Dimanche 10 janvier, fin de journée. Les fouilles.
— Toujours rien ? s’enquit Dumont auprès du capitaine qui avait pris la direction des opérations de recherche.
— Rien. Je vous l’ai dit, on cherche une aiguille dans une botte de foin.
Ils y avaient mis les moyens, pourtant. Dès qu’il avait appris l’identité de la victime retrouvée au fond de la barque, Dumont avait remué ciel et terre pour rassembler tout ce qui pouvait contribuer aux recherches. À l’exception de deux équipes d’agents chargées de retrouver l’homme de main de von Herpmel, ils avaient tout réquisitionné : police, pompiers, autorités portuaires, guides locaux, pêcheurs. Tout ce qui pouvait flotter flottait, emportant à son bord tout qui connaissait un tant soit peu le bayou. Ceux qui ne pouvaient parcourir la rivière et les marais fouillaient les berges, aidés parfois de chiens. L'inspecteur principal Aubrac n’avait pas hésité à déranger le Gouverneur en cette après-midi dominicale, et ce dernier avait de suite appelé le maire de la ville pour lui faire comprendre qu’il leur fallait retrouver la jeune femme au plus vite, allant jusqu’à évoquer une urgence d’intérêt national.
La nuit commençait à tomber et avec elle, les chances de survie de la commissaire allaient fondre comme neige au soleil.
— Nous allons devoir interrompre les recherches, d'ici peu on n’y verra plus goutte, fit le capitaine.
Dumont se renfrogna.
— On pourrait quand même continuer, non ? On a des lanternes et…
— Les lanternes n’aideront pas. Même ainsi, nous pourrions passer à cinq mètres d’elle sans la voir.
— Mais elle pourrait nous entendre et appeler.
— Si c’était le cas, je pense qu’elle l’aurait déjà fait. À moins bien sûr qu’elle ne se cache.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien ne dit qu’elle ne soit pour rien dans la mort du boche.
Dumont resta un moment silencieux. L’idée trottait depuis un moment dans sa tête.
— Peut-être. Mais il semble quand même qu’elle ait été enlevée, ne l’oublions pas. Tout porte à croire qu’elle a dû se défendre.
— Et charcuter ainsi ce malheureux ? Ce n’est plus de la légitime défense, c’est de la sauvagerie rétorqua le capitaine.
— Il n’a rien d’un malheureux. Attendez de voir ce qu’on a ramené de son domicile.
— Mouais... mais même si vous avez raison, elle peut aussi ne pas répondre aux appels pour la bonne et simple raison qu'elle git au fond de l'eau. Allez savoir.
Au loin, des coups de sifflets brefs retentirent. Les deux hommes bondirent de leur chaise de campagne. Dumont cogna la table pliante au passage, envoyant valdinguer les deux gobelets de café tiède qu’ils y avaient posé.
— Le signal !
Ils s’extirpèrent hors de la tente du poste de commandement. L’officier héla un planton.
Ils l’entendaient maintenant plus distinctement encore. À intervalles réguliers, cinq coups de sifflet brefs perçaient la nuit qui n’en finissait pas de s’opacifier.
— Ils ont trouvé quelque chose, rugit Dumont.
Mais le capitaine ne l'écoutait plus, occupé qu'il était à donner ses instructions.
Sitôt fait, les deux policiers embarquèrent dans un mini-vapeur. Déjà, l'équipage lançait la chaudière, tandis que l'escouade d'intervention et l'équipe médicale les rejoignaient. Lorsque la pression fut suffisante, le patrouilleur quitta la rive et mit le cap sur le signal sonore, rapidement couvert par le bruit du moteur et des roues à aubes qui brassaient l'eau.
— On entend plus rien, s'inquiéta Dumont.
Le chef de bord le rassura :
— Les bateaux ont reçu ordre d'éteindre leurs feux dès les premiers signaux et en principe, celui qui a lancé les coups de sifflet devrait déjà avoir allumé un fanal. Ouvrez grand les yeux, et faites moi signe si vous apercevez la moindre lueur.
Le barreur tentait de maintenir au mieux le cap, évitant comme il le pouvait les débris de végétation et les îlots épars, aidé seulement par lumière diffuse d'une lanterne en partie occultée. Un éclairage trop puissant risquait de les aveugler plus qu'il ne les aiderait.
— Là-bas ! clama un agent, indiquant une faible lueur sur leur avant droite.
À mesure qu'ils se rapprochaient, le signal se faisait à la fois plus visible et plus audible. Le marinier envoya cinq coups de sifflet pour annoncer leur arrivée, signifiant ainsi aux secouristes qu'ils pouvaient désormais s'abstenir de s'époumoner. Ils distinguaient maintenant très clairement le phare improvisé.
Ils rallumèrent tous leurs feux et accostèrent à côté d'une barque de pêche amarrée à un îlot de végétation de quelques mètres de diamètre à peine. Deux hommes en civil les aidèrent à débarquer.
— Désolé, les gars, j'crois qu'on arrive trop tard, lança l'un deux en désignant la forme allongée sur le sol.
Ils l'avaient recouverte de leurs manteaux, que le médecin qui accompagnait les policiers eut tôt fait d'ôter. Dumont pesta.
Bobete Van Der Steen gisait nue, menotée et recroquevillée sur elle même, les yeux mi-clos. À la lueur crue des lanternes, les lèvres bleuies, plusieurs hématomes et du sang coagulé tranchaient avec la pâleur cadavérique de sa peau. Le médecin s'agenouilla, saisissant le pouls.
