bruit.
— Comment était-il quand il est arrivé ?
— Gentil.
— Non, je veux dire, il avait l'air nerveux ? Inquiet ? Il transpirait ? Y avait pas quelque chose d'inhabituel dans son attitude ?
— Non. Il transpirait un peu. Mais c'est normal, non ?
Elle renifla, se moucha bruyament avant de relever la tête.
— Peut-être que ...
— Peut-être que ?
— Je l'ai pas dit à votre collègue ... y m'avait pas posé la question. Mais oui, y avait un truc pas habituel.
L'inspecteur se redressa, toute ouïe.
— Quand on se voyait, il était toujours gentil avec moi. Parfois c'était chaud-chaud, mais il était plutôt doux. Avec moi en tous cas. Enfin, doux, c'est relatif. On dit attentionné je crois.
Elle marqua une pause.
— Et ?
— Et là, il était ... heu ... sauvage.
— Sauvage ?
— Oui. D'habitude il s'occupait bien de moi, la plupart des clients ne font pas ça. Ils viennent juste pour prendre du bon temps.
— Tu veux dire qu'il se souciait de toi ?
Elle opine du chef avant de poursuivre.
— Oui. Avec lui, j'aimais bien.
— Et ? Ce n'était pas le cas ce soir ?
— Non.
— Explique ...
— Quand il est arrivé, il m'a à peine adressé la parole. Il a tout de suite voulu commencer. Il ne s'est pas occupé de moi. Et il m'a ... il m'a prise très violemment.
— Violemment ? Il t'a frappée ?
— Oh non ! s'exclama-t-elle. Ce n'est pas son genre. Mais il m'a fait l'amour sauvagement. Comme un animal.
— Il ne l'avait jamais fait ?
Elle hésita.
— Pas avec moi en tous cas. Pas comme ça.
— Avec d'autres filles ?
— Peut-être. J'sais pas.
— Merci Lilas. On se verra demain.
Il se releva. Pas très loquace, la gamine, pensa-t-il. Mais pas aussi chamboulée que ce que prétendait son auxiliaire. Quand il le retrouva dans le hall, il lui en fit part.
— Avec moi, elle radotait carrément, se défendit son subordonné. Tout ce que j'ai pu en sortir c'est des "c'est pas moi, c'est pas moi".
— Normal non ? lui rétorqua Aubrac. On la laisse rentrer. Qu'elle ne quitte pas la ville. Et je veux un interrogatoire poussé demain après-midi. D'ici-là elle ne bouge pas. Je veux tout savoir. Quand il est arrivé, par où, ce qu'ils ont fait, comment ils l'ont fait ... tout.
— Ca promet d'être croustillant, lança le jeune policier, goguenard.
— Rigole pas. C'est sérieux. Demande à Lebrun de s'en charger.
Il n'avait pas trop envie de se perdre dans des détails glauques avec une gamine qui aurait pu être sa petite fille. Il viserait ça depuis la glace sans tain.
Le Doc descendait l'escalier. Une idée traversa l'esprit du vieux policier.
— Doc, vous pourriez l'examiner ?
— Je l'ai déjà fait.
— Refaites-le. Pour moi.
— Une piste ?
— Pas vraiment. Je ne vois pas cette petite saigner un mec et se livrer à pareil rituel. Et puis ses mains sont blanches comme neige. Mais je ne peux pas croire qu'elle n'ait rien vu, ni surtout entendu. Ou plutôt je n'arrive pas à le comprendre.
— C'est clair. Je cherche des traces d'injection, c'est ça ?
— Ouaip. Vous pouvez aussi prélever ce qu'elle a bouffé ?
— Je peux lui faire un prélèvement gastrique. Vous venez de gâcher sa fin de nuit. Et la mienne.
L'inspecteur leva les bras, en signe d'impuissance, tandis que le médecin, résigné, se dirigea vers le boudoir. Aubrac l'interpella à nouveau.
— Ah, Doc ... il y a quelques temps vous m'aviez parlé de ces analyses sanguines ...
— Oui ?
— Vous pourriez lui prélever un échantillon de sang ?
— Pour quoi faire ? On a pas l'équipement pour ce genre de procédure ici. Faudrait envoyer le tout à Québec, voire à Paris. Ca prendra un temps fou.
— C'est rien. Prélevez-moi cet échantillon. On verra plus tard.
***
Assis dans le boudoir, il remettait en ordre ses notes. Le jour pointait quand la baronne pénètra dans le petit salon, deux tasses de café fumant à la main. Elle en posa une devant lui et s'assit dans le fauteuil en vis-à-vis. Il releva la tête et la remercia. Même épuisée, elle était toujours aussi belle, se dit-il. Elle trempa les lèvres dans son café avant de murmurer.
— Quelle soirée ... quelle nuit.
Elle venait de passer une heure à lui dire tout ce qu'elle savait. En un mot, rien. Elle n'en revenait d'ailleurs pas de n'avoir rien vu, rien entendu. Comment l'assassin avait-il pu pénétrer les lieux sans qu'elle s'en rende compte ?
— Peut-être qu'il y était déjà avant que la victime n'arrive, marmonna le policier. Planqué.
Silence.
— Lilas m'a laissé sous-entendre qu'il voyait parfois d'autres filles. Lesquelles ?
— Oui. Ca leur arrivait. Blanche, Carmine ...
— Il faudra que je les interroge. Tu me les gardes ici jusque cet après-midi ?
— Bien sûr. Mais rends moi service, évite que ça ne s'ébruite trop ... c'est un coup à me faire mordre la poussière, ça.
— Je verrai ce que je peux faire. Mais tu sais à quelle vitesse la rumeur court ici. On essaiera quand même de faire en sorte de contrôler les journaleux. Pas trop envie de générer un vent de panique dans la populace.
Aubrac goûta son café. En public, il ne se serait permis la moindre familiarité avec Isabelle, mais seuls, ils étaient à tu et à toi. Elle avait le don de l'apaiser.
Il sursauta.
— Merde, qu'est ce que t'as dit juste avant ?
— Quoi ? "Bien sûr" ?
— Non. Avant ça. Blanche ... Carmine ...
Son esprit épuisé peinait à aligner les idées.
— Tu as dit "ça leur arrivait". Ça leur arrivait à Blanche et à Carmine ?
— Mais non. Ça leur arrivait à eux. Minaudière et Lilas. D'inviter une autre fille.
— Putain ! lança-t-il, furieux.
— Qu'y a-t-il ?
— La petite s'est bien foutue de ma gueule. Quand je lui ai demandé s'il voyait d'autres filles, elle est restée très vague. Genre "c'est ses affaires et j'en sais rien". Pourtant, s'ils s'envoyaient en l'air à trois, elle devait forcément en connaître tous les détails !
Annotations
Versions