Investigations

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La Jolla Beach, Californie

Mardi 5 juillet


Confortablement installé dans le coin aménagé en espace de travail de son motor-home stationné sur le parking de la plage de La Jolla, Louis Warner s’assura que tous ses équipements étaient opérationnels pour enregistrer les conversations téléphoniques tout en masquant l’origine réelle des appels.

Son premier coup de fil fut pour Karl Hoffmann, le président de l’association d’entraide des parents d’enfants atteints du syndrome de Morton-Plesky. Il se présenta sous l’identité de John Mason, journaliste d’investigation spécialisé dans les sujets ignorés par les médias mainstream, en particulier dans le domaine médical. Sans méfiance particulière et heureux de pouvoir faire connaître son association et la maladie à laquelle il avait choisi de consacrer l’essentiel de son énergie, il donna au bloggeur de nombreuses données scientifiques et statistiques, promettant l’envoi de toutes les références et publications disponibles pour documenter le sujet. Sentant l’homme prêt à livrer le fond de ses pensées, Louis orienta la conversation vers le domaine pharmaceutique et la mise au point d’un traitement pour cette pathologie actuellement sans solution thérapeutique.

— Il n’y a malheureusement pas beaucoup d’efforts dans ce domaine, car le nombre de cas, heureusement assez faible, ne permet pas d’assurer un retour sur investissement suffisant pour les grands groupes, expliqua Hoffmann. Il y a cependant eu une tentative il y a quelques années. Les laboratoires Valantis, par l’intermédiaire d’une startup dont ils avaient juste fait l’acquisition, SynBioLabs ont expérimenté un traitement qu’ils décrivaient comme révolutionnaire, sur une base de thérapie génique. Lorsqu’ils sont passés à la phase II, ils nous ont contactés pour constituer un panel de volontaires. Les bonnes pratiques d’expérimentation demandent un échantillon de 100 à 300 patients pour cette phase, mais nous n’avions pas une telle population à leur suggérer. Nous avons pu leur communiquer les coordonnées d’un quinzaine de familles, qui nous avaient bien entendu donné leur accord au préalable. Je crois qu’ils ont obtenu une dizaine d’autres noms par d’autres sources. Ceci restait toutefois un groupe fort restreint au regard des exigences méthodologiques de la FDA.

— Les familles ont néanmoins accepté de rentrer dans le programme ? relança le pseudo-journaliste.

— Vous savez, lorsque la médecine conventionnelle ne laisse à vos enfants aucune perspective, certains se tournent vers la religion, d’autres vers les gurus et autres médecines dites alternatives. Alors, oui, la plupart des familles ont accepté. Parmi celles que nous avions proposées, douze ont accepté. Je crois qu’au total, le laboratoire a réuni vingt cas.

— Avez-vous été partie prenante dans cette phase d’expérimentation ? demanda Louis.

— Pas directement, non. Les juristes de Valantis ont été extrêmement stricts dans les mesures de confidentialité mises en place. Les parents ont été contraints de signer des clauses très sévères leur interdisant de communiquer sur le déroulement des essais et leurs conséquences, sur une période s’étendant jusqu’à dix ans au-delà de la fin des tests.

— Est-ce une pratique usuelle ?

— Grands dieux, non ! C’est justement le rôle d’associations telles que la nôtre d’assurer le partage d’informations entre tous les malades et leurs proches. Nous avons eu quelques cas de parents qui nous ont sollicités pour savoir si ces clauses étaient habituelles. Nous leur avons bien entendu répondu que non, mais vous savez ce que c’est, quand vous voyez une petite lueur d’espoir au bout du tunnel, vous vous y engagez sans plus hésiter.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Et bien, justement, du fait de ces clauses de non-révélation, nous n’avons plus eu de nouvelles pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que nous constations que deux familles parmi nos douze adhérents participant à l’essai ne répondaient plus à nos communications. J’ai bien entendu personnellement tenté de reprendre contact directement avec les parents, mais dans les deux cas, je n’ai eu que des explications évasives pour justifier la fin de leur participation à nos échanges. Nous n’avons pas cherché plus loin. Nous n’avons pas les moyens de payer des détectives ou des avocats, vous savez.

— Et pour les dix autres, comment est-ce que ça s’est terminé ?

— Le traitement avait des effets secondaires assez significatifs sans apporter de véritable bénéfice thérapeutique. La campagne d’essais a été interrompue et nous n’en avons plus entendu parler.

— Accepteriez-vous de me donner les coordonnées de ces deux familles ? demanda Louis.

— Bien entendu, je ne suis tenu par aucun accord. Je vous enverrai tout ce que j’ai, mais je ne sais pas si vous obtiendrez grand-chose de leur part. Elles prendraient un grand risque financier en vous racontant leur histoire. Les pénalités contractuelles sont énormes.

— À quel point ?

— J’ai entendu le montant d’un million de dollars.

— Oui, en effet, ce n’est pas rien. Laissez-moi tout de même tenter ma chance.

