Le bayou
La barque glissait paresseusement sur un des nombreux méandres du Missisipi. Dans le bayou, les marécages et la végétation luxuriante constituaient une barrière supplémentaire, contribuant à maintenir la température un peu au-dessus de zéro. Mais l'humidité omniprésente s'infiltrait partout, si bien que la sensation de froid n'en était en rien atténuée. Bobette grelottait. Tant qu'à faire, elle préférait l'air glacial mais sec qui régnait à la surface du fleuve. Recroquevillée à l'avant de l'embarcation, avec pour seul vêtement la gabardine rêche que son ennemi lui avait passée autour des épaules, elle ruminait, tentant d'établir la conduite à tenir.
Elle ne se faisait aucune illusion sur son sort. Johan-Ferdinand avait litérallement avoué le meurtre de Charles-Henry de la Minaudière. Il n'avait donc aucune intention de lui laisser la vie sauve. Il avait émasculé sa victime par plaisir, par contrariété aussi. Elle avait remarqué son érection quand il la torturait dans ce lieu qu'elle était incapable de situer. L'allemand l'avait cagoulée et jetée à l'arrière d'une charette pour l'en extraire. Mais ils n'avaient roulé qu'une quinzaine de minutes avant de parvenir au port. Il l'avait donc fort probablement séquestrée en pleine ville.
Ses bras la faisaient souffrir. L'homme lui avait menotté les mains dans le dos. Si seulement elle pouvait exploiter un moment d'inattention, elle pourrait tenter de faire passer la chaîne par-dessous ses pieds. Mais le trio glissait sur l'eau, chacun assidu à sa tâche. Otto ramait. Johan-Ferdinand ne la quittait pas des yeux. Et elle se contentait de guider l'embarcation. Ils seraient vite rendus à destination, elle n'avait pas pu se permettre de trop s'enfoncer dans les terres quand elle était veue planquer l'amulette. Ni d'opter pour un itinéraire complese, sous peine de ne pas pouvoir elle même retrouver la cachette. Mais les repères qu'elle avait laissés étaient intacts, elle n'aurait aucun mal à y parvenir. Elle n'avait eu qu'à baliser le chemin comme on le lui avait appris dans les unités spéciales, au Tonkin. Dans une autre vie. Une autre époque.
— Il faut prendre le bras ici, juste à gauche de l'arbre mort ...
— Combien de temps encore ? fit von Herpzmel.
— Dix minutes. Environ.
L'allemand se rapprocha d'elle.
— Tu as froid ?
— Non.
Il rit.
— Dommage. Dix minutes, c'est un peu court. J'aurais pu te réchauffer.
— Si j'en juge par votre performance dans la calèche, vous pourriez le faire en deux minutes à peine.
Il la fixa, mauvais.
— Surveille ton langage. Ta vie ne tient qu'à un fil.
Saisissant l'un de ceux qui pendait le long de ses chevilles, il ajouta :
— Deine Fotze auch ! (1)
Il éclata de rire.
— N'aie pas peur, Schatz (2). Tant que tu fileras droit, je n'ai aucune raison de te rappeler à l'ordre. Mais si je dois le faire, ça fera très mal, c'est sûr.
Elle lui lança un regard noir, il crut bon d'ajouter :
— Je sais ce que tu penses. Et tu as raison. Je te tuerai quoi qu'il advienne. Mais si tu me retrouves cette amulette, je te promets que je le ferai proprement. Très proprement. Dans le cas contraire, ton agonie sera ... une oeuvre d'art pour moi. Un abominable calvaire pour toi. Bien pire que pour le sous-directeur.
Elle ne répondit pas.
— Tu comprends, tu es si ... belle. Pour moi, c'est bien plus excitant. Il y a tant de choses que j'aimerais expérimenter avec toi. Pardon, sur toi.
Il se redressa.
— Alors tu as le choix. Une balle entre les deux yeux. Ou la dissection. A vif, bien sûr.
— On arrive, annonça-t-elle. Il faut accoster là, contre cette mangrove. Je l'ai cachée à l'intérieur d'une racine creuse.
— Lequel ?
— C'est un peu plus loin. Il faudra finir à pied, la barque ne passera pas entre les branches.
Il la dévisagea, méfiant.
— Tu joue avec le feu.
— Il n'y a pas d'autre moyen. Il faut descendre dans l'eau. Enlevez-moi ces menottes et j'irai la chercher pour vous.
— Pas question que je t'enlève tes bracelets.
— D'accord. Mais attachez les alors plutôt devant que dans mon dos. Je me débrouillerai.
— Je sais ce dont tu es capable. Tu gardes bien tes pattes fermement attachées dans ton dos. Otto ira avec toi, il t'aidera.
Ils amarrèrent la barque à un tronc, l'allemand se tourna vers son acolyte.
— Otto, du gehst mit die kleine Schlampe (3).
— Aber Herr Hauptmann, ich kann nicht schwimmen (4) !
Otto était manifestement effrayé.
— 's macht nichts. Du hast boden unter den Füssen (5).
Il se tourna vers Bobette, aboya :
— Dis-le lui !
Elle acquièsça, rassura Otto. Le coeur de la jeune femme battait à se rompre : le gros allemand ne savait pas nager ! Et si c'était sa chance ? Tandis qu'Otto se déshabillait, elle se débarrassa de sa veste d'un mouvement d'épaule. Elle était entièrement nue. Le barbouze, lui, avait juste gardé son caleçon. Les deux homme la saisirent chacun par une aisselle et entreprirent de l'immerger. L'eau était glacée, elle en eut le souffle coupé. Elle en avait jusqu'au milieu du ventre. Otto, rassuré, descendit à ses côtés.
