Chapitre III
À cause de toutes ces démonstrations, la déambulation dans les dédales de la banque dura un peu plus de temps qu’escompté mais les deux hommes parvinrent finalement au grand salon, duquel on pouvait effectivement surveiller le rez-de-chaussée. Le velours vert des sièges se mariait parfaitement avec la bibliothèque à droite et les quelques tapisseries qui parsemaient le mur opposé. Une demi-douzaine d’individus regardait par la fenêtre mais un seul ressortait véritablement du lot, dans son long pardessus jaune, assorti à sa chevelure qui tombait sur ses épaulettes, purs objets d’apparat. Au son des pas, celui-ci se retourna et ouvrit grand les bras.
— Ferdinand ! Comment vas-tu depuis tout ce temps ?
Il se précipita vers lui et l’enserra comme si une très forte complicité les liait. Il lui tapota longuement le dos et reprit en s’écartant mais en conservant ses mains sur ses épaules :
— Tu as pas mal changé, tu ne me parais pas en grande forme. Qu’on apporte donc quelques gâteaux à mon ami !
Puis il vint se tenir à ses côtés, face à l’auditoire, en le collant contre lui.
— Tout le monde, je vous présente Ferdinand Laffont, sauveur de notre cité, aussi désintéressé que brillant !
Un tonnerre d’applaudissements éclata et l’invité fit mine de s’extasier des honneurs qu’on lui rendait. Il agit comme on l’attendait de lui. Il sourit, se gratta maladroitement la nuque, détourna le regard, rit sans raison et se jeta sur les sucreries qu’on lui proposât. Pour ce dernier geste, l’acteur n’eut pas à forcer son talent. En une phrase de son hôte, le nouvel arrivé devint la coqueluche des autres convives. Une femme richement parée au point de presque compenser son âge avancé s’empressa de lui saisir les doigts et d’entamer la conversation :
— Vraiment ? Je n’ai hélas jamais entendu parler de vous ! Qu’avez-vous accompli et pourquoi n’êtes-vous pas plus connu ?
— Voyons, très chère, lui asséna son époux quelque peu jaloux, il… oui… ça me revient… il a…
— Il a préservé Ornemer de la famine il y a trois ans ! Si nous avions plus de gens comme lui, nous n’aurions pas à subir tous ces troubles, compléta monsieur Noussillon, toujours accroché à lui.
— Voyons, vous exagérez, rougit monsieur Laffont.
— Mais pas du tout ! Sans vous, le Noir seul sait vers quels abîmes nous aurions plongé.
Ferdinand en était parfaitement conscient mais il préférait qu’un autre l’enseigne à sa place. Après tout, la modestie est l’art de faire dire aux autres ce que l’on pense de soi-même. Et modeste, il tenait à le rester. Pour l’instant, il s’agissait de son sauf-conduit vers le grand monde. On le trimballerait de diner en diner et de salon en salon pour l’exhiber telle une médaille, un trophée, un certificat d’intégrité. Quiconque le prendrait sous son aile pourrait s’accaparer toutes ses vertus. En échange d’un toit et d’un peu de pain, ces mécènes de la bonne conscience attireraient sur eux l’admiration qui lui était due. Et puis, un animal aussi inoffensif ne saurait mordre. Il tendrait la patte lorsqu’on le lui demanderait, sourirait sur commande et chanterait les louanges de son bienfaiteur à chaque instant. En ces temps où la populace pouvait venir vous égorger au moindre prétexte, surtout lorsqu’on était bien pansu, garder un individu pareil sous le coude relevait de l’instinct de survie. Il endosserait le rôle d’ultime argument devant les fourches, de protecteur de ses protecteurs.
Ses deux mains en serrèrent un nombre incalculable d’autres, lorsqu’elles n’étaient pas occupées à piocher dans les mets qu’on lui tendait. Ferdinand rendait les courbettes qu’on lui adressait et s’esclaffait à chaque plaisanterie de l’assemblée, dont une fois presque sincèrement. Il savait bien que, derrière les louanges qu’on lui chantait, se cachait la mélodie des sirènes ; que, derrière la sympathie qu’on lui témoignait, se tapissaient les dents longues et affutées des requins et que, sous toute cette gentillesse, se faisait entendre le rire saccadé des hyènes. Il méprisait son auditoire car il le connaissait. Ce milieu emplit de lâcheté et de faux semblants. Chaque compliment entretenait la haine qui couvait en lui comme autant de bûches d’un ardent brasier.
— Mes amis, mes amis ! Voyons, laissez respirer le pauvre homme ! Vous le faites suffoquer. Il s’étouffe déjà suffisamment avec ses canapés.
— Oh ! Oh ! Oh !
Le compteur des blagues réussies resta à un. Cependant, on peut juger de l’importance de quelqu’un aux réactions qu’il suscite lors de ses boutades ratées. Indiscutablement, Charles Noussillon tenait la dragée haute à tous les autres. Il se ressaisit de Ferdinand comme d’un ustensile dont la propriété pourrait se voir discutée et l’emporta avec lui.
— Veuillez nous excuser, mais nous avons bien des choses à nous dire. Détendez-vous, je reviens très vite !
