Prologue
(Cette réponse à un défi se transformant tout doucement en une oeuvre à part entière, il me faut maintenant mieux planter le décor. Ce prologue a donc été rédigé après les quatre premiers chapitres, je m'en excuse auprès de mes lecteurs. Il contribue plus à façonner le contexte qu'à l'histoire elle même).
Rossbach, 5 novembre 1757. Campement du quartier général français.
La sentinelle se raidit en apercevant les deux cavaliers approcher à bride abattue. L'homme de faction eut juste le temps de héler son chef de poste, qui eut tôt fait de le rejoindre. Les chevaux s'arrêtèrent net à cinq toises à peine du portail. S'il en avait eu le loisir, le sergent aurait fait parler la poudre, préférant cueillir les intrus avec une bonne dose de plomb que de laisser une menace approcher des fragiles barricades. Le campement de Charles de Rohan avait été érigé à la hâte dans la perspective de la bataille à venir. Les gardes se détendirent un peu en reconnaissant l'uniforme d'un capitaine des hussards. Celui qui l'accompagnait eut sur eux un tout autre effet. De taille moyenne, il allait torse nu malgré la pluie battante et ne portait pour tout vêtement qu'un pantalon de toile et une paire de bottes. Sa peau hâlée était striée d'épais traits de peinture noire et rouge. Sa chevelure de jais, dégoulinante de pluie, n'ornait qu'une étroite partie de son crâne aux côtés rasés. Sa coupe évoquait une crête de coq, si ce n'était que l'homme avait plutôt l'allure d'un aigle. Droit et fier, il montait à cru, contrairement à l'officier. Un sauvage, se dirent-ils. Le capitaine hurla pour couvrir le bruit de la pluie.
— Je dois voir le Général !
Le sergent toisait l'étrange équipage. Il jeta un oeil à ses deux sentinelles, comme pour s'assurer auprès d'elles de la marche à suivre. On ne s'invitait pas ainsi chez Charles de Rohan, Prince de Soubise, colonel-général des armées du Roy de France. Tout comme il ne seyait pas à un sergent de rabrouer un Capitaine, a fortiori un Capitaine des hussards. Le gradé décida d'en appeler à l'officier de garde, qui mit quelques à arriver, au grand dam du cavalier. Les présentations furent brèves. L'intrus n'était pas seulement un officier de la cavalerie royale, il commandait un escadron de reconnaissance d'élite. Il insista auprès du lieutenant pour qu'on le menât auprès de celui qui pourrait l'introduire auprès des plus hautes autorités de l'état-major.
— Sur le champ ! s'écria-t-il. Il y va de l'issue de la bataille, c'est une question de vie ou de mort !
Le lieutenant comprit de suite que les ennuis ne faisaient que commencer.
***
Charles de Rohan toisait le jeune officier. Les Prussiens se déplaçaient vers l'est, et comme l'essentiel de son état-major, le général était convaincu qu'ils se retiraient pour éviter une attaque sur leur flanc ou sur l'arrière. Il venait d'ailleurs de faire accélérer la marche, comptant bien exploiter au mieux l'opportunité qui s'offrait aux troupes françaises. Ce faisant, il prenait un risque calculé, en acceptant un déphasage entre les ailes gauche et droite de sa cavalerie. Charles Eugène Gabriel de La Croix, Commandant de ladite cavalerie, avait tenté de le ramener à la raison, sans succès.
Et ce fringuant Capitaine couvert de boue venait remettre son jugement en cause jusque sous sa tente ! S'il n'eut été le fils de Michel du Motier, marquis de La Fayette, il l'eut jeté hors de sa tente de guerre. Mais son père, colonel aux Grenadiers de France, était selon de Broglie, un officier de grande valeur.
— Les Prussiens font tout sauf battre en retraite ! insista le jeune homme. Bien au contraire ! Leur cavalerie se regroupe, derrière la colline de Pölzen ! On y compte les escadrons par dizaines ... trente, quarante peut-être !
De La Croix saisit sa chance et s'adressa au Généralissime.
