Une invitation inattendue
Montgomery, Alabama
11 Juin 1998
L’année scolaire se terminait et tous les juniors de George Washington Carver High School n’avaient plus en tête que les vacances qui approchaient, avant le passage dans l’année fatidique, la douzième, synonyme de sélection à l’université, décisive pour notre future vie d’adultes. La plupart d’entre nous avions enfin obtenu notre permis de conduire et beaucoup se mettaient à la recherche du job d’été qui leur permettrait de s’acheter leur première voiture. Dans ce secteur de la ville, nous nous sentions relativement privilégiés, en tout cas par rapport aux élèves qui fréquentaient Jefferson Davis, mais la plupart de nos parents ne roulaient pas sur l’or et n’avaient pas les moyens de nous offrir ce symbole de liberté et de maturité.
À cette époque, je vivais avec ma mère et ma tante. Ma mère était la comptable et l’adjointe du manager de l’antenne locale de Grainger, ce qui lui donnait une situation assez confortable. Mon père était un chauffeur routier indépendant qui sillonnait le pays à bord de son Peterbilt rutilant, mais cinq ans plus tôt, il avait fait le choix de ne pas rentrer à la maison. Il s’acquittait cependant régulièrement de sa pension alimentaire sans plus se soucier de nous. Ma tante Nancy, qui avait perdu son mari peu de temps auparavant et qui n’avait pas d’enfant nous avait proposé de venir partager sa jolie maison.
Je me sentais plutôt bien à GW Carver. C’était un lycée fréquenté très majoritairement par les afro-américains, les quelques blancs et les rares asiatiques qui partageaient nos classes étaient plutôt issus de milieux modestes. Betty était l’exception. Betty était blanche, Betty était un canon qui avait de longs cheveux blonds toujours impeccablement coiffés, des vêtements de créateur. Elle roulait depuis peu dans une Mazda RX neuve, pour laquelle elle avait réussi à trouver une place sur le parking de l’école. Malgré cela, elle n'était pas populaire, trop distante de nous sans doute. Sur la fin de l’année scolaire, sans que je sache trop pourquoi, elle s’était rapprochée de moi. Je lui avais demandé pourquoi elle fréquentait Carver, au lieu d’un des plus prestigieux lycées privés de la ville. Elle m’avait répondu que ses parents étaient progressistes et souhaitaient que leur fille unique étudie dans le même établissement que la majorité des jeunes de la ville. Elle m’avait expliqué qu’elle avait ainsi pu ressentir, en sens inverse, ce que voulait dire le mot ségrégation.
À seize ans, peu avant le tournant du millénaire, je commençais à peine à utiliser un ordinateur, et encore, au lycée seulement, car il n’y en avait pas à la maison. On voyait tout juste apparaître quelques téléphones mobiles, mais on n’avait pas encore imaginé que notre quotidien serait en grande partie conditionné par ce que nous dicteraient les réseaux sociaux. Pour développer nos relations inter-personnelles, il y avait à Carver de nombreux clubs et associations où je m’activais avec passion, et pas seulement pour améliorer mon dossier d’application dans une bonne université. Je pratiquais plusieurs sports, j’étais plutôt bonne en athlétisme, j’étais vice-présidente du club de photo et je chantais dans la chorale. Je passais également du temps avec ma grand-mère Mary, dans les quartiers les plus pauvres de la ville, en aidant les plus jeunes à faire leurs devoirs, quand leurs grands frères vendaient de l’herbe sur les trottoirs et que leurs sœurs faisaient de petits boulots dans les fast-foods, ou pire. Normalement, pas de quoi attirer l’attention de Betty.
C’est pourquoi j’ai été surprise quand à la sortie de l’un des cours que nous avions en commun, Betty m’a demandé si je voulais venir à une soirée qu’un des ses amis organisait une semaine plus tard, juste avant la remise des diplômes aux seniors. Je ne connaissais aucune fille qui ait été invitée par Betty auparavant. À vrai dire, je ne savais pas grand-chose d’elle, ni de sa famille. Elle m’avait juste dit qu’elle habitait Forest Park, un quartier huppé au sud-est de la ville et que son père dirigeait un cabinet d’avocats downtown. J’étais malgré tout à la fois flattée et curieuse de découvrir comment on vivait dans les beaux quartiers. Je ne lui ai pas demandé pourquoi elle m’avait choisie, moi, et pas une autre fille de la classe. Je pensais secrètement que mon physique n’y était pas tout à fait étranger. Même si je n’avais jamais eu de boy-friend attitré, je savais que je ne laissais pas les garçons indifférents. Je lui donnai donc un accord de principe, en précisant que je devais tout de même en parler à ma mère.
Le soir, ce fut le sujet d’une discussion passionnée. Nancy avait hérité des gènes de grand-mère Mary, qui avait milité dans la foulée du Pasteur Luther King. Elle pensait que les noirs et les blancs devaient vivre ensemble sans différences et que c’était une bonne chose que sa nièce puisse enfin fréquenter la bonne société blanche. Ma mère était beaucoup plus réservée, désireuse de préserver l’équilibre de la communauté. Les noirs représentaient près de soixante pourcents de la population de la ville et elle ne se doutait pas qu’un jour l’un des nôtres serait enfin maire de cette ville qui avait été la capitale des Confédérés. En attendant, elle pensait que chacun devait rester à sa place et voyait d’un mauvais œil cette invitation inattendue, mais comme toujours, elle conclut en me laissant choisir par moi-même, confiante dans mon jugement et mon sens des responsabilités.
Ce soir là, j’aurais mieux fait d’écouter ma mère plutôt que ma tante, mais qui connait une belle fille de seize ans qui renonce d’elle-même à une soirée de fin d’année ? Le lendemain matin, je repérai la Mazda de Betty qui se garait devant le lycée et je lui confirmai ma participation. Elle promit de me faire passer les détails, l’heure et l’adresse, un peu plus tard dans la journée et me recommanda avec un clin d’œil de prévoir une tenue sexy.
Je n’avais pas vraiment de vêtements sexy dans ma garde-robe, ce n’était pas le genre des événements auxquels je participais avec mes amis de la paroisse ou du lycée. Il me faudrait en parler à Nancy qui était toujours pleine de ressources pour ces choses là, pas question de demander à ma mère. Ma tante me rassura et promit de trouver quelque chose d’adéquat.
La semaine suivante s’écoula sans que rien de particulier ne soit à signaler. Je ne parlai pas de l’invitation de Betty à mes copines du lycée. Je ne sais pas trop pourquoi, en fait. Je crois que je ne voulais pas me faire remarquer. Quand on me demandait ce que j’avais prévu pour le samedi suivant, je parlais évasivement d’une fête de famille. De toute façon, je n’avais pas reçu d’autre proposition, je n’avais donc pas à justifier un quelconque refus.
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