Largué
Je sens l’eau partout, une pression meurtrière derrière les parois de béton. Coincé sur mon siège, enfermé dans ce train qui roule comme si de rien n’était dans un tube sous la mer. Eurostar. 16 h 50.
Je sens l’eau partout. J’étouffe.
St-Pancras se la joue verrière "Belle Époque", paquebot retourné, coursives et passerelles, derrière une façade rouge brique.
L’eau s’éloigne un peu. Mais je suis immobile au milieu d’un brouhaha agité. Pas vraiment à ma place. La fuite n’est pas un voyage.
Je suis parti sans bien réfléchir. Billet pour Londres. 85€. C’est une dépense raisonnable pour se sauver. Pour me sauver.
Une fille agite les bras et sa bouche semble articuler des mots qui ne parviennent pas jusqu’à moi. Des mèches rouges clignotent sur sa tête. C’est Grace.
Elle me prend dans ses bras, sautille autour de mon cou, m’embrasse, parle, parle, parle… Grace… Ton anglais m'embrouille et ton français me caresse. "Je contente de voir toi" dit-elle.
Marcher dans Londres c'est comme marcher dans Paris, sauf que je ne risque pas de te croiser.
Marcher dans Londres avec Grace c'est comme tenir un ballon doré gonflé à l'hélium. C'est juste ce dont j'ai besoin. Sa bouche a le goût du bubble-gum qu'elle mâchouille. Et c'est facile d'embrasser Grace. C'est sa façon de vous cajoler, de vous rassurer, de vous consoler. Sa façon de dire "Je aime toi".
L'appartement de Grace me fait l'effet d'une roulotte tsigane. Le canapé disparaît sous les coussins à fleurs et on boit du thé Matcha dans des mugs à l'effigie de Lady Di. "Poor Diana" comme dit Grace. Je me laisse totalement absorbé par le moelleux nuage fleuri et coloré qu'est le divan, les volutes odorantes qui s'échappent de ma tasse et le sourire figé de la princesse de faïence.
Le corps de Grace est souple, ses seins accueillent ma tête et j'entends les battements de son cœur dans des gargouillis de tuyauterie quand elle avale son thé. Elle chantonne entre ses lèvres closes un air que je ne reconnais pas.
Tout est simple avec Grace.
- Do you love her ?
La question se renverse sur ma tête et dégouline par mes yeux. Toute l'eau que j'ai fendue dans mon train de métal se répand sur mes joues. Toute l'eau que j'ai voulu mettre entre elle et moi noie mon thé et déborde sur le brushing de Diana.
- You're my only love, Grace.
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