Mardi 5 janvier en matinée. Dumont.
— Désolé pour le retard, Patron, fit Dumont en entrant dans le bureau de l'Inspecteur.
Aubrac bougonna. Plongé dans un dossier, il n'écouta même pas les excuses de son adjoint. La pièce était petite et mal éclairée. À cette heure matinale, les volets clos empêchaient le soleil d'y pénétrer. Seul un interstice entre les deux battants garantissait un minimum de clarté. Dumont se demandait souvent comment son supérieur parvenait à déchiffrer ces montagnes de documents sans s'abîmer la vue. Les lunettes, les lunettes, serinait le sexagénaire. Mais justement, pensait le jeune homme, s'il en portait, n'était-ce pas à force de s'abimer les yeux sur ces pages mal éclairées ?
— Ça a donné quoi hier, Dumont ?
Ce dernier avait cuisiné Lilas toute l'après-midi. Bien qu'Aubrac eut prévu de superviser l'interrogatoire, un appel vibraphone sur le coup de midi l'avait fait subitement changer d'avis. Dumont avait dû se charger de la besogne avec Lebrun. Aubrac ne lui avait appris qu'en soirée qu'un agent français avait rendu une visite très particulière à la victime quelques jours seulement avant le meurtre. Le vieux s'était mis en tête de retrouver le dit agent. Dumont entama un compte-rendu succinct de la séance. Il mettrait les détails dans son rapport, se justifia-t-il.
— La fille n'a pas fait trop de difficultés. Enfin, vous connaissez Lebrun, il est plutôt persuasif.
Aubrac ne voulait pas connaître les détails.
— Quand elle a compris qu'on savait pour les autres nanas, elle s'est un peu ouverte. Elle a confirmé. Elle n'a rien nié. Elle voyait le sous-directeur depuis des mois, un an presque. Toutes les deux semaines au début.
— Un an ? Tu as vérifié l'âge de la fille ?
— Ouais. Bientôt dix-neuf.
Elle avait l'air plus jeune, pensa l'inspecteur principal. Il faudrait qu'il en touche un mot à Isabel. Elle jouait avec le feu là. D'autant plus si elle trafiquait les papiers.
— Un beau jour il a débarqué avec une autre fille. Enfin, de la même maison, mais une autre. La Carmine. Il aimait ça, les plans à trois. C'était en juillet dernier. Ils ont remis le couvert par après. Le quinze aout exactement. Pas étonnant qu'elle s'en rappelle aussi précisément, fit-il, goguenard.
— Bon, on va pas la mettre en garde à vue pour avoir coquiné à trois le jour de la sainte-vierge.
— Attendez boss ... je vous l'ai dit, c'était au début. Il y a trois mois, changement de rythme. Ils ont commencé à se voir tous les dimanches. Sans exception. Et devinez-quoi ?
— Tous les trois ?
— Bingo ! Tous les trois. Et mieux, une fois même à quatre. Le Charles-Henri, Lilas, Carmine, et Blanche.
Aubrac émit un petit sifflement admiratif. Il anticipa la conclusion de Dumont.
— Comment un petit fonctionnaire de l'administration pénitenciaire peut-il s'offrir chaque semaine des parties fines avec les plus jolies putes du meilleur bordel de la ville ?
Frustré que son chef lui ait volé son petit effet, Dumont enchérit.
— C'est exactement ce que je me suis dit.
— Et bien entendu, tu as auditionné les deux copines ?
— C'est l'plus beau chef. Carmine est en bas, je viens d'aller la chercher. Je me disais qu'on aurait pu se contenter de passer au boxon, mais ... la Blanche, pffft, envolée.
— Envolée ?
— Ouaip. Personne l'a vue depuis dimanche soir. Elle n'est pas rentrée chez elle, elle ne s'est pas montrée au bordel. Disparue. C'est pour ça que j'ai préféré ramener l'autre ici. Ce serait con qu'elles nous filent toutes les deux entre les doigts.
— T'as bien fait.
— Et vous ?
— Moi j'ai dégotté cet agent de la Sûreté dont je t'ai parlé hier soir. Ça n'a pas été bien compliqué, elle dénote un peu dans la faune locale.
— Comment ça ?
— Elle est un peu... spéciale. Une allure de guerrier sioux, attifée limite comme un cow-boy et tatouée comme un chef de clan polynésien. Mais sacrément mignonne, le cocktail est étonnant.
Voire détonnant, pensa-t-il.
— Et vous en avez tiré quelque chose ?
— Rien. C'est une pro, elle la joue fine. Mais je ne sais pas pourquoi, elle n'est pas claire. Elle nous cache quelque chose. Et pas que la teneur de sa mission.
— Ça pourrait être elle ?
— J'en sais rien. Autant je ne vois pas la petite Lilas maîtriser et charcuter un mec d'un mètre quatre-vingts, autant...
Il repense à la Commissaire. Ses épaules taillées à la serpe, sa musculature toute en finesse, ses yeux d'un bleu limpide, tantôt rieurs, tantôt... glacials.
— ... la Commissaire Van Der Steen, peut-être, reprit-il. Mais pourquoi ? Et si c'est une exécution, pourquoi ne pas l'avoir fait lors de leur première rencontre ?
— Ben parce que tout le monde savait qu'elle s'était rendue au bagne, non ?
L'Inspecteur marqua un long silence.
— Peut-être. À moins qu'il ne se soit passé quelque chose là-bas, ou qu'elle ait appris un truc qu'elle ignorait et qui... Je vais interroger moi-même la Carmine. Toi tu te focalises sur cette Van Der Steen et tu me trouves tout ce que tu peux sur cet agent. J'ai son dossier ici mais...
— Putain boss ! Comment vous avez pu avoir le dossier d'une Commissaire de la Sûreté Royale ? l'interrompit Dumont.
— Oh pas d'illusion. Y a pas grand chose dedans. Un contact à Paris. Vas à la Royale à Bâton Rouge, mais commence par le pénitencier. Interroge tout le monde. Ça me donnera le temps d'obtenir l'autorisation du juge pour que tu ais accès au fichier central. Trouve-moi tout ce que tu pourras. D'où elle vient, si elle a de la famille, comment elle est arrivée Commissaire Divisionnaire à trente ans, qu'est-ce qu'elle vient foutre ici, ses affectations, ses voyages ...
Dumont le regarda, bouche bée.
— Chef, vous êtes conscient de ce que vous me demandez ? C'est une Commissaire de la sûreté et...
Cette fois, ce fut Aubrac qui l'interrompit.
— Je sais, mais faut essayer. Débrouille-toi..
Il lui tendit un papier, poursuivant :
— Tiens, quelques contacts à Paris et à Quebec. Vibraphone leur de ma part. Et si t'arrive à savoir pourquoi sa date de naissance est classifiée, ta carrière est faite.
— Vous voulez savoir son âge, Boss ? lança le jeune homme, hilare. Elle vous intéresse ?
— T'es con, Dumont. Non, c'est juste que j'ai jamais vu ça en quarante ans de carrière. Pourquoi classifier une information aussi insignifiante ?
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