Vendredi 8 janvier. Au consulat du Reich (1/2)
Le vapeur descendait paresseusement le cours du Mississipi. Accoudée au bastingage, Bobette contemplait les eaux sombres du fleuve majestueux. Le froid avait eu raison des autres passagers, réfugiés à l'intérieur du navire. Depuis quelques jours, une masse d'air polaire en provenance de la Nouvelle-France emprisonnait la Louisiane dans une gangue glaciale. Par endroits, à la surface de l'eau, de fines couches de glace commençaient à se former. Si celà venait à perdurer, la navigation ne manquerait pas de se voir fortement entravée.
La jeune femme sourit aux matelots assignés aux corvées. Les deux hommes s'attelaient à répandre de la paille sur le pont pour recouvrir les plaques de verglas qui ça et là, le recouvraient. Ils lui rendirent son sourire et échangèrent quelques mots dans un créole qu'elle ne comprit pas. Elle devait leur paraître bien excentrique, plantée là dans le froid quand elle aurait pu profiter de la douce chaleur du carré.
Bobette avait hésité à se rendre à l’invitation du Consul général. Non pas que sa mission nécessitât une discrétion particulière – et même si c’eut été le cas, il semblait bien que sa présence dans la colonie n’était maintenant plus qu’un secret de polichinelle – , mais les mondanités n’étaient pas sa tasse de thé. En outre, la perspective d’une réception en compagnie de Prussiens guindés ne faisait pas le poids à côté d’une soirée au Cajun Bar, sans compter qu'il lui fallait se rendre à Bâton Rouge pourontacter Paris par voie sécurisée.
Mais la coïncidence était par trop troublante. Hormis sa logeuse – qui ignorait son identité –, son contact à la Nouvelle Orléans, cet Inspecteur qui lui collait maintenant aux basques, et maintenant son cambrioleur, personne ne connaissait son lieu de résidence. Avait-elle commis une négligence ? Elle se remémora l’ombre de la nuit passée. Se pourrait-il qu’elle eut été suivie plus tôt dans la semaine et qu'elle ne s'en fut pas rendu compte ? La meilleure façon d'éclaircir le mystère était encore de se rendre à cette réception, pensait-elle. Au mieux, elle en tirerait quelque indice et au pire, si coïncidence il y avait effectivement, elle resterait avec ses interrogations.
Le bateau accosterait en milieu d'après-midi, elle avait réservé une suite au Maison de Ville, le meilleur hôtel de la Nouvelle-Orléans. Elle aurait juste le temps d'aller faire les boutiques pour trouver quelque chose à se mettre. Bobette n'avait rien emporté de très habillé et tant qu'à se rendre à cette réception, autant y mettre les formes.
***
La résidence du Consul Général du Reich ne manquait pas de cachet. Le contraste entre le bâtiment de pierre grise et les maisons coloniales aux façades blanches ou émaillées de couleurs chaudes, presque toujours construites en bois, était saisissant. Le perron impressionant, les colonnes massives soutenant un porche ouvragé, servant de perchoir à l'aigle de pierre aux ailes déployées, tout rappelait qu’une fois la grille de l’immense parc franchie, on mettait les pieds en Germanie.
Bobette attendit qu’un des valets de pied vienne ouvrir la portière de la Mancelle (1) et mit pied à terre. Elle gravit la dizaine de marche qui la séparait de l’entrée principale, grande ouverte, et tendit son carton d’invitation à un portier blond gominé qui l’invita à faire la queue. Plus loin dans le hall d’entrée, le Consul et son épouse mettaient un point d’honneur à saluer chacun des invités dès leur arrivée. Parvenue à leur hauteur, elle se présenta.
— Fraulein Van Der Steen, willkommen ! lança le Consul. Nous sommes particulièrement ravis de vous voir ici ce soir. Je vous en prie, entrez. Mais promettez-moi de ne pas vous éclipser avant que ne vous aie présenté quelques-uns de nos invités de marque.