— Le corps est déjà froid, fit-il, résigné.
L'inspecteur-adjoint lança un coup de pied rageur dans la première racine venue.
— Merde ! jura-t-il sans retenue. Depuis quand elle est morte ?
Le Doc saisit le poignet délicat et déplia le bras de la commissaire sans aucune difficulté, avant de se prononcer.
— Deux heures, peut-être, trois ou quatre tout au plus. Y a pas encore de rigidité cadavérique.
— Merde ! Merde ! Merde ! cria Dumont.
Il sentit des larmes de rage lui monter aux yeux. Ils avaient joué de malchance pour deux petites heures.
D'un geste empreint de pudeur, le médecin rabattit définitivement les paupières sur les yeux désormais ternis. lI se releva, tandis que le capitaine faisait signe aux brancardiers.
— On l'embarque, lança-t-il.
— Et couvrez la, ajouta Dumont, amer.
Le capitaine lui tapota l'épaule et lui tendit une cigarette.
— Je ne fume pas, mais là, c'est pas d'refus.
Il dut s'y reprendre à deux fois pour l'allumer à celle de son collègue. Détournant les yeux de la scène macabre, il inspira une grande bouffée.
Putain de job de merde.
— Doc ! s'exclama l'un des deux brancardiers.
Ils s'écartèrent, désignant le corps. Les deux policiers s'interrogèrent mutuellement du regard, mais le médecin ne mit pas plus d'une seconde à comprendre. Il se précipita vers la jeune femme.
— Qu'est-ce qu'y se passe ? s'énerva Dumont.
— Ses yeux, répondit un des secouristes.
Ils étaient à nouveau entrouverts.
— Vos lunettes ! cria le doc à l'encontre du lieutenant, qui ne comprit pas ce qu'on attendait de lui.
— Donnez-moi vos lunettes, lança à nouveau le praticien.
Tout en prenant le pouls de la victime, de son autre main, il déposa délicatement les binocles à la base du nez de la jeune femme. Dumont, qui ne comprenait pas ce qui se passait, s'énervait.
— La ferme ! lui intima le médecin. Laissez-moi faire mon travail !
Au bout d'une dizaine de secondes qui lui parurent des minutes, le coeur de l'inspecteur-adjoint bondit dans sa poitrine. Impossible de s'y tromper. Sur le verre, juste en dessous du nez, un fin voile de condensation à peine plus grand qu'une des deux narines apparaissait. Mais il disparut presqu'aussi vite.
— Ca ne revient pas, s'inquiéta le policier.
— Chuuuut ! lança le Doc.
Au bout de ce qui leur sembla durer une minute au moins, le phénomène se répéta.
— Ma trousse ! ordonna le médecin. Et amenez des couvertures ! Vos manteaux ! Tout ce qui peut la couvrir !
Tout en préparant une injection, il s'expliqua, laconique :
— Son coeur bat. Très lentement, mais il bat. Jamais vu ça. Et elle respire. Je lui donne de l'adrénaline et on l'emmène.
***
Dumont faisait les cent pas dans le hall du grand hôpital de Nouvelles-Orléans quand l'homme en blouse blanche vint le rejoindre. Il se présenta.
— Docteur Ki. Je suis le chef de service des urgences.
— Dumont. Police criminelle de Bâton Rouge.
— Oui, on m'a dit.
— Alors ?
— Votre amie est un cas clinique très intéressant...
— Ce n'est pas mon amie. Mais c'est plus que juste un cas, s'insurgea Dumont sur le ton de la réprobation.
— Effectivement. Pardonnez mon détachement. Mais j'avoue ne plus trop savoir à quel saint me vouer.
— Au fait Professeur, au fait ! s'énerva le jeune policier.
— Elle est en profonde hypothermie. À son arrivée ici, sa température corporelle était de seize degrés. Et son pouls à six.
— Six?
— Oui, six. Six battements par minute.
— Elle va s'en tirer ?
— Peut-être. On est en train de la réchauffer avec toutes les précautions possibles.
— Elle aura des séquelles ? Quand pourrais-je l'interro... je veux dire, lui parler.
— Des séquelles, je ne peux pas me prononcer. Paradoxalement, sur ce point là, c'est peut-être justement le froid à laquelle elle a été exposée qui va la sauver. Tout son organisme, son cerveau en premier lieu, s'est en quelque sorte mis en veille. Un peu comme un animal qui entre en hibernation (1). Mais il y a aussi le reste.
— Le reste ?
— On lui a retiré une balle de l'épaule. La clavicule est brisée, assez salement. La pommette gauche est félée. Des coupures au visage, des hématomes aussi, ainsi qu'à l'abdomen. Elle a une dent cassée et c'est très récent. Le lobe de l'oreille et un téton assez salement déchirés. On ne peut pas exclure une infection, même si là aussi le froid a pu jouer un rôle salvateur. Quoi qu'il en soit, elle a été sévèrement battue.
Dumont ferma les yeux et serra les poings. Il se reprit.
— Vous ne m'avez pas dit quand je pourrais l'interroger...
— Ce n'est en tous cas pas pour aujourd'hui. Il faudrait déjà qu'elle reprenne connaissance puis nous aviserons.
(1) Véridique. En dessous de 20°, la victime peut être en état de mort apparente avec un tracé plat à l'électro-encéphalogramme, et malgré tout survivre sans grandes séquelles.
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