Mercredi 6 janvier, fin d'après-midi. Au rapport !
Le train qui assurait la liaison entre Bâton Rouge et la Nouvelle-Orléans était tout sauf ponctuel.
Dumont pesta en descendant sur le quai. S'il ne se hâtait point, il risquait d'arriver trop tard au commissariat. Son patron avait pour habitude de quitter les lieux vers seize heures, quitte à revenir en soirée s'il le fallait. Le jeune policier déclina les services d'un automate-porteur, il se chargerait lui même de sa serviette. Comme pour insister, la carcasse de cuivre à l'allure vaguement humanoïde fit mine de s'emparer du léger bagage. La tête en bois au visage figé, peinte à la façon d'un soldat casse-noisette, n'exprimait aucune émotion. Quand elle eut compris que l'humain s'entêtait, elle pivota sèchement à cent quatre-vingt degrés, suivie dans l'instant par le tronc et les membres métalliques avant de s'éloigner dans un cliquetis anarchique. Le policier sursauta quand une soupape de décharge de l'imposante locomotive cracha un jet de vapeur blanche, chassant du même coup les volutes charboneux de la chaudière. Des enfants couraient sur le quai en riant, agitant les bras, sculpteurs d'oeuvres éphémères et éthérées, blanches arabesques sur fond noir charbon. Il faisait anormalement froid, même pour cette époque de l'année, aussi l'inspecteur adjoint pressa-t-il le pas vers la sortie de la gare monumentale. Il héla une Mancelle (1), s'affala dans le siège confortable et se laissa conduire. Le ciel bleu et l'air vivifiant eurent raison de sa mauvaie humeur.
***
Quand il vit Dumont pénétrer dans son bureau, Aubrac sut qu’il en aurait pour son argent. Sourire aux lèvres, son adjoint cachait mal son excitation. On eut dit un gamin à la veille de Noël, sur le point de présenter un brillant bulletin à son géniteur. Le vieux policier se fit violence pour ne pas laisser transparaître son impatience. Dumont entra directement dans le vif du sujet.
— Notre Bobette Van Der Steen s’est effectivement rendue au bahut de la Nouvelle-Orléans le 31 décembre. Deux jours avant le meurtre. Elle y est restée près de deux heures. Mais ce n’était pas sa première visite.
— Dis-moi quelque chose que j’ignore, lança le vieux policier, placide.
— Lors de son premier passage, elle était venue prendre possession de deux prisonnières. Un transfert. Deux bonnes femmes condamnées pour violence. Une à cinq ans ferme, l'autre à la guillotine, c'est du sérieux. Je creuserai leur dossier.
— Je sais tout ça, s’impatienta le principal. Viens-en au fait.
— C’est là que ça devient intéressant Boss. Si notre flic de choc s’est repointée au pénitencier, c’est pour y récupérer quelque chose. Un truc qui, d’après l’intendant du bahut, aurait été retiré des objets personnels d’une des prisonnières.
— Un truc ? Quel truc ?
— Ils n’en sont pas très sûr. Mais elle a clairement mentionné lors de sa seconde visite qu’elle venait récupérer – je cite – quelque chose qui lui appartenait. Ou plutôt qui appartenait à une des deux prisonnières transférées par ses soins. Or le registre ne mentionne qu’une paire de boucles d’oreille et un pendentif en forme d’amulette.
— Et ces bijoux auraient disparu ?
— C’est pas clair. Mais ce qui l’est, par contre, c’est que quand elle est ressortie du bureau de Minaudière, notre bonne commissaire portait un collier … qu’elle n’avait pas en entrant.
Aubrac se redressa sur sa chaise, l’œil brillant.
— Continue …
— L’info vient du gardien-chef, et il est catégorique.
— Comment peut-il l’être à ce point ?
Dumont affichait un sourire malicieux. Il marqua une pause, comme pour ménager son effet, mais comprit très vite que la patience de son patron avait des limites.
— Eh bien parce que manifestement, madame la commissaire est une sacrée coquine. A peine sortie de chez le sous-directeur, elle s’est envoyée en l’air avec le gardien-chef dans un cachot.
Aubrac faillit s’étrangler et renverser son café.
— Tu te fous de moi ? fit-il, estomaqué. Et il t’a raconté ça comme ça ?
— Pas du tout. Je l’ai appris de la bouche d’un des matons. Le gars allait prendre son service. Il a entendu un cri en passant dans le couloir, en provenance d'une des portes. Il s’est approché et n'a eu qu'à ouvrir le judas pour découvrir le couple en pleine fornication. Je vous passe les détails.
Aubrac réfréna une furieuse envie de justement les lui demander, avant de poursuivre.
— Et bien sûr, tu as interrogé le queutard ?
— Ouais. Il a mis du temps avant de se mettre à table. Mais il a fini par cracher le morceau.