Il s’exprimait dans un excellent français mais ne parvenait pas à cacher son accent. Petit, replet, le cheveu rare et noir, l’air avenant, il ne correspondait en rien à l’idée qu’elle se faisait d’un Prussien. Sa femme par contre, semblait tout droit sortie d’un conte des frères Grimm. Grande, blonde, l’allure austère, seules ses mains et sa tête dépassaient de sa robe gris anthracite aux multiples dentelles. Après une œillade furtive au décolleté de Bobette, elle toisa cette dernière avec une pointe de dédain. Quelques heures plus tôt, la jeune femme avait déniché une boutique parisienne particulièrement bien achalandée dont la vendeuse, arrivée de Paris un an plus tôt à peine, avait flairé dans cette cliente inopinée une opportunité rare. Bobette n’avait pu résister à cette robe noire au décolleté affriolant, dont les volants tombaient jusqu’au sol. Un corset très ajusté et pigeonnant mettait en valeur ses seins, qui, bien que menus, semblaient gonflés à en éclater.
Elle s'était en outre laissée tenter par un chapeau haut de forme aux lunettes de soudeur cuivrées assorties, et par un ruban noir ras de cou qui rehaussait sa gorge délicate. À la dernière mode vapotech, avait précisé la vendeuse, une pointe de fierté dans la voix, comme si ces choix osés revenaient à affirmer et afficher des convictions révolutionnaires. Si seulement elle avait pu lui donner un aperçu de la façon dont on s’habillait là d’où elle venait, pensa Bobette, la jeune fille en aurait été traumatisée.
Bobette sourit effrontément à son hôtesse et pénétra dans la salle de réception déjà bien pleine. Un rapide coup d’œil lui confirma ce qu’elle avait anticipé : même si tout ceux qui comptaient en Louisiane semblaient rassemblés ici, elle ne connaissait personne. Elle flâna un moment entre les convives, observant les lieux. Le Reich avait les moyens, se disait-elle. Sous des dehors sobres et austères, l’intérieur de la demeure ne se révélait vraiment qu’à celui qui savait y regarder. Les hauts plafonds – ils devaient s’élever à au moins six mètres -, le plancher d’ébène, fort probablement importé des colonies du Rwanda-Urundi, l’immense horloge au mécanisme apparent et aux aiguilles de plus de deux mètres, fixée sur un pan entier de mur… Une Lange & Söhne, remarqua-t-elle. Il lui aurait fallu une année de salaire pour s’offrir une montre gousset de cet horloger saxon. L’éclairage électrique omniprésent, le piano Bechstein, tout respirait la qualité et le luxe à l’allemande. En fond de salle, l’immense drapeau à l’aigle impérial qui pendait du plafond jusqu’à un pied à peine du sol, rappelait à qui en doutait encore qu’ici, vous étiez sur le territoire du Reich.
— Champagne, mademoiselle ?
Elle se retourna. L’homme qui, une coupe dans chaque main, lui tendait un verre avec un sourire désarmant, s’était exprimé dans un français parfait. Elle remercia et accepta son offre, tandis qu’il poursuivait.
— C’est la seule concession à la France que vous verrez ce soir. Mais le vin blanc sera allemand.
Il s’exprimait cependant avec un très léger accent, indéfinissable. Il souleva légèrement son verre, inclina subrepticement la tête en déclarant :
— Herpzmel. Johan-Ferdinand von Herpzmel.
— Angenehm (2), Herr von Herpzmel, lança-t-elle en lui tendant la main.
Il s’en empara, s’inclina, et la porta à ses lèvres, sans bien sûr les y poser.
— Sie sprechen Deutsch (3), fit-il, ravi.
— Natürlisch. Mein Deutsch ist ein bisschen eingeröstet, doch ist es gut genug, glaube ich. Aber Sie sprechen perfekt Französisch. (4)
— J’essaie, j’essaie. Enchanté en tous cas de faire votre connaissance.
— Moi de même. Je suis certaine de ne vous avoir jamais vu, mais vous, vous saviez que j’étais française.
Elle ne jugea pas utile de préciser qu'elle ne l'était cependant pas tout à fait. Il marqua un temps avant de répondre.
— Je ne pouvais que deviner qu’une jeune femme aussi élégante devait forcément être française.
C’est ça, oui.
— Et que faites-vous donc ici, Herr von Herpzmel ?
