Même jour, l'après-midi. Mama Colonel
La porte s'ouvrit sur une petite femme noire, toute ridée et parcheminée. Mama Colonel le reçut avec le même regard suspicieux que deux jours auparavant. La vieille dame s'effondra quand Aubrac lui apprit le décès de sa nièce.
— Epiphanie était pas une mauvaise fille, marmonna-t-elle.
— Epiphanie ?
— Oui. C'est son p'énom. Blanche, c'était juste pou' son t'avail.
— Je vois. Vous ne l'aviez pas revue ces derniers jours, n'est-ce pas ?
— Je vous ai déjà dit Comissai'. La petite a pas mont'é le bout du nez depuis dix jou'.
— Inspecterur, c'est Inspecteur. Y a -t-il quelque chose qui vous aurait échappé ? Quelque chose que Blan... Epiphanie aurait pu dire, ou pu faire, qui vous reviendrait maintenant qu'elle est... partie ?
L'aïeule mit un moment à répondre. Ratatinée sur une des deux seules chaises de la pièce de vie, elle triturait ses mains comme si elle voulait s'arracher les doigts.
— Je vois pas. Epiphanie est une gentille fille. Mais son t'avail... son t'avail...
— Son travail ?
— Fai' l'amou', comme ça, pou' des sous... Pouvait 'ien a''iver de bon.
— Vous vous disputiez à ce sujet ?
— Pas disputes. Epiphanie elle était douée. T'ès douée. Elle a tout gâché !
— Pour quoi était-elle douée, Mama ?
Les yeux embués de l'ancêtre brillaient maintenant d'une lueur presque incandescente.
— Pou' tout. Pa'ler avec les mo'ts, voyager dans les 'êves, casser les envoûtements...
— Vous voulez dire... toutes ces pratiques vaudou ?
— Oui. Epiphanie sentait les choses. Mieux que moi enco'.
— Vous pensez qu'on pourrait l'avoir tuée pour ça ?
Il trouva sa question idote. La petite vieille haussa les épaules tout en faisant la moue. Aubrac ne croyait pas à ces sornettes et ne voyait sur l'instant pas où tout cela pouvait le mener.
— La poupée que j'ai trouvée l'autre jour, là haut, ça pourrait être elle ?
Elle se recroquevilla plus encore sur sa chaise, tordant ses doigts en tous sens. Aubrac se leva, il n'en tirerait plus rien. Au moment où il prenait congé, une plainte à glacer les sangs s'échappa du corps rachitique. Aubrac frissonna. Mama Colonel geignait, d'une voix rauque, brisée par la douleur :
— Et son f'e', son f'e' !
— Son fer ?
— Non... son g'and f'e'.
— Elle a un frère ? interrogea Aubrac, surpris.
— Oui. Co'nelius.
Aubrac nota le prénom, l'affaire n'en finissait décidément pas de rebondir.
— Vous savez où je peux le trouver ?
***
Fébrile, Aubrac poussa la porte du Cajun Bar. Tous les sens en alerte, il tenait enfin quelque chose de neuf. Il n'eut aucun mal à faire le rapprochement, frappé qu'il était par la ressemblance entre le frère et la sœur. Le même teint café au lait, les mêmes traits fins et réguliers. Le fait qu'il ait retrouvé Bobette Van Der Steen quelques jours plus tôt ici même relevait-il d'une quelconque coïncidence ? Le Cajun Bar était assurément l'endroit à la mode, la présence de la Commissaire dans l'établissement où officiait le frère de Blanche pouvait parfaitement bien relever du hasard.
Il était encore tôt, le client était rare, aussi Abrac décida-t-il de ne pas y aller par quatre chemins.
— Cornélius Bonaventure ? lançat-il en exhibant sa plaque.
— C'est moi même, répondit le jeune homme en fronçant les sourcils.
— Inspecteur principal Gilbert Aubrac. On peut parler ? Discrètement ?
Le mulâtre, visiblement contrarié, héla un gamin occupé à essuyer des verres. Il l'installa aux commandes, non sans lui signifier quelques consignes, avant d'entraîner Aubrac à l'écart sans même lui proposer un verre. Ils s'assirent à une petite table, face à face.
— Je crains d'avoir une bien mauvaise nouvelle, Cornélius.
L'homme le fixait, stoïque, aussi l'inspecteur enchaîna-t-il sans autre forme de cérémonie :
— Votre soeur Blanche est décédée.
En face de lui, l'homme ferma les yeux. Aubrac eut un instant la fugitive impression qu'il avait pâli.
— Comment ? articula-t-il avec difficulté.