— Donnerweter, es ist scheiss kalt (6) !
Il lui fit signe de passer devant. Ils avancèrent avec difficulté entre les racines, leurs pieds s'enfonçant jusqu'aux chevilles dans la vase. Par deux fois, elle perdit l'équilibre et s'étala de tout son long dans l'eau saumâtre. Otto la redressait d'une poigne de fer. Elle n'eut aucun mal à retrouver le repère qu'elle avait placé, une grosse semaine auparavant. La souche creuse devait donc se trouver exactement ...
— Là ! s'écria-t-elle.
Otto se porta à sa hauteur.
— C'est là-dedans ! lança la jeune femme.
L'allemand enfonça le bras dans l'orifice. Il chercha à tatons, quelques secondes à peine, avant d'en tirer un petit sac de cuir.
— C'est bien ça. On peut retourner à la barque.
Otto ne se fit pas prier. Malgré l'aide de son chef, il eut un peu de mal à monter à bord. Quand ce fut fait, les deux hommes hissèrent la jeune femme hors de l'eau. Le gros allemand lui passa le manteau autour des épaules et entreprit de se rhabiller sans même se sécher. Tous deux tremblaient de tous leurs membres. Von Herpzmel, lui, défaisait les deux boucles qui maintenaient fermé le petit sac. Il y plongea la main et, triomphant, en sortit l'objet qu'il exhibait maintenant aux yeux de son garde-du-corps et de la jeune femme. Otto n'y prêta aucune attention, jugeant probablement que cela faisait bien des efforts pour un morceau de métal aussi terne qu'insignifiant. Et qui plus était, pas plus grand que la paume de la main. Son patron ne se lassait pas de soupeser l'amulette et d'en éprouver la solidité en la triturant et en tentant de la tordre autant qu'il le pouvait.
— Merveilleux, déclara-t-il, en passant l'amulette autour de son cou.
Otto avait entretemps détaché l'amarre et souquait ferme, pour se réchauffer peut-être. Bobette devait gagner du temps. À l'approche de la ville, la végétation se faisait moins dense et les multiples alluvions laissaient la place à de grands étangs qui s'étalaient jusqu'à couvrir la surface de petits lacs. Si seulement ils pouvaient en avoir la profondeur ...
Mais Johan-Ferdinand semblait pressé d'en finir. Il avait sorti son revolver et en vérifiait le barillet, qu'il remit en place avant de le faire tourner.
— Je crois, madame la Commissaire, que nous arrivons tout doucement au bout du voyage.
Elle ferma les yeux et rampa vers la proue, en prenant garde à bien serrer le côté tribord.
— Il m'en coûte de devoir renoncer à nos petites expériences, mais je n'ai qu'une parole et je suis un gentleman.
Tu parles.
— Aussi, je vous épargnerai les tourments auxquels vous étiez pourtant promise. Cessez donc de vous tordre comme un ver dans la boue.
Il arma le chien. Ils n'avaient pas encore atteint l'endroit propice, pensa-t-elle. Tant pis, c'était maintenant ou jamais. D'autant que derrière von Herpzmel, le gros Otto s'était relevé, peut-être pour mieux assister à l'exécution.
Maintenant !
Elle se jeta côté babord, sa tête heurta malencontreusement le plat-bord. La barque fit une embardée et roula sur son axe. Otto vola à l'eau en hurlant, énorme splash suivi du petit "plouf" bien net provoqué par le revolver laché par Johan-Ferdinand, qui s'étala de tout son long au fond de la barque. Il ne lui fallut qu'une seconde pour reprendre ses esprits, déjà il se jetait sur sa prisonnière.
— Du Schlampe (7) !
D'une main, il l'agrippa par le cou, cherchant de l'autre les filins. En vain. Bien qu'il pesat de tout son poids, à califourchon sur la jeune femme, elle se débattait comme une furie. Menottée comme elle l'était, la lutte était inégale. Les yeux fous, le visage déformé par une haine sans nom, l'allemand lui broyait la trachée. Elle sentit son autre main glisser sur sa cuisse.
Faut pas qu'il attrape les fils !
L'homme pesa de tout son poids pour l'immobiliser et ce faisant, vint coller sa tête contre la sienne.
Quand le cou de son adversaire passa à sa portée, la jeune femme s'y jeta comme un fauve sur sa proie. Les dents pénétrèrent profondément la peau de part et d'autre de la carotide. Il hurla et tenta de s'écarter, sans succès. Les crocs déchiquetaient rageusement la chair. L'allemand hurlait, le grognement qui sortait de la gorge de Bobette n'avait plus rien d'humain. Quand elle lui arracha l'artère, le sang gicla à grands jets. Mais la furie ne le lacha pas pour autant. Elle le maintenait entre ses dents tandis qu'il se vidait de son sang. L'homme sentit sa vie l'abandonner. Incapable d'encore bouger, il percevait avec une acuité rare les mouvements de la langue qui maintenant fouillait sa blessure, et le contact des lèvres gourmandes sur son cou. C'était comme un baiser. Un doux baiser.
Mortel !
(1) Deine Fotze auch : ta chatte aussi !
(2) Schatz : Trésor
(3) Otto, du gehst mit die kleine Schlampe : Otto, tu vas avec la petite salope.
(4) Aber Herr Hauptmann, ich kann nicht schwimmen : mais mon Capitaine, je ne sais pas nager !
(5) 's macht nichts. Du hast boden unter den Füssen : ce n'est rien, tu as pied.
(6) Donnerweter, es ist scheiss kalt : mince alors, c'est vachement froid !
(7) Du Schlampe : salope !
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