— Je suis attaché économique. En charge de développer les échanges entre le Reich et le nouveau monde, d’identifier les opportunités aussi.
— Comme par exemple ?
— Tout, absolument tout. Les services, l’industrie, l’exploitation minière. Nous travaillons par exemple sur un nouveau type de véhicule automoteur, qui permettrait de nous défaire des contraintes liées à la vapeur.
— Des véhicules électriques ?
— Non, nous ne croyons pas en l’avenir de l’électrique. Ce n’est pas assez … flexible. Est-ce le bon mot ?
— Tout à fait. Les véhicules électriques sont lents à recharger et leur autonomie est limitée. Mais ils sont rapides et silencieux.
— Notre concept sera probablement plus bruyant. Mais il combinera la vitesse de l’électrique et la facilité de la vapeur. En plus compact et plus léger, et il aura aussi un rayon d’action plus important.
Une annonce introduisit le Consul, qui prit la parole, interrompant leur conversation, au grand dam de Bobette qui trouvait tout cela fort intéressant. Les rumeurs sur une avancée technologique majeure outre-rhin allaient bon train à Paris depuis un an déjà. Heureusement, le discours de leur hôte fut bref et se limita à vanter la nouvelle dynamique des relations franco-allemandes qui, selon lui, entraient dans une ère nouvelle. Les adversaires d’hier, en devenant concurrents d’aujourd’hui, ouvraient la porte à une saine compétition qui, disait-il, générerait de nouvelles opportunités pour au final, aboutir à une réelle coopération. "Nous serons plus forts à deux que tout seul" et blablabla.
Bobette n’écoutait plus, perdue dans ses pensées. Ce beau parleur de von Herpzmel savait qui elle était avant de lui proposer ce verre, elle en était sûre. En outre, la façon dont il avait ramené son avant-bras sur la gauche de son torse en s’inclinant pour lui baiser la main ne la trompait pas. Il cachait très probablement une arme sous sa redingote.
Des applaudissements annonçaient la fin du discours. Elle se tourna vers le jeune allemand.
— Vous disiez-donc ?
— Bon discours. Très bon discours.
— Je parlais de votre nouvelle merveille automotrice.
— Je ne puis vous en dire plus, lança-t-il, tout sourire.
— Ohoooo, c’est secret c’est cela ? Vous devrez me tuer si vous m’en parlez, fit-elle en minaudant..
— Je suis peut-être simplement trop stupide pour vous en expliquer le fonctionnement, plaisanta-t-il.
Mais il ajouta, sérieux :
— Vous devez comprendre que de gros intérêts économiques sont en jeu. Je ne suis pas autorisé à en parler et même si c’était le cas, j’en serais incapable.
— Bien sûr. Excusez ma curio …
Il l’interrompit sans ménagement.
— Ah mais … permettez. J’aperçois là quelqu’un que je dois absolument vous présenter !
Il s’éloigna un bref instant, revint aussitôt, accompagné d’un homme de taille moyenne mais bien charpenté. Les cheveux grisonnants et la barbe en partie déjà blanchie trahissaient son âge, que Bobette situa dans la petite cinquantaine. Johan-Ferdinand fit les présentations.
— Herr Graf, darf ich Ihnen Fraulein Van Der Steen vorstellen ? (5)
Puis se tournant vers elle :
— Mademoiselle Van Der Steen, le comte Ferdinand von Zeppelin.
Elle ne cacha pas sa surprise.
— Monsieur le Comte ! Je suis honorée, et très impressionnée.
(1) Mancelle : voiture à vapeur en forme de calèche, commercialisée en 1878 par l'inventeur français Amédée Bollée.
(2) Angenehm : enchanté, ou enchantée
(3) Sie sprechen Deutsch : vous parlez allemand.
(4) Natürlisch. Mein Deutsch ist ein bisschen eingeröstet, doch ist es gut genug, glaube ich. Aber Sie sprechen perfekt Französisch : Naturellement. Mon allemand est un peu rouillé, mais il suffira, je pense. Mais vous parlez parfaitement le français.
(5) Herr Graf, darf ich Ihnen Fraulein Van Der Steen vorstellen ? : Monsieur le Comte, puis-je vous présenter Mademoiselle Van Der Steen ?
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