Lundi 4 janvier 1886, en soirée. Au "Cajun Bar".
Elle s’en voulait de ne pas avoir été suffisamment ferme avec Diego. Il avait tellement insisté pour la revoir le weekend suivant. Elle n’avait pas résisté. Cette faiblesse ne lui ressemblait pas. Mais zut, se disait-elle. Elle pouvait bien s’accorder une petite pause, maintenant qu’elle avait planqué la mystérieuse tablette. Dans quelques jours, la chose et elle seraient en route vers Paris, sous bonne escorte, à bord du destroyer Rossbach. D'ici là, elle comptait s’offrir un peu de bon temps avant de retrouver la grisaille parisienne puis son appartement bruxellois. Elle finirait bien par oublier le beau brun, à défaut de s’en lasser.
Elle le retrouverait donc le samedi suivant, au même hôtel. Pas question de l'amener dans son antre.
Et tant qu’à faire, pour tuer le temps, pourquoi ne pas attendre le retour de son coup d'un soir en profitant un peu de la vie ?
Ouaip. Dis plutôt un plus un soir. Plus encore un. Plus ... arrête !
Elle enfila une veste élimée par dessus une chemise épaisse à col officier et sortit. Elle aimait déambuler dans les rues de la ville, à la tombée de la nuit. Dans la pénombre, on aurait pu la prendre pour un indien iroquois, ou un jeune garçon de ferme. Mais quand elle pénétra dans le Cajun Bar, ses airs de garçon manqué ne résistèrent pas à quelques regards scrutateurs.
Elle aimait cet endroit, on y servait un rhum à tuer, on y mangeait très bien et elle avait une faim de loup. Si l'on en croyait la légende, l'établissement avait été érigé par les premiers colons avant même l'église et la mairie. Ni brique ni mortier, tout était construit à l'ancienne. Une structure en madriers deux fois plus épais qu'elle, nota-t-elle, et partout, partout, du bois. Deux grandes fenêtres côté rue, et un escalier à l'opposé qui desservait l'unique étage. Bobette imagina un instant une gourgandine le gravir au bras d'un cow-boy de passage. Au sol, le plancher patiné portait les traces du passage d'une myriade d'éperons et de bottes aux talons ferrés.
Elle se diririgea vers le zinc, prit place sur un tabouret branlant. Le barman, un mulâtre beau comme un dieu, chemise de coton d'un blanc éclatant ouverte sur des pectoraux à damner une sainte vierge, taillait une bavette avec un cow-boy crasseux. Il ignora un moment la jeune femme, ce qui eut le don de l'exaspérer. Les femmes avaient encore bien du chemin à faire dans cet enfer machiste, pensa-t-elle. Elle était consciente cependant d'être une privilégiée parmi ses consoeurs. Elle eut tout le loisir de parcourir des yeux la multitude de bouteilles alignées face à elle comme des soldats pour la bataille. Plutôt comme des barbares, se dit-elle, car elle ne trouva aucune logique dans la manière dont elles étaient disposées. L'homme avait fini par se rapprocher d'elle, visage fermé.
— Bonswa ti fi ... Kisa wap bwè ? (1)
Elle désigna une bouteille ambrée tout en haut de l'édifice de verre. Le barman lui adressa dans la seconde un sourire éclatant, dévoilant deux rangées de dents dont la blancheur contrastait avec sa peau café au lait.
— Un Mount Gay XO ? Mademoiselle est connaisseuse, lança-t-il en s'emparant avec mille précautions du précieux flacon.
Elle venait de regagner un peu d'intérêt à ses yeux, il y mit d'ailleurs les formes en versant le liquide ambré dans un verre bien propre.
Elle prit le temps d'apprécier la robe cuivrée-or avant de le humer. Porta le verre à ses lèvres. Le goût lui explosa en bouche, affolant ses papilles, ravissant son palais. Les notes de banane et de vanille étaient bien présentes, accompagnées d'une pointe de cuir. La douce chaleur de l'alcool irradiait dans sa poitrine, elle se laissa porter par l'instant.
L'orchestre jouait maintenant une musique aux accents cajun mêlés de blues. Les quatres musiciens, tous noirs, se dandinaient sur leurs propres accords. Elle les imita, ondulant en rythme, pénétrée par la musique. Le guitariste lui lança une oeillade complice. Son ventre la rappela à l'ordre. Elle mourait de faim. Après s'être enquise qu'elle pouvait manger au bar, elle commanda une côte à l'os.
— La cuisson ? fit le barman.
— Bleue.
Il disparut. Quinze minutes plus tard, elle était servie.
Elle se délecta de la viande, tendre et juteuse à souhait. Elle recueillit laborieusement les dernières gouttes du divin liquide à l’aide d’une petite cuiller et réprima une furieuse envie de lécher l’assiette.
— C'était divin, répondit-elle d'une voix suave lorsque "dents blanches" vint la débarasser.
— Je vois ça, s'esclaffa-t-il en visant l'assiette où seul subsistait un os vierge de tout relief.
— J'avais très faim, s'excusa-t-elle.
Pour tout dessert, elle commanda un rhum arrangé, qu'elle sirota en profitant de la musique. Puis un second. Elle ne vit pas l'homme approcher, ne le remarqua que quand il posa la main sur le dossier de la chaise voisine.
— Je peux ? lança-t-il.
— Je vous en prie.
Elle ne l'avait même pas regardé. Elle se tordit encore un peu plus vers l'orchestre, juste pour mieux tourner le dos à l'importun. Le message était clair ... "fais pas chier".
— Je vous offre un verre ?