— S'il dit vrai, Monseigneur, et que von Seydlitz lance sa cavalerie sur nos troupes en marche, nous ne nous relèverons pas ! Mes hommes sont dispersés, l'artillerie peine à manoeuvrer tant la confusion au sein des fantassins est ...
— Seulement s'il dit vrai ! l'interrompit de Rohan.
Il se tourna vers le capitaine.
— L'avez-vous vu de vos propres yeux ?
— Non Monseigneur mais ...
— Ah ! fit le prélat, avec un geste théâtral envers les membres de son état-major. Nous nous perdons en atermoiements sur base de on-dit quand nous devrions nous hâter de poursuivre l'ennemi en déroute !
— De on-dit, il n'est point question, Monseigneur, osa le capitaine. L'homme qui m'accompagne s'est infiltré jusque dans les lignes ennemies, au sein même de leur dispositif ! Jusqu'à toucher du doigt leurs chevaux !
— C'est un sauvage qui vous tient lieu de témoin ?
Malgré l'insistance du hussard, l'indien n'avait pas été autorisé à pénétrer sous la tente.
— Ce sauvage, Monseigneur, est un Iroquois de la tribu des Mohawks. C'est mon meilleur éclaireur. Il ...
— Un Mohawk qui plus est ! l'interrompit-il. Combien de nos soldats ses frères ont-ils occis en Nouvelle-France ? Vous devriez mieux choisir vos hommes, mon ami.
Le Général se tourna vers son chef d'état-major. Ce dernier, officier aussi expérimenté que pondéré, n'avait pas ouvert la bouche depuis le début des débats. De Rohan prenait rarement une décision sans le consulter.
— Qu'en pensez-vous Gouchot ?
L'homme marqua un silence avant de répondre.
— J'en dis Monseigneur, que si ce jeune homme dit vrai et que von Seidlitz lance sa cavalerie dans le flanc de nos colonnes en marche, ce pourrait être un carnage. C'est un risque que je ne saurais prendre, d'autant que Monsieur de la Croix peine à les couvrir, ces flancs. Mais si le gamin se trompe, nous perdons une chance de défaire définitivement les Prussiens.
— Et ? Car là vous ne m'aidez pas.
— Les mohawks sont de redoutables guerriers. Ils ...
— Au fait, Gouchot ! Au fait ! l'interrompit de Rohan. Le temps presse.
S'il fut vexé d'être ainsi rappelé à l'ordre, le vieux militaire n'en laissa rien paraître.
— Regroupez notre cavalerie, Monseigneur. Et faites marcher soixante canons vers Pölzen. Sous couvert de l'infanterie.
— Soixante ? s'exclama le Prince. Vous y allez fort.
— Si c'est bien quarante escadrons qu'a rassemblés von Seidlitz, je serais enclin à vous demander quatre-vingts canons. Mais nous ne pouvons nous permettre de trop dégarnir le centre. Soixante feront l'affaire.
De Rohan tournait comme un lion en cage. Il releva la tête.
— Très bien. Lancez les ordres en ce sens.
De La Croix jubilait. Il faudrait qu'il fasse affecter ce téméraire capitaine à son propre état-major, pensa-t-il. Mais il tardait au Commandant de la cavalerie de remonter en selle et de rejoindre ses hommes. Plus tard, peut-être ...
Au moment où le jeune hussard voulu prendre congé, de Rohan le retint.
— Vous et votre sauvage restez ici, mon garçon. Si vous avez dit vrai, je vous couvrirai de gloire. Mais si d'aventure vous m'aviez trompé, votre indien serait pendu sans procès et vous répondriez de vos actes en cour martiale.
Le vaillant capitaine eut beau le supplier de l'autoriser à se joindre à la bataille, rien n'y fit.
***
Le lendemain, la pluie avait cessé. Un pâle soleil d'automne caressait les champs qui, quelques heures plus tôt, résonnaient encore du bruit et de la fureur de la bataille. De Grösst à Reichetsverben, tout n'était que boue. Une boue almandine, encore toute teintée du sang des cavaliers prussiens et de leurs chevaux. Toute la gloire de la victoire en retombât sur Charles de Rohan, Prince de Soubise. Et du valeureux capitaine du Motier de la Fayette, on entendit plus jamais parler.
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