Louis
Au début de l’année 2010, je me rendis à Cupertino en Californie. À cette époque déjà, cette petite ville était connue pour héberger le siège de la firme Apple, mais l’entreprise que j’allais visiter était beaucoup plus modeste. Pour l’occasion, je voyageais en tenue civile afin de limiter l’intérêt éventuel porté à mon déplacement. J’étais accompagnée de l’un des jeunes ingénieurs de mon équipe. L’adresse fournie nous menait à un petit immeuble abritant une dizaine de sociétés, toutes aussi inconnues les unes que les autres. J’identifiai celle qui m’intéressait, Seshat Research, et composai le numéro correspondant. Une voix féminine me proposa de m’identifier avant de m’ouvrir la porte.
Le bâtiment ne comportait ni accueil ni concierge. Nous sommes montés au premier étage comme la voix nous l’avait proposé. Le palier comptait quatre portes, une seule, portant une petite plaque « Seshat Research » était entr’ouverte. Je poussai le battant et entrai suivie de mon collègue. À l’intérieur régnait un incroyable désordre, résultant de l’empilage anarchique de dizaines d’ordinateurs et d’encore plus d’écrans. Toutes ces machines engendraient un bruit de fond considérable auquel se superposait la musique d’un groupe de garage rock. Quatre jeunes hommes s’affairaient sur leurs claviers, portant tous un casque audio sur les oreilles. Aucun ne leva la tête à notre arrivée. Une jeune femme au style gothique vint à notre rencontre. Je me présentai à nouveau.
— Venez avec moi, Louis vous attend, dit-elle.
Elle nous précéda entre les tables chargées de matériel vers un petit bureau aménagé au fond du local.
— Louis, les personnes que tu attendais sont arrivées, dit-elle depuis le seuil.
— Merci Masha, répondit-il à la jeune femme sans se retourner. Asseyez-vous où vous pouvez, ajouta-t-il à notre attention. Je n’en ai que pour quelques instants. Si vous voulez du café ou autre chose, demandez à Masha.
Nous acceptâmes le café proposé et l’assistante s’éclipsa.
La dénommée Masha revint très vite avec deux mugs, l’un décoré de l’effigie de Mickey Mouse, l’autre avec le portrait du chanteur Iggy Pop, l’iguane.
Notre hôte tapa une dernière série de caractères avec fougue avant de se retourner vivement vers nous.
— Et voilà. À nous maintenant. Je vous prie de m’excuser, j’avais besoin de lancer cette séquence de tests pour que les gars à côté puissent continuer leurs tâches. Ils sont très doués dans leur domaine, mais totalement incapables d’organiser le travail. Si je leur lâche la bride pendant une heure, je les retrouve en train de craquer un nouveau jeu vidéo. Je suppose que vous n’avez pas ce genre de comportements dans votre personnel.
L’homme qui me faisait face était fascinant. Son regard m’avait transpercé avant de se poser sur le lieutenant qui m’accompagnait. Il avait les yeux d’un bleu très pale, comme ceux d’un husky. Il portait une barbe de trois jours et ses cheveux mi-longs étaient en bataille. Je n’aurais pas misé sur la douche du matin. Il portait un t-shirt délavé sur lequel on pouvait à peine distinguer le visage iconique d’Albert Einstein tirant la langue.
— Désolé de vous recevoir dans ces conditions, mais je n’ai pas les moyens de me payer une salle de réunion. Lequel de vous deux est le capitaine LeBeau ?
Je me souvins que dans le peu de correspondance échangée par mail, j’avais simplement signé « Capitaine C. LeBeau ».
— C’est moi, répondis-je un peu trop vivement. Ça vous surprend ? La personne qui m’accompagne est le lieutenant Jeff Monroe, qui prépare un PhD tout en m’assistant.
— Félicitations Jeff, et vous capitaine, le C, c’est pour quoi ?
— Chelsea.
— Chelsea LeBeau, vous venez de Louisiane ?
— D’Alabama, mais un des mes ancêtres a dû appartenir à un colon français.
La conversation prenant un tout assez surprenant. Ce garçon devait avoir un mal fou à payer son loyer à la fin du mois. Un contrat avec l’Air Force était pour lui une opportunité en or et il avait l’air de s’en soucier comme de son premier Amstrad. Pourtant, je ressentais quelque chose de particulier en l’écoutant, un petit frisson qui se propageait au fond de mon corps. Je n’avais ressenti cela que peu de fois. Je me devais toutefois de rester focalisée sur l’objectif de ma visite.
— Monsieur Warner, commençais-je…
— Louis, je vous prie.
— Louis, vous vous demandez pourquoi nous sommes ici aujourd’hui. Votre société a un chiffre d’affaire égal à zéro depuis que vous existez. Vous êtes une petite poignée de cerveaux probablement très brillants, mais quelque peu foisonnants. J’ai toutefois eu connaissance de vos travaux. Je suis diplômée de Stanford et j’ai encore beaucoup de contacts dans la Vallée. Je vais être directe, convainquez nous de la pertinence de vos recherches et nous vous proposons un contrat de sous-traitance immédiatement.
— Vous voulez dire que vous me proposez de travailler pour la Défense ?
— On peut voir les choses comme ça, mais vous resterez un civil, rassurez-vous, et vous n’aurez pas besoin de déménager, peut-être juste renforcer un peu votre sécurité. Dans l’état actuel, vos recherches n’intéressent pas les majors de la tech, sinon, Google ou Apple vous auraient déjà approchés. Ce n’est pas ce que vous avez déjà développé qui m’intéresse, mais ce vous pourriez mettre au point pour nous. Une sorte de placement à terme pour l’Air Force. Vous travaillez sur l’optimisation et les méta-moteurs de recherche n’est-ce pas ?
Louis Warner se lança dans un long monologue, ponctué d’exemples des limitations des systèmes actuellement proposés, ainsi que de digressions parfois étonnantes.
— Je peux vous montrer quelques résultats obtenus avec notre dernière création.
Sans attendre notre approbation, Louis fit pivoter un écran posé sur son petit bureau et tapa une longue séquence de code sur son clavier.
— Nous n’avons pas encore travaillé sur l’interface utilisateur, s’excusa-t-il. Ce n’est pas le plus important pour nous.
— Pour nous non plus, rassurez-vous.
Nous vîmes défiler les caractères sur l’écran pendant quelques secondes avant qu’une page affiche le résultat.
— Et voilà, nous pourrions aller un peu plus vite si nous avions des unités centrales plus puissantes.
L’écran présentait une liste très détaillée d’informations concernant le lieutenant Monroe. Depuis sa naissance jusqu’à sa dernière affectation dans mon équipe, chaque élément de sa vie était présenté, avec sa source et des références associées. Certaines données, les plus récentes, étaient classifiées. J’en fis la remarque à Louis.
— Vous ne devriez pas avoir accès à certaines de ces informations, dis-je.
— Ce que tout le monde peut trouver n’a aucune valeur. Ce qui est intéressant, c’est ce qui est caché.
— Je préfère oublier ce que vous venez de dire. Si vous devez travailler pour nous, vous devrez signer un accord interdisant formellement ce genre de pratique.
— Quel intérêt pour vous alors ?
Je reconnus qu’il marquait un point de plus.
— Dans le strict cadre d’une mission, il se peut que nous ayons recours à ce talent, mais vous ne pouvez pas être contractant militaire et hacker free-lance !
— Dans ce cas, Capitaine, il faudra bien me payer, car pour l’instant, c’est ce qui me permet de vivre.
Annotations
Versions