— Je vais vous envoyer les noms avec les références et les copies des rapports scientifiques sur le syndrome de Morton-Plesky.

— Merci beaucoup Monsieur Hoffmann. Je ne manquerai pas de vous recontacter dès que mon article sera prêt à être publié.

Lorsqu’il eut terminé sa conversation avec Hoffmann, Louis décida de sortir prendre un peu l’air sur la plage. Il n’avait pas besoin d’attendre les informations du président de l’association. Il connaissait déjà à peu près tout de ces deux familles, mais il préférait pouvoir dire que c’était Hoffmann qui lui avait fourni les adresses plutôt que de reconnaître qu’il les avait obtenues par des voies détournées. En ce début de juillet, comme souvent à cette période, une légère brume montait du Pacifique, masquant la vue sur les iles. La mer était remarquablement calme et tous les surfeurs attendaient près de leurs mobile-homes ou jouaient au volley-ball sur la plage. Louis prit un pack de bière avec lui et s’approcha d’un petit groupe qui bavardait sur le sable. Trois hommes et deux femmes, beaux et bronzés comme il se doit si près de Malibu, entre vingt-cinq et trente-cinq ans, parmi lesquels Louis faisait figure d’ancien. Il fit tourner le pack en en gardant une pour lui. Il refusa le joint qui tournait lui aussi. La conversation avait à peu près autant d’intérêt qu’un programme de télé-réalité, mais c’était son monde. Louis resta une demi-heure avec les jeunes gens avant de retourner à ses écrans. Comme promis, Hoffmann lui avait envoyé un mail avec de nombreux documents attachés ainsi que les adresses et les téléphones des deux familles endeuillées. Louis considéra la situation. Il disposait de deux chances. Il pouvait se permettre deux approches différentes. Il choisit de débuter par une stratégie directe et composa le numéro de Luther White.

— Monsieur White ? Bonjour, je me permets de vous contacter suite à une conversation que j’ai eue avec Karl Hoffmann. Vous le connaissez n’est-ce pas ?

— Oui, en effet, je connais Monsieur Hoffmann, mais qui êtes-vous ?

— Je suis en train de préparer un dossier sur le syndrome de Morton-Plesky et j’aimerais vous parler de votre expérience en tant que parent d’enfant atteint de cette maladie.

— Vous êtes le foutu journaliste dont l’avocate m’a parlé. C’est vous qui fourrez votre nez dans les affaires du laboratoire. Je n’ai pas le droit de discuter avec vous de ce sujet. Elle m’a bien rappelé que le contrat nous l’interdit.

— De quelle avocate parlez-vous ? Je ne vous ai même pas donné mon nom.

— Elle nous menacé d’un procès et de dommages-intérêts que nous n’avons pas les moyens de payer.

— Dans ce cas, je suis désolé de vous avoir dérangé. Au revoir Monsieur White.

Louis raccrocha. Cette non-conversation était en elle-même révélatrice de la situation. Ce Luther White avait peur. Peur d’un procès qui lui ferait tout perdre, ce dont Stanton l’avait clairement menacé. Il lui restait un deuxième appel à passer. Il lui fallait adopter une nouvelle couverture.


— Madame Cynthia Lang ? Permettez-moi de me présenter, je suis Andrew Brite, de la compagnie d’assurances Southern Life. Je travaille pour le compte du laboratoire SynBioLabs et je voudrais faire le point avec vous sur les indemnisations relatives au décès de votre fils Jordan.

— Je ne crois pas vous connaître, ni votre compagnie, répondit la femme. Nous n’avons reçu aucune indemnisation, ni de SynBioLabs ni de personne d’autre.

— C’est justement la raison pour laquelle je prends contact avec vous. Voyez-vous, la société SynBioLabs est très soucieuse de sa réputation et souhaite démontrer qu’elle n’a pas abandonné une famille en détresse.

— C’est un peu tard pour se découvrir une conscience, il me semble.

— Je ne suis que le représentant des assurances, mais je peux vous affirmer qu’il y a eu des changements récents dans le management du laboratoire et que les nouveaux dirigeants souhaitent avant tout démontrer leur volonté de secourir les familles touchées par le malheur. Nous pouvons aujourd’hui mettre en œuvre des garanties qui pourraient vous permettre de recevoir une somme conséquente en réparation du préjudice subi lors des essais cliniques malheureux. Je sais que cela ne vous rendra pas votre enfant, mais ça pourrait vous aider à repartir sur de nouvelles bases.

— Et pour ces nouveaux dirigeants, que vaut un enfant ?

— Nous pouvons parler de cinq cents mille dollars en capital ou si vous préférez, une rente à vie.

Louis Warner décela un changement dans le ton de voix de la mère de famille.

— Cela à quelque chose à voir avec ce que m’a dit l’avocate à propos du contrat ?

