Luce
Luce ne rêve pas de devenir grande. Elle imagine ses parents heureux, sans leurs soucis d'argent, sans le problème d'alcool de Papa, sans la dépression de Maman avec ses saloperies de médicaments. Un moment qu’elle a compris que ça ne se règlera pas comme ça, du jour au lendemain. Alors Luce a décidé de ne plus attendre demain.
J’ai cru le faire pour vous.
Arrondir les fins de mois de ses parents devient vite son objectif. Depuis ses quinze ans, elle utilise son téléphone pour se faire de l’argent de poche grâce à un petit programme fait maison. Luce touche sa bille dans le domaine, aime particulièrement l’informatique embarquée sur les drones ou tout autre engin. Mais cela ne suffit pas. Et elle le sait très bien. Ce satané lycée est payant depuis 2055, deux mille cents euros par année. Elle souhaite tout payer seule.
Depuis toute petite, Luce joue dans le club de football de Trélazé, une petite ville de la banlieue d'Angers, où se sont regroupées pas mal de talents de la région. Cette année, les Trélazéennes sont arrivées quatrième du championnat de France, et pour elle, l’attaquante, c'est une joie de voir son club aller aussi loin. Luce s'appuie sur un physique imposant, une taille d’un mètre quatre-vingt-six, qui, combinée à sa détente incroyable, lui permet de surpasser la plupart des arrières centrales : c'est comme ça qu'elle marque la plupart du temps. Grâce à ses exploits, au fil des années, Trélazé est passé pro en football féminin, ce qui lui permet d'avoir un peu d'argent en plus : assez pour payer le lycée, et louer une voiture autonome pour rentrer chez elle.
J’ai cru le faire pour vous, Papa, Maman.
Parfois, son père rentre saoul. C’est la déferlante. Il la traite de bonne à rien, lui dit que son père à lui n’aurait jamais accepté que sa fille joue au football, que ça ne mène à rien, qu’à cause de ses conneries il n’aura jamais de descendance, surtout si comme il le pressent, elle aime les filles comme toutes les autres. Luce prend sur elle, ne s’emporte pas. Elle s’enferme dans sa chambre et se dit, la larme à l’œil, que c’est l’alcool qui parle.
Luce est très heureuse depuis qu'elle a été qualifiée en équipe de France des moins de dix-sept ans. Elle est titulaire en pointe de l'attaque, et ce soir, les filles jouent la Hongrie, tenantes du titre de championnes du monde qu'elles convoitent. Après quelques matchs à vide, elle a permis l'élimination des Allemandes en quarts de finale, grâce à un vrai but de renard de surface. Tous l'attendent au tournant ce soir pour cette demi-finale : critiques, amis, familles et coéquipières. Tous espèrent qu’elle supportera la pression.
Tu aimais tant jouer avec moi, Papa.
- Toujours 0 à 0 passé la quatre-vingt-cinquième minute entre les deux équipes mon cher Enzo, qu'en pensez-vous ?
- Pour moi, et je dis bien pour moi, selon mon analyse, les Hongroises ont l'habitude de ce genre de situation. Les Françaises ont, elles, par contre tendance à vouloir vite enterrer le match, ce qu'elles n'ont pas su faire tout au long de la rencontre. Cela s'annonce donc difficile, à moins qu'elles ne marquent rapidement. Une autre analyse pour vous Charlotte ?
- Non non je suis globalement d'accord, mais je crois qu'avec ce trio à l'avant formé par Luce Grangier, Pathy N'Simba et Anissa Quatremer, les Hongroises doivent s'attendre à toutes les possibilités.
- Oh oui ! D'ailleurs regardez ! Le débordement de Quatremer. Quand on parle du loup ! Elle centre. Mais ça passe au-dessus de l'avant-centre Grangier... Et encore ! Au second poteau, N'Simba récupère la balle, dribble Fehér, feinte de frappe ! Lève la balle pour Grangier... Et c'est le but ! Grangier qualifie magnifiquement l'équipe de France sur cette tête, splendide ! Et quel travail d'Anissa Quatremer sur cette action parfaite ! Extraordinaire !