L’ustensile ne broncha pas. Il en profita pour contempler ces yeux verts pleins de malice. Ceux-là mêmes qui s’étaient plissés de délice lorsqu’ils lui avaient refusé le prêt dont il avait besoin. Ceux-là mêmes qui l’avaient jeté dans la pauvreté sans sourciller. Ceux-là mêmes qui, enfin, lui avaient souhaité bonne chance comme s’ils venaient de simplement le soumettre à quelques difficultés sans conséquences. On l’entraina dans un petit bureau, empli de meubles en bois finement taillé, le tout surplombé par un portrait d’un personnage aussi grand que majestueux, à l’air aussi affable que digne et qui devait sûrement représenter monsieur Noussillon, ou plutôt l’image qu’il se faisait de lui-même. Tous deux s’installèrent dans des fauteuils en velours face à face et se scrutèrent l’un l’autre, les traits de l’amabilité gravés sur le visage.
— Raconte-moi tout ! Que deviens-tu ? Cela fait… Pfouu… Trois ans je dirais que nous ne nous sommes pas recroisés.
— Trois ans, exactement. Oh, j’ai rencontré quelques difficultés tu sais.
— Mince ! Rien de grave j’espère. Si tu as besoin de mon aide…
— Une simple passe compliquée mais, je compte bien me relever.
— Je te reconnais bien là ! Remarque, je t’ai aperçu dans la file, en bas. J’imagine que les problèmes de la cité t’ont enfoncé encore un peu plus dans l’embarras. Heureusement que tu as gardé ton manteau bleu. Je ne t’aurais jamais reconnu sans lui ! Quelle veine !
Ferdinand comprit où il voulait en venir. Il le jaugeait. Il cherchait à déterminer si son interlocuteur n’avait pas gagné en finesse, en ambition ou en hargne.
— J’ai bien fait de le garder alors ! Ce matin encore, j’envisageai de le revendre contre un bon repas… ou deux frugaux, j’hésitai encore. Ah ! Ah !
Charles se décrispa. Il n’avait rien à craindre d’un abruti pareil. Ses années de misère n’avaient même pas entamé sa naïveté naturelle. Pire, elles pourraient même l’avoir renforcée. « On ne change jamais, conclut-il pour lui-même. »
— D’ailleurs, c’est vraiment gentil de ta part de distribuer de la nourriture gratuitement. Tu en aides des gens !
— Oh… Tu sais, je reste un banquier. Il ne s’agit que d’un investissement. L’amour du peuple, par les temps qui courent, vaut bien quelques sesterces. En réalité, je l’estime à plusieurs millions. Tu conviendras qu’un peu de soupe n’est pas cher payé pour un si gros gain.
Ferdinand comprit l’intérêt, le mot correspondait bien ici, de la manœuvre. Cela lui ressemblait bien.
— Ah ! Ah ! Ah ! Voilà pourquoi tu as réussi là où j’ai échoué. Je n’y aurai jamais songé.
— Voyons, ne dis pas ça. Tu as juste été malchanceux. Allons bon, trinquons à nos retrouvailles ! Je te propose… hmm…
Il fouilla dans un tiroir contenant une bonne vingtaine de bouteilles. Celles qu’on ne prenait pas la peine de garder au frais.
— Ah ! Voilà ! Une cuvée des côtes d’Isdragor.
Le moins mauvais des vins du royaume d’Ariange. Il ne coûtait cher que parce qu’il lui fallait traverser la mer pour parvenir ici. Ce blanc possédait un goût sucré, vaguement fruité mais peu subtil. On le servait généralement en collation, entre déjeuner et souper, à l’époque où l’on pouvait se permettre de prendre quatre repas par jour.
— Tu arrives encore à commercer avec le continent ?
— Difficilement. Toutes ces tempêtes n’aident pas. Enfin, ça finira bien par se calmer.
— Ou pas. Ça ne s’est jamais calmé pour les Ilnéens.
— Les prêtres du Bleu affirment que la fin d’Ornemer n’arrivera pas de sitôt.
— Tu les crois ?
— Jusqu’ici, ils ne sont jamais trompés. Ah ! Ah !
Il servit son invité et tous deux trinquèrent à la santé de tous les dieux et au futur d’Ornemer. Ils échangeaient des banalités mondaines, l’un se vantant et l’autre flattant.
— Et donc, après ta disparition, madame Gircond a commencé à tromper monsieur…
« À bas le sénat, vive le roi ! À bas les trois cents, vive le Dieu Blanc ! »
Un brouaha émana soudain de la rue d’en bas dans laquelle un immense attroupement noyait la place de la Monnaie. Des effigies de quelques éminents politiciens pendaient au bout d’une corde tandis qu’un parterre d’individus, la plupart armés, progressait vers l’immense bâtiment en spirale. Face à eux, se tenait déployé le régiment des arquebusiers, prêt à tirer. Charles et Ferdinand avaient tourné leur siège vers la fenêtre et contemplaient la scène comme au théâtre en sirotant leur coupe.
— Alors, comme ça, les émeutiers ne se sont pas emparés de l’hémicycle hier.
— Effectivement non. Ça ne s’est pas joué à grand-chose cela dit. Ce matin, lorsque je suis arrivé, on ramassait encore les corps. Mais, qui sait, cette fois-ci sera peut-être la bonne. Tiens, je te relance dans les affaires. Je parie mille sesterces sur le camp le moins nombreux, plaisanta Charles.
— J’en parie deux mille que tu l’emporteras, renchérit Ferdinand.
— Ah ! Ah !
En contrebas, la cohorte d’émeutiers s’arrêta et un silence pesant prit place. Quelques secondes de flottement s’écoulèrent avant que le capitaine de la petite troupe ne s’exprime.
— Reculez, où nous ouvrons le feu !
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