Même jour, en soirée. Lilas.
Le sentiment de culpabilité qu'éprouvait Aubrac fondit comme neige au soleil quand il posa les yeux sur Isabel. Une perle dans un écrin de soie, pensa-t-il en détaillant la robe rouge vive d'inspiration chinoise, à mancherons et col montant. Si ajustée qu'elle semblait avoir été confectionnée pour elle seule, ce qui, se disait-il, était probablement le cas. Plus d'une fois, il s'était demandé si être aussi belle pouvait être douloureux, sans jamais oser lui poser la question.
Il aurait bien sûr dû convoquer Lilas en ses bureaux, mais l'opportunité de revoir la "baronne" était trop belle, il n'avait pu y résister. Il n'eut même pas le courage de la congédier quand elle lui amena la jeune fille. Il n'avait pas fallu longtemps pour que les choses reprennent leur cours normal. Les lumières tamisées du hall principal, l'atmosphère feutrée du boudoir, la douceur presque palpable qui émanait d'Isabel et maintenant cette toute jeune fille trop légèrement vêtue, tout invitait à l'abandon. Nul n'aurait pu soupçonner que quelques jours auparavant, un meurtre abject avait secoué l'établissement.
Le policier avait encore à l'esprit l'image de la petite Lilas, perdue, emmitouflée dans sa couverture, fragile et sanglotante. Aussi fut il un bref instant décontenancé quand la jeune fille, à son invitation, se fut assise face à lui. Car de fragilité, il n'était plus question. Celle qu'il avait sous les yeux le toisait avec une franchise, une hardiesse dans laquelle il crut déceler une pointe d'arrogance. L'inspecteur principal décida de marquer au plus vite son territoire.
— Nom, prénom, date et lieu de naissance, Mademoiselle.
— J'ai déjà dit tout ça, deux fois, répondit la jeune fille.
— Je sais. Je veux juste éclaircir quelques points.
Elle lança un regard interrogateur à Isabel qui opina de la tête. Lilas s'y plia sans enthousiame.
— Julie Laporte. Quatorze septembre dix-huit cent soixante sept à Québec.
— Depuis combien de temps travaillez-vous ici ?
— Ça aussi je l'ai déjà dit à l'Inspecteur Lebrun.
— Je le sais aussi. J'ai lu le rapport de l'interrogatoire. Contente-toi de répondre aux questions. J'ai mes raisons de te les poser. Alors, depuis combien de temps travailles-tu ici ?
Le ton était cassant. Le tutoiement trahissait l'impatience voire l'exaspération du policier. Il était là pour poser les questions, elle n'avait qu'à se contenter d'y répondre.
— Un an, soupira-t-elle.
Aubrac lança un regard noir à Isabel. Elle l'avait engagée alors qu'elle était toujours mineure.
— Tu t'es bien foutu de moi la nuit du meurtre. J'essaie juste de comprendre pourquoi tu m'as caché tes petits jeux avec Henry de la Minaudière et Blanche.
— J'ai rien caché.
— C'est ça. Tu as "oublié" que tes rendez-vous galants avec Minaudière incluaient tes copines.
— Je ... j'étais choquée. Et j'ai tout raconté le lendemain à vos inspecteurs.
— Ouaip. Il a quand même fallu un peu te tirer les vers du nez. Qui a eu l'idée ?
— Quelle idée ?
— De faire appel à d'autres filles. C'était ton idée ou la sienne ?
— Mais la sienne ! s'offusqua-t-elle.
— C'est pas ce que sous-entend Carmine.
— Cette salope ! explosa Lilas. Elle est juste jalouse ! Elle faisait pas la fine bouche devant les billets d'Henry. Et quand il en a plus voulu, elle lui a fait des misères pas possibles !
— Du calme, tempéra le policier. Jalouse de quoi exactement ? Elle en pinçait pour lui ?
La jeune fille s'esclaffa. Aubrac nota qu'elle forçait un peu le ton, le rire se voulait amer.
— Pour que la Carmine en pince pour un mec, il faudrait qu'il soit plein aux as, fit-elle.
— Et il l'était, plein aux as ?
