Dans le monde des riches

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Coosada , Alabama

Samedi 20 juin 1998

Nous y étions enfin. Betty m’avait communiqué le nom et l’adresse de son ami, l’organisateur de la soirée. Will Rochambault, ce nom avait une consonnance française, sans doute descendant d’une famille de colons implantés en Louisiane deux ou trois siècles plus tôt, les Maîtres blancs, aurait ironisé ma grand-mère. L’adresse indiquée se situait un peu à l’extérieur de la ville, à Coosada, une vingtaine de minutes en voiture. Elle m’avait précisé que les parents de Will ne résidaient généralement pas à cet endroit, mais plutôt dans leur résidence de Floride, où le père de Will jouait beaucoup au golf avec un entrepreneur de l’immobilier, un certain Donald Trump. La propriété serait toute à nous pour cette soirée.

J’avais convaincu ma mère de me prêter sa voiture pour me rendre là-bas. Elle savait que je ne buvais pas d’alcool et ne craignait donc pas de me voir rentrer ivre au volant. Pour ma tenue, c’est ma tante Nancy qui avait assuré. Nous avions à peu près la même taille, et Nancy était restée très svelte malgré ses cinquante ans. Bien sûr, elle ne possédait pas de tenue « sexy », mais elle m’avait tout de même trouvé une robe généreusement décolletée mettant en valeur ma silhouette. Pour me chausser, ça avait été un peu plus compliqué. Nous n’avions pas la même pointure et pas question de me contenter de mes sneakers habituelles. Nancy m’avait accompagnée en ville et nous avions choisi une paire de chaussures fines à talons, pas trop hauts, et à prix raisonnable. Nancy m’avait également aidée pour un maquillage assorti à la robe.

Lorsque j’arrivai devant la propriété, tout ce que je remarquai fut un portail blanc, grand ouvert sur une allée bordée d’arbres. Sur le côté, une pancarte indiquait « Rochambault Manor ». Impossible de se tromper. Je parcourus une centaine de mètres et arrivai dans une zone de stationnement où étaient déjà parqués quelques véhicules, des petits cabriolets ou de gros pick-up pour l’essentiel. Je reconnus la Mazda rouge de Betty ce qui me rassura un peu. Dire que j’étais à l’aise serait mentir. En vérité, j’avais un trac terrible. Je garai la Honda Accord de ma mère un peu à l’écart des autres véhicules, je passai mes chaussures neuves à la place de mes baskets et me décidai à descendre de voiture.

La nuit n'était pas encore tombée et la chaleur de ce début d'été se faisait encore cruellement sentir. Je me dirigeai vers l’entrée de la résidence proprement dite, une grande construction de style colonial, blanche bien sure, le seuil protégé par un péristyle de colonnades typiques pour ce genre de construction. Un homme noir, se tenait derrière un petit pupitre. Il me regarda d’un air soupçonneux en me demandant mon nom.

— Chelsea LeBeau, répondis-je avec assurance.

L’homme consulta une liste placée devant lui.

— Mademoiselle LeBeau, bienvenue à Rochambault Manor. Je vous invite à vous rendre sur la pelouse devant le manoir.

Comme il parlait, il me désignait les vastes baies grandes ouvertes au fond d’un immense hall. Sur un des côtés, de vastes fauteuils faisaient face à une grande cheminée dans laquelle brulait un véritable feu de buches, parfaitement inutile en cette saison. À l'opposé, un buffet était dressé, offrant assez de nourriture et de boissons pour satisfaire les besoins de la paroisse de ma grand-mère pour toute une semaine. Une jeune femme, noire également, s’approcha avec un plateau chargé de verres remplis.

— Un cocktail de bienvenue, Mademoiselle ?

Je lui demandai un thé glacé, plus adapté à la température ambiante. Elle eut l’air un peu surprise et retourna derrière le buffet pour poser son fardeau et me rapporter le verre demandé.

Je me dirigeai vers les ouvertures donnant sur le parc. De la musique se faisait entendre à l’extérieur. Sur la pelouse qui descendait jusqu’à la rivière en pente douce étaient disposées quelques tentes abritant des tables et des chaises, inoccupées pour le moment. Je remarquai plusieurs autres buffets autour desquels étaient regroupés les premiers arrivés. Sur une petite estrade, un groupe de musiciens jouait des airs à la mode, dans la plus profonde indifférence. Je reconnus la chevelure blonde de Betty. Ma condisciple était entourée de trois ou quatre garçons visiblement fascinés par le galbe de ses seins, parfaitement visible entre les pans légers de sa robe lamée or, dont le décolleté plongeait en pointe jusqu’au nombril. Je n’avais vu de telles coupes que sur des photos de magazines, où des starlettes apparaissaient ainsi vêtues pour les premières de films à Hollywood ou bien à la cérémonie des Oscars.

D’un seul coup, je me sentais comme Cendrillon attendant sa marraine. J’entendis une voix derrière moi.

— Salut, tu dois être Chelsea, l’amie d’Elisabeth.

