Moïra

7 minutes de lecture

Montgomery, Alabama

Dimanche 26 juin 2022


J’avais déjà épuisé le peu de vêtements emportés pour ce qui ne devait être qu’un court voyage. Je n’avais, bien entendu, pas vraiment prévu de tenue pour sortir le soir. Je dus me résoudre à porter l’ensemble veste et pantalon noirs que j’avais donné à défroisser la veille, après les obsèques. Pour assurer malgré tout une touche de provocation, je ne portais rien sous le spencer. Je n’avais pas l’intention de rester sobre et commandai un taxi pour me mener au club de jazz.

— Vous êtes sûre que c’est là que vous voulez aller, Madame, me demanda le chauffeur. Je connais des endroits plus convenables en ville.

— L’un de mes amis joue là-bas ce soir. Alors oui, c’est bien l’endroit où je vous demande de me conduire.

— Comme vous voudrez, en route.

Je connaissais le quartier de Cloverdale et je savais que ce n’était pas le plus chic de la ville, mais je n’en avais cure. L’établissement, vu de l’extérieur, ne payait pas de mine, un petit bâtiment de bois, entouré d’une palissade, quelques places de parking, toutes occupées, un terrain vague alentour. Il y avait du monde sur la terrasse, beaucoup de fumée de cigarettes et pas que du tabac, dans un coin, un petit bar servait des bières sans discontinuer. On percevait le rythme de la musique venant de l’intérieur. Je poussai la porte. L’endroit donnait l’impression d’être resté dans son état originel, au moins cinquante ans plus tôt. De gros climatiseurs, des antiquités, étaient accrochés aux murs de briques nues. Quelques enseignes de néon et de vieilles plaques publicitaires émaillées constituaient l’essentiel du décor.

Dans un coin, sur une estrade basse, quatre musiciens, trois hommes et une femme, jouaient un morceau d’Oscar Peterson, C Jam Blues. Je reconnus Julius au piano, il était accompagné d’un contrebassiste, d’un batteur et d’une guitariste. Le micro placé devant elle, au milieu de la scène, me laissa supposer qu’elle était aussi chanteuse. Je m’approchai de la scène, assez pour que Julius me remarque. Il me fit un petit salut rapide de la main, entre deux mesures. Je gagnai le coin du bar un peu plus loin. Contrairement à beaucoup de lieux dans le Sud, l’auditoire était à parité entre les blancs et les afro-américains. La plupart des clients semblaient réellement être venus pour la musique. Il n’y avait que peu de groupes constitués et les regards étaient tous tournés vers les instrumentistes. Ils étaient vraiment bon. Lorsque Julius lança Misty, je pus apprécier la voix de la chanteuse, chaude et profonde, rappelant celle d’Ella Fitzgerald. À l’exception du batteur, les membres du groupe étaient plutôt jeunes, plus jeunes que moi en tout cas. Je les écoutais depuis une vingtaine de minutes quand Julius annonça une pause. Le bassiste et le batteur s’éclipsèrent dans la coulisse, tandis que Julius et sa guitariste se dirigeaient vers moi.

— C’est sympa d’être venue, je ne pensais pas que tu oserais t’aventurer jusqu’ici.

— J’ai connu bien pire, ne t’inquiète pas !

— Je te présente Moïra, fit-il en désignant la jeune femme qui le suivait, un peu en retrait.

La chanteuse ressemblait à Whitney Houston, jeune. Elle avait une splendide coiffure afro bouclée, comme j’en avais moi-même porté à l’université. Il émanait d’elle une sensualité débordante à laquelle je ne pus rester insensible. Son comportement ne me donnait pas de raison de penser qu’elle puisse être en couple avec Julius, mais je ne voyais pas non plus pourquoi, dans le cas contraire, il l’avait amenée jusqu’à moi.

— Vous avez aimé, me demanda-t-elle ?

— Vous avez une voix sublime, la complimentai-je sincèrement.

— Je vous remercie. J’espère que vous apprécierez autant la seconde partie, ce sont des compositions originales, Jul a composé les mélodies et j’ai écrit les paroles.

— Je suis sûre que ça me plaira, soyez sans crainte. Je vous offre un verre ?

— Avec plaisir, une bière pour moi, répondit Moïra.

— Un coca, demanda Julius.

Pendant que la barmaid préparait les boissons, Julius me précisa :

— Le deuxième set dure à peu près quarante minutes. Si ça ne fait pas trop tard pour vous, on pourrait aller boire un verre ensuite.

— Pas de problème, je serai encore là. Je n’ai pas vraiment l’habitude de me coucher tôt.

Leurs partenaires revenant sur la scène, les deux musiciens finirent rapidement leurs boissons pour les rejoindre.