- Ne parlez pas trop vite Enzo, il reste quelques minutes durant lesquelles les Hongroises peuvent encore se montrer dangereuses.
Mais Enzo Michalak n'a pas parlé si vite que ça : cette action vient de qualifier Luce et ses coéquipières pour la finale. Elle en rêve tant, que tous ces problèmes s'envolent...
Luce doit cependant vite retourner à la réalité, car cette année, elle passe son bac. Ses parents, surtout son père, ne manquent pas de lui rappeler ! Ses camarades se moquent toujours d'elle quand ils la voient bosser. Alors elle révise toute la nuit, pour avoir un peu plus que la moyenne, en prétextant le sport de haut niveau qui grignote son temps pour justifier ses résultats.
Je croyais que tu étais fier de moi.
Luce essaie de prendre sur elle, voit tout le malheur qui reste encore dans les rues, au lycée. Eux ne sont pas en finale de la coupe du monde de football, eux ne sont pas déjà payés à son âge : elle ne peut pas faire la fine bouche. Dans sa vie, pas d’amour, elle a mis ça de côté ; priorité aux choses sérieuses. Parfois, certaines personnes ne l’ont pas laissé indifférente, elle pense notamment à Anissa. Leur complicité va plus loin qu’une simple amitié, pour elle. Et ce garçon, Louis, un geek qui passe son temps à lire et dessiner, elle aimerait tellement plonger dans ses rêves. Tout cela attendra. Elle croit avoir toute une vie pour cela. La Coupe du Monde féminine 2058 n’attendra pas, elle. Si elle arrive à marquer ce dimanche 29 septembre, c’est certain, les plus grands clubs s’intéresseront à elle. Elle signera pour une somme folle auprès d’un club ; les sponsors lui feront de grosses propositions. La pression est intense.
Avant-dernière semaine, dix jours de préparation avant la finale. Jour de repos. Luce se plonge dans de la science-fiction, elle passe déjà pour la geek de service auprès de ses coéquipières. Sur sa liseuse, elle lit un vieux livre que Louis lui a conseillé : la « Zone du Dehors » d’un certain Alain Damasio. Quand elle voit ce qu’on a imaginé pour 2084, cela la fait sourire. Nous sommes toujours en train d’explorer l’espace, en déployant quelques camps de vacance pour ultra-riches sur la Lune. Luce ne croit cependant pas qu’on arrivera à créer des planètes comme dans ce livre. Même chose pour une petite fille qui est entièrement « reconstruite » après un incident, la médecine est très loin de telles prouesses. Soit, les idées développées sont intéressantes, il faudra qu’elle pense à remercier Louis, si elle le peut…
J’ai mis de côté ma jeunesse pour toi…
L’entrainement reprend, les filles donnent le meilleur d’elles-mêmes, travaillent tactiquement comment mettre à mal l’équipe du Japon. Luce subit une pression monstre pour garder sa place de titulaire, elle n’est pas la seule prétendante. Elle doit continuer dans la dynamique actuelle, sans succomber à Anissa, Louis ou tous les autres qui lui répètent que le sport ne durera que quelques années, et qu’après elle finira aigrie, seule et sans le sou.
Le mardi suivant, dernier soir où elle peut manger chez elle, son père fait à nouveau une scène en rentrant tard du bar. Lucie encaisse les insultes magnifiquement et sourit. Elle repart la tête haute, après avoir passé quelque temps à pianoter sur son ordinateur. Elle sauvera bientôt les apparences.
… Mais tu n’as jamais pu comprendre.
J-4. Luce donne tout sur le terrain aujourd’hui. Elle qui d’habitude met toutes les autres en valeur, elle rayonne. Ses coéquipières sont impressionnées, son coach trouve son attitude bizarre, elle lui répond avec un grand sourire. Ce soir-là, elle tente d’embrasser Anissa lorsqu’elles sont à l’écart, qui la repousse. Elle part en direction du parking, telle une furie, pianotant sur son smartphone à toute allure. Elle attend que la voiture autonome démarre. Luce ferme les yeux, pour toujours. La voiture s’est encastrée dans l’arbre, et a explosé.
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