Le principal plissait les yeux, quelque chose lui échappait.
— D'où la connaissait-il ? fit-il.
— C'est le plus beau chef ... il ne la connaissait pas. Enfin, c'est ce qu'il prétend.
— ...
— Ouaip. Il l'avait vue cinq minutes à son arrivée, et cinq minutes lors de la visite précédente. Il m'a juré ses grands dieux qu'il ne l'avait jamais rencontrée auparavant et qu'il ne l'avait pas revue après.
Gilbert Aubrac ne savait que penser. Si le gardien-chef disait vrai, Bobette Van Der Steen prenait des risques insensés au regard de sa fonction.
— Ça ne colle pas, poursuivit-il. Ils se connaissent forcément. Trouve-moi d'où et comment. Tu as interrogé le fichier central à la Royale ?
Dumont acquièsca, sourire en coin.. Le jeune homme reprit :
— J'y viens. Mais j'ai aussi interrogé l'infirmier du bagne.
— Et le Doc ?
— Non, il n'était pas présent ce matin. Il ne vient que deux jours par semaine. Mais l'infirmier a vu Minaudière après que notre Commissaire s'en soit occupée.
— D'après le Doc, Minaudière n'était pas beau à voir après être passé dans les mains de la donzelle. C'est en tous cas ce qu'il m'a dit au téléphone, précisa Aubrac.
— Oui. L'infirmier confirme. D'après lui c'était "impressionnant au premier abord". Ce sont ses propres mots. Le sous-directeur était couvert de sang, mais toutes ses blessures étaient superficielles. Des estafilades, sur le torse et sur les joues, peu profondes.
— Comme si elle avait voulu lui envoyer un signal, murmurra Aubrac. Ou lui faire peur.
— Ou... heu... s'amuser avec lui , suggéra son adjoint. L'homme était menotté et portait aussi des traces de flagellation. Y a des tarés qui aiment ce genre de jeu. Des tarées aussi. Ils ont retrouvé une capote à côté du bonhomme. Pas de sperme mais selon les dires du Doc, il y avait des traces de sécrétions féminines sur le préservatif et sur le pubis du bonhomme.
Aubrac ne semblait pas convaincu. Il voyait mal une Divisionaire se compromettre presqu'au grand jour pour simplement prendre du bon temps avec un fonctionnaire au fin fond de la Louisiane. Mais Dumont était un pragmatique.
— Peut-être que c'est un peu de tout ça, fit le jeune policier. Qu'elle a voulu l'effrayer ou lui envoyer un signal, et que ça a un peu dérapé. Ou peut-être que ça s'est passé exactement comme elle l'avait planifié.
— Mais Minaudière, il a bien dû en parler au médecin, non ?
— Négatif Chef. Il a minimisé l'affaire et quand le Doc lui a proposé de porter plainte, il a décliné. Il se serait même énervé quand le toubib a insisté.
— Ça confirmerait la théorie du jeu sexuel...
— Ou alors ça veut juste dire que l'homme avait quelque chose à cacher, rétorqua Dumont.
— Va-t-en savoir. Et à Bâton Rouge ?
— J'y ai passé la nuit mais c'est le plus beau. Bobette Van Der Steen est bien reprise dans le fichier central. La photo correspond aussi. Commissaire Divisionnaire à la sûreté royale. Mais...
— Au fait, Dumont, au fait, lança Dumont énervé.
— Elle est entrée en service le dix-sept novembre 1884.
— Tu veux dire à la sûreté ?
— Non, en service, tout court. Avant le dix-sept novembre de l'année passée, il n'y a rien. Pas d'états de service, pas de document administratif. Même pas une fiche de paye. C'est comme si elle n'avait jamais existé.
— C'est insensé. Il doit s'agir d'un dysfonctionnement de cette satanée machine.
— Peut-être, fit Dumont pensif. Mais pour le reste,, c'est comme vous disiez. On trouve tout sur elle, jusqu'à sa taille de sous-vêtements. Elle est née à Bruxelles. Mais sa date de naissance est classifiée.
— Pffftt, fit le principal. C'est quoi ce sac de noeuds ?
Un long silence s'installa, que l'adjoint se décida à rompre.
— Et de votre côté Patron, ça a donné quoi la Carmine ?
Aubrac soupira.
— Presqu'aussi tordu que ton histoire. D'après elle, Blanche était folle amoureuse. Elle en pinçait pour la petite Lilas.
— Ah merde alors ...
— Tu l'as dit. Bon, rentre chez toi, tu l'as bien mérité. Et repose-toi.
Aubrac s"était déjà levé, chapeau à la main.
— Vous allez où chef ?
— Moi je file chez la Baronne. On doit retrouver cette Blanche, elle n'a pas pu se volatiliser comme ça.
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