Même moment, dans le bayou : Survivre !

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Bobette ne prit pas même le temps de reprendre son souffle. Couchée au fond de la barque, elle rassembla sous elle ses jambes, tel un fœtus. Elle tenta de passer la chaîne des menottes par-dessous ses pieds. Quelques centimètres encore et elle y parviendrait. Elle expulsa l’air de ses poumons, comprimant du mieux qu’elle pouvait sa cage thoracique en tirant sur ses mains. Il fallait qu’elle parvienne à ramener ses bras par devant elle avant qu’Otto ne puisse remonter sur la barque. Où restait-il d'ailleurs ? Elle parvint à placer le talon droit sur la chaînette, poussa de toute ses forces. Les bracelets lui cisaillaient les poignets. Au prix d’un ultime effort, l’autre talon rejoignit le premier. Enfin, elle passa outre ses entraves.

À l’instant où elle se croyait sauvée, la barque tangua violemment. Otto s'y hissait à demi tandis qu’elle se jetait sur une pagaie. Elle eut à peine le temps de la saisir que déjà, il la tenait en joue. Sans réfléchir, elle se jeta en arrière. Le bruit assourdissant de la déflagration précéda de peu son plongeon. Brassant l’eau dans le plus grand désordre, elle s’éloigna de l’embarcation aussi vite qu’elle le pouvait. Un deuxième coup de feu retentit. Elle plongea au plus profond de l’eau saumâtre, nageant péniblement à la seule force de ses jambes. La panique aidant, l’air ne tarda pas à lui manquer. Il fallait pourtant qu’elle tienne. Sa tête heurta quelque chose. Elle se faufila entre les racines entremêlées et se dissimula à grand peine dans la mangrove. Elle se fit violence pour reprendre son souffle en silence. Elle entendait, sans le voir, le gros Allemand pester et jurer. Au bout d’un moment, elle reconnut le bruit caractéristique des rames dans l’eau. La barque ne devait pas être à plus de dix ou quinze mètres. Elle se rapprochait. S’éloignait. Se rapprochait encore. L’Allemand la cherchait. Quand elle le devinait trop proche, elle s’immergeait plus encore, jusqu’au menton, et retenait son souffle, prête à disparaître sous la surface. Otto s’énervait à nouveau.

— Ich bringe dich um ! (1)

— Komme her, du Schlampe ! (2)

— Du wirst sterben im Sumpf ! (3)

Il cessa de crier, grommelant tout seul, si bien qu'elle ne comprit plus ce qu'il disait. Au bout d’un moment qui parut à la jeune femme interminable, la barque s’éloigna. Sauvée !

Ou pas.

Il a raison. Je vais crever ici.

La tension qui un instant plus tôt attisait son instinct de survie s’évapora d’un coup, faisant place à un immense découragement. Elle grelottait. Une douleur sourde avait envahi son épaule gauche. Il lui faudrait deux heures au moins pour rejoindre la ville, sans compter qu’elle pouvait à tout moment s’égarer.

Je vais crever. De froid. Ou bouffée par un alligator.

La nuit était tombée. Devant elle, au loin, on devinait très vaguement l’horizon, les dernières lueurs d’un soleil couché depuis un moment déjà.

Faut que j’aille vers le nord.

Elle laissa la lueur sur sa gauche. Bientôt, la lune se lèverait, elle l’aiderait à maintenir le cap. Elle commença à nager, sur le dos, tenant devant elle ses poignets entravés.

***

Le commissariat était presque désert en cette fin de dimanche matin. Dumont, avachi sur sa chaise, tentait de faire le point, mais ni sa tête ni son flair ne lui étaient du moindre secours. Il avait bien tenté d’appeler son supérieur, mais n’avait pu établir la communication. Il devait probablement sa malchance à une téléphoniste bigote qui n’avait pas hésité à laisser tomber son service pour assister à la messe dominicale. Affamé, il se décida à aller manger un morceau dans la guinguette qui jouxtait le quartier général de la police de Nouvelles-Orléans. Il n’avait pas terminé la moitié de son plat quand un sergent vint le quérir.

— C’est l’lieutenant d’garde qui m’a demandé d’vous prévenir inspecteur. On a trouvé quelque chose au bord du bayou Segnette. Y pense que ça vous intéressera.

Dumont bondit de sa chaise.

— Quelque chose ? Quoi ?

— J’sais pas, y m’en a pas dit plus. J’dois prendre une voiture et vous y amener.

Dumont régla et fut dehors avant le messager. Il n’avait plus faim tout à coup.

***

Plusieurs policiers étaient déjà sur place. Deux hommes en civil s’affairaient autour d’une barque échouée. Un troisième, en civil lui aussi, les accueillit à leur arrivée. Il se présenta.

— Lieutenant Myrtille. Vous êtes le gars de Bâton-Rouge ?

Dumont acquièsça, réfrénant un sourire en entendant l’improbable patronyme.

— On ne s’est jamais croisés, je pense, continua l’officier.

— Effectivement, fit Dumont. On a quoi, là ?

— Vaut mieux que vous voyez par vous-même, rétorqua le local en se dirigeant vers l’embarcation.

Lorsqu’ils l’eurent atteinte, le visiteur ne put retenir un juron.

— Merde. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Au fond de l’esquif, un homme gisait, sans vie. Mais ce n’étaient ni les yeux grands ouverts ni la lividité extrême du cadavre qui avaient surpris Dumont. C’était la blessure. Le côté droit du cou était déchiqueté, la chair et la peau pendaient en lambeaux. Comme si on avait voulu le dévorer.

— On en sait rien.

— Un animal ? se risqua Dumont.

— Peut-être. Mais si près d'une zone habitée, c'est peu probable. Et il n'y a pas eu d'incident de ce genre ici jusqu'à présent.

— Plus loin dans le bayou, non ?

Le lieutenant le fixa, éberlué.

— Et il serait revenu jusqu'ici dans cet état ? Ça n'a pas de sens.

Il marqua une pause, avant d'ajouter, pensif :

— Sauf bien sûr s'il y avait quelqu'un d'autre avec lui.

Dumont rebondit :

— Il est mort quand ?

Un des hommes agenouillés auprès du cadavre releva la tête et lança :

— Hier soir ou cette nuit. Mais sans certitude, avec ce froid.

— C’est le légiste, précisa le lieutenant en le désignant du chef. La seule chose qui paraît sûre, c’est que la barque n’était pas là hier. Ce sont des gamins qui l’ont trouvée ce matin. Ils viennent jouer ici, et ils jurent leurs grands dieux qu’hier, il n’y avait rien.

— On sait qui c’est ?

— Oui. C’est pour ça qu’on a pensé que ça vous intéresserait sûrement.

Dumont masqua son irritation. L’autre semblait vouloir le faire gamberger, probablement pour assurer son petit effet. Il prit sur lui pour se taire, invitant de facto son collègue à poursuivre. Ce qu’il fit.

— C’est un attaché de l’ambassade allemande. Un certain Johan-Ferdinant von Herpzmel.

(1) Ich bringe dich um : je vais te buter !

(2) Komme her, du Schlampe : viens ici, salope !

(3) Du wirst sterben im Sumpf : tu vas crever dans ces marais !

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