Les créations de Jul et Moïra étaient résolument engagées. Plus de romance, mais des textes revendicatifs, dignes d’Angela Davis ou de Malcom X. La musique était elle aussi plus violente, plus percutante, laissant une large place aux riffs de guitare de Moïra, à mi chemin entre Jazz Fusion et Heavy Metal. Je pus constater que le public était divisé. Certains consommateurs se dirigèrent assez rapidement vers la sortie, tandis que les clients restant s’étaient rapprochés de la scène, dans une attitude presque extatique. Personnellement, je n’étais que moyennement transportée par les accords complexes et la rythmique chaotique, mais j’appréciai les mots de la chanteuse et sa voix envoutante.

— Alors, qu’en pensez-vous ? demanda Julius à la fin du concert.

— Je ne vais pas vous mentir, j’ai un peu de mal avec la musique, mais j’apprécie les textes et la façon dont Moïra les porte.

— Oui, ça ne me surprend pas, répondit le pianiste. J’apprécie votre franchise.

— Je viens d’un milieu très pauvre, ajouta la jeune femme, j’ai appris à chanter à l’église alors que je n’avais que huit ou neuf ans, puis la guitare un peu plus tard. La musique, c’était surtout du gospel bien sûr, mais souvent après l’office, nous nous retrouvions pour jouer du blues ou du rock, mais nous écrivions aussi des textes revendicatifs.

— Je viens aussi de ce monde, répondis-je, ma grand-mère a milité dans cette ville avec le Pasteur King. Elle aurait sûrement adoré vous rencontrer.

— C’est elle qui vient de mourir ? demanda Julius.

— Oui, mais je crois qu’elle n’était pas triste de partir. Elle était âgée et elle a une belle vie. Je regrette juste de ne pas avoir pris le temps de venir la voir plus souvent.

Dans le bar, en l’absence de musique, les conversations avaient repris, dans un brouhaha déplaisant.

— Vous seriez d’accord pour venir prendre un verre chez nous ? proposa Moïra. Ce n’est pas très grand, mais c’est sympa, vous verrez.

Julius renforça cette proposition d’un grand sourire.

— Je crois que vous avez réussi à conquérir Moïra, et ce n’est pas facile.

— Dans ce cas, je vous suis, répondis-je sans hésiter.

Je ne sais pas vraiment ce que ces deux jeunes gens avaient en tête, mais je n’avais rien contre un plan à trois.

Moïra et Julius partageaient une petite maison coquette, à proximité du campus de l’université. Le rez-de-chaussée était constitué d’un grand espace ouvert, avec un espace cuisine dans un coin, et une zone réservée à la musique à l’opposé où un piano droit, plusieurs amplis et des micros sur pied semblaient prêts pour un nouveau set. Plusieurs guitares, électriques et acoustiques, étaient accrochées au mur. Sous le bow-window donnant sur le petit jardin, un grand nombre de coussins étaient éparpillés sur le sol.

— Mets toi à l’aise, me recommanda Moïra en commençant à se déshabiller. Julius, tu nous proposes un peu de musique ?

— Oui, oui. Et toi, tu nous sers à boire ?

— Qu’est-ce que tu prendras Chelsea ? me demanda la jeune femme. Notre whisky n’est pas exceptionnel, mais il est acceptable je crois.

— Merci, ça me conviendra, ne t’inquiète pas.

De la musique commença à monter de deux grandes enceintes à l’ancienne, de près d’un mètre de haut. Des accords doux et dissonants à la fois, d’un style qui ne m’était pas familier.

— C’est un musicien français, précisa Julius, Marc Ducret. Il a beaucoup influencé le style de Moïra.

Une odeur caractéristique commença à emplir la pièce. La jeune femme expira un rond de fumée. D’une main, elle me tendit un verre et de l’autre elle tira une autre bouffée avant de me proposer le joint.

Quelques minutes plus tard, nous étions, Moïra et moi, allongées sur les coussins. La jeune musicienne avait la poitrine dénudée et s’affairait à me déshabiller d’une main habile. Julius avait remplacé Ducret et jouait des airs planants au piano, tout en gardant un œil sur nos corps enlacés. Je me laissai gagner par le plaisir de ces jeux saphiques qui me transportaient quelques années en arrière, dans les bras d’une belle indienne.

Julius finit par venir nous rejoindre. Nous fûmes deux pour dévoiler son corps fin et racé à la fois. Nous fûmes également deux à profiter de sa virilité, tantôt nous volant mutuellement l’objet de nos convoitises, puis le rendant à l’autre pour partager la montée du désir. C’est très tard dans la nuit que nous avons fini par nous endormir tous les trois emmêlés, ivres d’alcool, de shit et de plaisir.

Au petit matin, je regagnai ma chambre au Renaissance, la tête encore un peu confuse. Je me jetai sur le lit encore intact après m’être débarrassée des vêtements de la veille. Je n’avais pas pensé à accrocher l’avertissement à porte. Ce fût la femme de chambre qui me réveilla en s’excusant. Je regardai l’heure. Dix heures quinze. Je n’avais plus rien à faire à Montgomery. Je réservai un vol depuis Atlanta, pour éviter une correspondance et envoyai un message à Louis pour le prévenir de mon retour et lui demander de prendre en charge l’acheminement de ma Tesla depuis la Georgie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Eros Walker ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0