— Vous voulez parler des clauses de confidentialité ? Oui, il y a un lien en effet. Le versement de cette somme suppose que vous confirmiez l’accord en renonçant à toute forme d’action juridique future. Ceci dit, je ne vois pas vraiment en quoi ce pourrait être un problème pour vous.

— Non, en effet. Je n’ai aucune raison d’en parler à qui que ce soit. Je ne l’ai jamais fait jusqu’à présent, même pas avec l’association des parents de malades.

— Dans ce cas, je vous propose d’établir un document que je vous adresserai afin de préparer le versement de ces indemnités. J’aurais besoin pour cela de certaines précisions. Pourriez-vous me donner les noms, prénoms complets et date de naissance de Jordan.

— Simmons, c’est le nom de son père, Jordan Peter. Né le 12 juin 2015 à Birmingham, Alabama.

— Merci. Pouvez-vous me préciser comment vous êtes entrée en relation avec SynBioLabs ?

— C’est le docteur Marlow, de l’hôpital Children’s of Alabama, qui nous a contactés. Il avait eu nos coordonnées par Karl Hoffmann. Il nous a reçus dans son service et nous a expliqué en quoi consistait le traitement. SynBioLabs travaillait sur une nouvelle approche, la thérapie génétique, je crois.

— La thérapie génique.

— Oui, c’est ça. Il nous a dit que Jordan pouvait peut-être bénéficier d’une chance de guérison si nous acceptions de tester ce nouveau protocole. Il nous a aussi expliqué que c’était un domaine très secret, que le laboratoire ne pouvait courir le risque de voir ses travaux révélés avant qu’ils aient pu déposer tous les brevets. Je n’ai pas trop compris tout ça, et le père de Jordan non plus, mais nous avons pensé que ça pouvait être une occasion unique de sauver notre enfant. Nous avons donc signé ce contrat et sa clause de confidentialité.

— Excusez-moi de vous demander tout ça, mais je dois être très précis dans ma description du contexte. Que s’est -il passé ensuite ?

— Le docteur Marlow a fait passer beaucoup d’examens à Jordan, des prises de sang, des scanners et plein d’autres choses puis ils ont commencé à lui faire des injections, une fois par semaine. Au début, tout allait bien, Jordan se portait un peu mieux, il recommençait à manger normalement, à jouer avec ses camarades. C’est au bout de six ou sept semaines que les choses se sont dégradées. Jordan a eu une forte fièvre et il a beaucoup vomi. On a pensé à une gastro, c’est assez fréquent. Le docteur Marlow nous a dit de ne pas nous inquiéter, qu’il fallait poursuivre le traitement. Trois semaines plus tard, Jordan vomissait encore régulièrement, mais pour le reste ça allait mieux quand il a eu une nouvelle crise. Cette fois nous l’avons amené en urgence à l’hôpital. Il n’en est jamais ressorti.

Cynthia Lang éclata en sanglots au bout de la ligne.

— C’est ce traitement qui l’a tué ! Le docteur Marlow est un assassin ! À l’hôpital, on nous a dit que Jordan avait eu un brusque arrêt du cœur et qu’ils n’avaient pas pu le réanimer.

— Je vous remercie de partager avec moi ces moments de douleur. Une dernière question, il n’y a pas eu d’autopsie ?

— Non, pourquoi me demandez-vous ça ?

— Pour savoir si le décès de Jordan pouvait être lié au traitement qu’il suivait.

— C’était évident non ?

— D’un point de vue scientifique et aussi juridique, non, je ne crois pas. Jordan aurait pu avoir une pathologie cardiaque non détectée, sans rapport avec la maladie pour laquelle il était traité. Avez-vous eu d’autres contacts avec l’équipe médicale ou le laboratoire ensuite ?

— Non, nous avons récupéré le corps de Jordan et il a été incinéré. Depuis, nous nous efforçons de continuer à vivre, chacun de notre côté. Le père de Jordan m'a quittée et il est parti en Alaska. Moi je suis restée en Alabama avec mes deux autres enfants. Vous croyez que je vais vraiment pouvoir toucher cet argent ?

— Je ne fais que préparer le dossier. Nous vous tiendrons informée dans les jours ou les semaines à venir. Les procédures peuvent être un peu longues dans les assurances. En attendant, je vous recommande de garder cette conversation pour vous.

— Il faudra partager avec le père de Jordan ?

— Oui, bien entendu !

Louis crut déceler un peu de dépit dans la voix de la femme au téléphone. La conversation terminée, il n’était pas spécialement fier de lui. Certes, il avait obtenu les informations qu’il cherchait, mais la méthode n’était pas très honorable. Il n’avait aucun état d’âme lorsqu’il s’agissait de causer du tort à un individu malfaisant ou une organisation sans éthique, mais là, il venait de donner un faux espoir à une femme brisée. Ce sentiment était toutefois légèrement tempéré par la cupidité qu’il avait ressentie chez la mère.


Il ne restait plus à John Mason qu’à écrire son article et le publier sur son blog. Cela pouvait attendre un peu. C’était l’Happy Hour dans les bars de la ville.

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