— On l'a retrouvée dans la baignoire d'un hôtel, les poignets tailladés. Il semblerait que ce soit un suicide.
— Je n'y crois pas, s'insurgea Cornélius.
— À vrai dire moi non plus. Et du coup, j'aimerais beaucoup savoir pourquoi ça vous étonne.
— Epiphanie était... elle n'aurait pas fait ça. Certainement pas maintenant.
— Pas maintenant ?
— Depuis quelques temps, elle était plutôt joyeuse.
— Continuez...
— Elle... elle prétendait que bientôt, elle pourrait arrêter ce... métier. Qu’on aurait une vraie maison, avec notre Tante.
— Et évidemment, elle ne vous a pas dit comment elle comptait s’y prendre ?
— Non. J’avoue que je n’y croyais pas. Epiphanie était un peu naïve. Elle croyait qu’un jour un « petit blanc », comme elle disait, allait tomber amoureux d’elle et l’emmènerait loin d’ici. À Québec, ou même en métropole.
— Et vous n’y croyiez pas ?
— Les contes de fée, c’est dans les livres, Inspecteur. Pas pour les gens comme nous.
— Elle vous parlait de son travail ? De ses clients ?
— Jamais. Ca peut paraître bizarre, mais elle était assez pudique. Petite, c’était une enfant très sage et très réservée. Timide je dirais. Et terriblement romantique.
— Le genre à tomber amoureuse d’un client ?
— Oh non, amoureuse certainement pas ! s’exclama-t-il.
— Ah bon ? Et pourquoi pas ? Vous venez d edire qu'elle rêvait du prince charmant.
— Elle rêvait d’une vie meilleure. Le prince charmant n’était pour elle qu’un moyen. Mais elle n’en serait jamais tombée amoureuse.
Il fuyait le regard d’Aubrac, qui répliqua :
— C’est parfois quand on s’y attend le moins que ça vous tombe dessus…
— Peut-être, murmura l’homme. Mais Epiphanie n’était pas comme les autres. Elle préférait.. les princesses, si vous voyez ce que je veux dire.
Aubrac voyait très bien, et les dires du frère de la victime coroboraient ceux de Carmine.
— Elle vous a parlé d’une certaine Lilas ?
— Jamais.
Décidément, il avançait à tâtons pensa l’inspecteur. Il sauta du coq à l’âne.
— Bobette Van Der Steen, ça vous dit quelque chose ?
— Rien du tout.
— Elle fréquentait ce bar. Je l’y ai moi-même rencontrée, la semaine passée. Une jeune femme assez… remarquable. Avec des tatouages, coiffée comme…
— Comme une indienne ? Oui, ça me dit quelque chose. Mais elle m’a dit s’appeler Babeth.
— Ma main au feu que c’est elle.
— Elle est venue ici, oui. On est même sortis une bonne partie de la nuit, tous les deux.
— Où ça ?
— Un club de jazz en banlieue. Pas le genre d’endroit pour une blanche, mais elle avait l’air de s’y plaire.
— Et elle ? Elle vous plaisait ?
— Je ne vois pas trop le rapport, fit-il, dubitatif.
— Disons qu’on l’a retrouvée. Bien abîmée. Elle est toujours inconsciente.
— Merde !
— Comme vous dites.
— J’ai rien à voir là-dedans. On a passé du bon temps, on a beaucoup dansé, mais rien d’autre.
Aubrac ne dit rien, alluma une cigarette en prenant tout son temps, si bien que Cornélius dut se méprendre sur ce qui le tracassait.
— J’vous jure, Inspecteur. Je ne cache pas que ça m’aurait pas déplu, mais elle semblait pas vraiment intéressée. Et puis mon oncle…
— Votre oncle ?
— Oui, mon oncle… il a fumé avec elle, je pense. Ça l’a un peu perturbé.
— Comment ça, perturbée ?
— Pas elle. Lui. Il était comme... subjugué, enfin, presque effrayé. Il m'a dit au moins trois fois que ce n’était pas une fille pour moi. Que c’était un démon. Il est un peu sorcier et il m’a foutu les chocottes. J’avais pas trop envie de la revoir.
— Il a un rapport avec votre tante ?
— C’est son fils. En fait, elle, c’est ma grand-tante. Je sais, elle est très âgée.
L’inspecteur ne savait plus trop que penser. Cornélius Bonaventure semblait sincère, mais toute cette histoire de vaudou venait polluer son raisonnement. La seule certitude, c’était que la petite Blanche pensait avoir tiré le gros lot. Mais elle avait payé le prix fort. Il se leva.
— Quittez pas la ville, ordonna-t-il, laconique. J’aurai sûrement encore besoin de vous.
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