— J'en sais rien, aboya-t-elle.
— N'empêche. Des plans à trois ou quatre avec les plus belles filles de la ville, et toutes les semaines en plus. N'importe qui ne peut pas se le permettre. Tu prends combien pour une nuit ?
— Pourquoi, ça vous intéresse ? répondit-elle, moqueuse.
Il ignora la question. Il faudrait qu'il éclaircisse ça avec Isabel, mais une rapide estimation permettait de se rendre compte que tout le salaire du sous-directeur, plus peut-être, devait passer dans ses frasques hebdomadaires. Et il avait tenu le rythme pendant un an. Aubrac décida de mettre la jeune prostituée sous pression avant d'entrer dans le vif du sujet, la raison de sa présence ici.
— Ne joue pas avec moi, recommença-t-il. Tu es la dernière à avoir vu Minaudière vivant et on a retrouvé son sang sur ton ventre et dans tes chev ...
— J'l'ai pas tué, explosa-t-elle. Pourquoi j'aurais fait ça ?
— J'en sais rien. Pour son fric. À moins que ce soit tout bêtement un crime passionnel. Tu l'aimais ?
Elle fondit en larmes.
— J'l'ai pas tué, répéta-t-elle. C'était juste un client. Un bon client.
Il la laissa se reprendre, lança un regard à Isabel. Elle était impassble, détachée. Dieu qu'elle était belle.
Et que toi t'es con. Elle ne devrait pas être ici, tu joues avec le feu mon vieux.
Lilas renifla. Il lui tendit son mouchoir. Il était temps de crever l'abcès.
— Où est Blanche ?
— Blanche ?
— Oui, Blanche. On ne l'a toujours pas retrouvée depuis le soir du meurtre. Où est-elle ?
— J'en sais rien. Et elle était pas avec nous quand ... quand c'est arrivé.
— Mais elle aurait dû être là, non ? C'est ce que tu as déclaré dans ta déposition.
Elle hocha la tête. Aubrac détourna le regard, Dumont lui avait relayé les détails de l'interrogatoire. Lebrun avait fait du zèle, et vu comment il avait malmené la petite, pas certain que sa déclaration fasse le poids dans les mains d'un bon avocat. Il enchaîna :
— Pourquoi t'a-t-elle fait faux bond ?
— J'en sais rien. J'me suis pas posé la question, je m'disais qu'elle nous rejoindrait un peu plus tard. On avait une bonne partie de la nuit devant nous.
— Y avait quoi entre vous deux ?
— Comment ça ?
— Entre Blanche et toi. C'était plus qu'une collègue, non ?
— On s'entendait bien, oui mais ...
— S'entendait ? Vous ne vous entendez plus ?
— J'ai pas voulu dire ça. Blanche est une bonne copine.
— Juste une copine ?
Elle le regardait, décontenancée.
— Ben oui. Une amie quoi.
— Si c'est une amie, tu dois savoir où on peut la trouver non ?
— Oui bien sûr. J'ai déjà donné son ...
— Son adresse, oui, je sais, l'interrompit-il. Mais si elle se cache, tu penses bien que ce n'est pas chez elle. Elle a sûrement un endroit, quelqu'un qu'elle connait. Elle n'est pas allée se planquer seule dans le bayou.
Il pouvait la voir se refermer comme une huitre. Silencieuse. Il reprit, avec douceur cette fois, repassant au vouvoiement :
— Lilas, vous êtes très mal embarquée. J'ai assez d'éléments pour vous coller en garde à vue. Alors soit vous l'avez tué soit v...
— J'l'ai pas tué ! répéta-t-elle encore une fois.
— Laissez-moi finir. Si vous ne l'avez pas tué, il faut m'aider à retrouver Blanche. Parce que si vous êtes innocente, vous êtes probablement la dernière personne à avoir vu Henry vivant.
Il fit une pause, ménageant son effet.
— À moins que Blanche l'ait vu, elle aussi.
La jeune fille garda le silence un moment encore, prostrée, avant de murmurer.
— Elle m'a parlé quelques fois de sa Tante. Mama Colonel, qu'elle l'appelait ...
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