Elle avait terminé le sien. Ca ne mangeait pas de pain d'accepter, il fallait juste qu'elle plante bien la limite. Toujours sans le regarder, elle déclara :
— OK mais un seul alors. Et vous me laissez profiter de l'orchestre. Un autre rhum arrangé. Banane.
Elle se balança en rythme sur sa chaise, pour bien faire comprendre à l'inconnu qu'elle était occupée à autre chose. Elle attrapa le verre qu'il avait fait glisser sur le comptoir, en siffla la moitié, omit à dessein de remercier l'inconnu.
— De rien, fit-il, narquois.
Elle ne réagit pas, continuant à se dandiner sur son tabouret.
— Vous aimez la musique, mademoiselle Van Der Steen ?
Elle se raidit, fit volte face. L'homme était petit et replet. Largement dégarni, la soixantaine, la seule chose qui semblait jouer en sa faveur était son regard pétillant, débordant d'intelligence.
— Ou devrais-je dire ... Julie Callaghan ? Ou encore Wenke Sigrùndottir ?
Elle demeura impassible. Elle était entraînée à dissimuler son trouble.
Bobette plissa les yeux, trempa ses lèvres dans le breuvage ambré.
— Et à qui ai-je l'honneur ? fit-elle.
— Aubrac. Gilbert Aubrac. Inspecteur principal. Criminelle.
— Criminelle ? Je suis impressionnée ...
— Pas autant que moi, fit-il.
Il la détailla avant de reprendre.
— Commissaire divisionaire à ... quoi ... trente ans à peine ?
— Je ne répondrai à cette question indiscrète qu'en présence de mon avocat, dit-elle en riant. De toute façon, vous semblez bien renseigné, vous connaissez fort probablement mon âge.
— Votre date de naissance est classifiée. Vous le savez probablement.
Elle fit la moue.
— Petit caprice féminin. Un fonctionnaire du fichier central me devait un service.
Elle vida son verre, tout sourire.
— Un autre ? demanda-t-il.
— Ma foi, si c'est vous qui offrez, pourquoi pas ?
Ils trinquèrent avant qu'il n'avance son jeu.
— Je n'ai pas passé l'après-midi à vous pister pour juste prendre un verre...
— Je m'en doute. Qu'est-ce qui vous amène ?
— Une affaire. Un meurtre.
— Vous m'intéressez.
Elle s'était redressée, toute ouïe.
— Un homme a été assassiné dans un bordel, plein centre. Au nez et à la barbe des filles.
— Un crime passionnel ?
— Rituel, plutôt. On l'a saigné comme un porc. Découpé le service trois pièces. Il l'avait dans la bouche quand on l'a trouvé.
Elle enfila encore une fois la moitié de son verre, sans rien dire. Elle le laissait avancer.
— La victime est un certain Charles-Henry de la Minaudière. Il est - pardon, il était - directeur-adjoint du pénitencier de la Nouvelle-Orléans.
Elle n'avait pas bronché, pas même cillé quand il avait prononcé le nom du macchabée. Il poursuivit :
— Ca vous dit quelque chose ?
— Oui bien sûr. Je l'ai rencontré début de semaine.
Rien n'aurait servi de nier, le rendez-vous devait être mentionnée dans le registre du bagne.
— C'était quoi le but de votre visite ? lui demanda-t-il.
— Service. Je ne suis pas autorisée à en dire plus.
— Comment s'est passée l'entrevue ?
— C'était ... cordial. Oui, cordial.
— J'ai eu l'intendant sur place, au téléphone. Puis le médecin.
— Ah bon ?
— Après votre départ, ils ont retrouvé le sous-directeur nu dans son bureau. En sang. Et menotté.
— On a un peu joué, fit-elle en souriant.
Elle lui lança un clin d'oeil complice.
— Il n'avait pas l'air d'avoir aimé le jeu, rétorqua-t-il.
Elle se pencha vers lui, lui chuchota au creux de l'oreille.
— Je peux vous promettre qu'à certains moments, il l'a beaucoup aimé.
Il hésita et la fixa longuement avant de lui poser la question fatidique. Convaincu qu'elle botterait en touche sous un quelconque prétexte. Mais s'abstenir n'eut pas été très professionnel, et ils étaient entre professionnels. Il pris son temps pour la formuler, sur le ton du plus parfait détachement.
— Mademoiselle Van Der Steen, où étiez-vous hier soir entre vingt-deux-heures et deux heures du matin ?
— Chez moi.
— Quelqu'un pourrait-il en témoigner ?
— Je ne pense pas non, je suis de passage et je vis seule ici.
Elle semblait calme et détachée, mais ses yeux brillaient plus intensément encore que l'instant d'avant. Le vieux policier avait de la bouteille. Il n'aurait su dire si elle mentait, mais l'évidence s'imposait d'elle même : Bobette Van Der Steen jouait. Elle prenait plaisir à le balader et sa réponse annonçait le début d'une nouvelle partie.
— Ma journée a été longue. Je vais vous demander de rester en ville encore quelques jours. Pour les besoins de l'enquête.
— Pas de souci, Inspecteur. Vous savez où me trouver...
— Justement, non, fit-il en lui tendant un petit carnet et un stylo.
De bonne grâce, elle le saisit et y griffona l'adresse de l'appartement qu'elle avait loué à la semaine.
Il régla, revint vers elle.
— J'en profite pour vous rappeler que nous sommes ici en territoire français. Gardez vos trucs de barbouze pour le Reich ou les rosbeefs.
(1) Bonsoir Mademoiselle, que voulez-vous boire ?
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