Je pris conscience qu’en dehors du personnel, j’étais la seule personne de couleur dans toute l’assistance. Je me retournai pour faire face à mon interlocuteur. Un garçon un peu plus âgé que moi, aux cheveux longs, parfait sosie de Jared Leto dans « My so-called life », le beau gosse guitariste un peu mystérieux dont l’héroïne cherche à capter l’attention.

— C’est sympa d’être venue, Elisabeth m’avait dit beaucoup de bien de toi, mais je crois qu’elle devait être un peu jalouse, elle t’a sous-évaluée. Tu es super-canon. Je m’appelle William, tous mes amis se contentent de Will et c’est moi qui reçois ce soir.

— Je te remercie sincèrement de cette invitation, balbutiai-je, je suis bien Chelsea en effet. Cette maison est merveilleuse.

— Elle est dans la famille depuis au moins quatre ou cinq générations, mais mes parents ne l’apprécient pas beaucoup. En fait, c’est l’Alabama qu’ils n’apprécient pas trop je crois. Ils préfèrent vivre en Floride. Mon père a maintenant l’essentiel de ses affaires à Orlando.

— Et tu vis seul ici ?

— Seul, c’est une façon de parler. Seul de la famille oui, mais il y a plusieurs personnes qui s’occupent de la propriété et de ma personne bien sur. Ma famille est originaire de Louisiane, je crois que le premier Rochambault est arrivé en Amérique au 18e siècle. Ils ont commencé par faire pousser du coton dans le delta du Mississippi, puis de génération en génération, ils sont remontés plus au nord. Un de mes aïeux a été dans l’état major du général Lee à la bataille de Gettysburg. Il y a perdu un bras. Pour le récompenser, Lee lui a donné cette propriété. La maison était en ruine. Mon ancêtre l’a reconstruite. Mon grand-père l’a fait rénover et agrandir dans les années 50, mais cela n’a pas suffi. Mon père ne voulait pas y vivre à demeure. Je crois qu’il voulait aussi fuir son père, qui était un chef de famille tyrannique, ce qui ne l’a pas empêché d’être un redoutable homme d’affaires. Il a réussi en une génération à regrouper tous les biens de la famille dans une seule main, la sienne. Il est mort il y a une dizaine d’années et depuis c’est mon père et ma tante qui règnent sur l’empire Rochambault. J’ai réussi à me faire accepter à Harvard l’an prochain. Ça se fête non ? Amuse-toi bien, on se reverra tout à l’heure.

Will me laissa comme il était arrivé. Je fis le tour de la grande pelouse, personne ne faisait réellement attention à moi. Les garçons parlaient de leurs voitures, des vacances à venir dans des iles où ils pratiqueraient le surf ou la voile et surtout, ils comparaient les mérites des Universités où ils avaient été admis. L’Ivy League avait bien sur la préséance, mais quelques-uns avaient tout de même porté leur choix sur Stanford ou le MIT. Les filles portaient toutes des tenues de soirée. Leurs conversations étaient sans doute plus futiles, mais non moins couteuses. J’avais le sentiment d’avoir atterri sur une autre planète. J’étais un alien dans ce monde. Je me demandai de nouveau pourquoi Betty avait éprouvé l’envie de m’inviter.

Comme je me rapprochais d'un bar, je remarquai un garçon isolé, comme moi. Il portait une tenue plus ordinaire que la plupart des autres jeunes hommes. Ses yeux semblaient dissimulés derrière des lunettes à verres épais. Il buvait en solitaire.

— Salut, dis-je, je m’appelle Chelsea, qu’est-ce que tu bois ?

— Un bourbon, tu en veux un, il est excellent ?

— Non merci, je ne bois pas d'alcool.

— Au fait, moi c’est Oliver. Oliver Major. Un nom prédestiné je crois.

— À bon, répondis-je naïvement, et pourquoi ?

— Je suis le binoclard premier de la classe et accessoirement le souffre-douleur de toute cette clique.

— Pourquoi es-tu ici alors ?

— Et toi ?

— Je ne sais pas au juste. C’est Betty qui m’a proposé de venir.

— Tes parents sont des gens importants ?

— Non, pas du tout. Je vis avec ma mère qui est comptable.

— Il doit y avoir autre chose alors. Moi, mon père est adjoint au maire et président de la commission d’urbanisme. Rien ne se construit en ville sans son accord. Alors toutes ces familles cherchent à se faire bien voir. Tu es sure que tu ne veux pas un bourbon ? Moi c’est la seule chose qui m’intéresse ici. Bon, depuis peu, j’ai un autre objet d’intérêt.

— Et lequel ? demandai-je ingénument.

— Toi, bien sûr. J’ai bien envie de savoir ce que tu fais ici. Tu n’as pas prévu de chanter sur scène ?

— Non, pourquoi ?

— Will pense qu’il a le talent de Jim Morrison.

— De qui ?

— Jim Morrison, le chanteur des Doors, un groupe de rock des années 70. Il va nous faire un numéro tout à l’heure, c’est couru.

La conversation fût interrompue par l’arrivée d’Elisabeth.

— Salut, Oli, je t’enlève Chelsea, il faut que je lui présente mes amis.

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