— Ah ! Ah ! Ah ! s’esclaffa Charles. Je te reconnais bien là ! Je me souviens à l’époque, tu affichais la même expression lorsque tu rencontras Dimitra. Vous avez un peu effectué une carrière inverse, lorsqu’on y pense. On compte sur toi pour l’aider à rebondir, ma belle.

— Avec grand plaisir ! Je désespérais d’un jour te revoir, Ferdinand.

Il voulait la tuer autant qu’il voulait l’embrasser. En fait, il voulait la tuer d’autant plus qu’il voulait l’embrasser. Il avait face à lui la personne responsable de ses plus grandes joies comme de ses plus grandes peines.

— Comme ces retrouvailles sont émouvantes, reprit Charles. Cependant, nous ne nous sommes pas réunis ici pour ressasser le bon vieux temps mais bien pour nous entretenir du présent.

— Que nous avez-vous encore mijoté ? rebondit Gaston entre deux amuse-gueules.

— Il va encore nous proposer d’investir dans je ne sais quelle affaire plus ou moins louche, répondit du tac au tac Marguerite.

Mais de tout ça, Ferdinand s’en fichait. Dimitra restait collée contre lui, s’intéressant faussement à la conversation. Elle le torturait à la vue de tous. Un tapotement de son doigt contre sa main lui faisait l’effet d’un coup de marteau, une caresse anodine sur son bras le brulait plus surement qu’un brasier et ses regards aussi furtifs que succincts lui perçaient les rétines.

« Reprends-toi, par tous les dieux ! Fais fi de cette diablesse et écoute ces enfoirés ! » s’intima-t-il.

Il se pinça, se força à se concentrer sur les échanges et s’écarta de Dimitra autant qu’il le put, malgré sa moue désapprobatrice qui lui froissait les entrailles.

— … Et c’est là qu’intervient Ferdinand !

— Euh… Mes excuses… Tu peux répéter, Charles ?

— Ah ! Ah ! Ah ! Toujours la tête dans les nuages ! Je disais simplement que, demain, se tient une réunion de crise au sénat. Ils cherchent une façon de sortir de ce bourbier mais, tu connais les sénateurs. Des vieillards qu’on applaudit parce qu’ils ne font rien quand tout va bien mais qui ne savent pas agir autrement lorsque la situation se corse. Déjà, la dernière fois, c’était nous qui avions réagit mais ça, tu t’en souviens. Ils ne t’ont probablement pas oublié, dans l’hémicycle, et te compter dans nos rangs donnera du poids à nos arguments.

— Et qu’est-ce que vous comptez faire ? Je ne détiens hélas plus assez d’avoirs pour vous soutenir en quoi que ce soit.

— Nul besoin de tout cela. Tu possèdes quelque chose de beaucoup plus important : une image ! Tous ceux qui te connaissent te savent droit et proche des intérêts du peuple.

— Vous en êtes d’ailleurs si proche que vous avez fini par le rejoindre, persifla Marguerite.

— Allons, cessez de le railler. Sans lui, nul ne sait ce qui aurait pu advenir, répondit Gaston. Il nous a bien sauvé la mise.

— À défaut de la sienne.

— Marguerite… Toujours aussi impertinente. Ah ! Ah ! Bon, où en étais-je ? Ah, oui ! Demain donc nous présenterons nos propositions pour remédier à la situation. Ferdinand, vous serez notre caution. Allez savoir pourquoi, certains se méfient de nous aussi bien chez les pauvres que chez les riches. Votre présence et votre soutien calmera leurs craintes.

À force, on les connaissait, ces renards. Ces hyènes. Ces rapaces. Revêtir la peau d’un agneau ne fait jamais de mal lorsqu’il s’agit de berner les moutons.

— Et puis-je au moins connaître les mesures que vous comptez mettre en place ?

— Ah ! Ah ! Ah ! Tu ne perds pas le nord ! Ne t’inquiète pas, tout sera mis en place dans l’intérêt supérieur de la cité !

Monsieur Noussilon comprit, à la posture attentiste de son interlocuteur, que cette profession de bonnes intentions ne suffisait pas, même au naïf monsieur Laffont.

— Bon, pour faire simple, nous allons assurer l’ensemble des prochains convois de nourriture sur le trésor de la cité et, en cas de défaut, sur les épargnes des clients de plusieurs banques, dont la mienne. Depuis ta petite mésaventure, plus personne n’accepte de se porter caution lorsque le Bleu se déchaine. Même pour sauver la cité. Naturellement chaque client sera ponctionné à part égale.

Le riche payerait autant que le pauvre et l’on nommerait ça égalité. On nommerait ça justice.

— Est-ce tout ?

— Non, pas tout à fait. Il est également grand temps de revenir sur une de nos lois ancestrales, la protection des biens des temples et du Culte. Eux aussi devront être soumis à l’impôt. Ils appartiennent aussi à notre cité, non ? Ils doivent en partager les frais.

— Par les temps qui courent, je ne suis pas certain que se mettre le Bleu à dos soit la solution la plus judicieuse.

— Je suis certain qu’il sera ravi de nous aider. Nous redoublerons de prières pour compenser. Ah ! Ah ! Et puis, de toute façon, ces braves sénateurs s’en remettent aux dieux pour les faire vivre une année de plus, et à nous lorsqu’il s’agit de gagner une élection. Ils sauront faire le bon choix. Surtout si le parangon d’abnégation se tient à nos côtés, rajouta-t-il en serrant Ferdinand contre lui comme le meilleur de ses amis.

— Encore faut-il que le sénat tienne jusque-là, ricana madame Tourton.

— Nous avons doublé la solde et les rations des arquebusiers après les évènements d’hier. Ils devraient demeurer loyaux encore quelques jours. Suffisamment pour tenir jusqu’au retour au calme.

— Et pourquoi le calme réapparaitrait-il ? Monsieur Ombail vide la moitié de nos réserves chaque journée qu’il passe à s’empiffrer. Remarque, on pourrait l’exécuter et l’on sauverait l’île de la famine.

— Je ne vous permets pas, s’égosilla l’invectivé. J’ai payé tous ces mets. J’ai le droit !

— Allons, allons. Mes contacts sur le continent m’ont confirmé qu’une flotte emplie de victuailles est sur le point de prendre le large. Lorsque la question de l’assurance sera réglée, ils vogueront et, comme il y a trois ans, il suffira qu’une fraction arrive à bon port pour rétablir l’ordre.

Chacun hocha de la tête. Rien n’avait-il changé depuis ces tristes évènements ? Les mêmes maux, les mêmes remèdes, les mêmes incompétents aux commandes.

— Ferdinand, nous comptons sur vous pour convaincre les sénateurs récalcitrants du bien fondé de nos réformes.

— Bien sûr ! Je ne laisserai pas ma cité mourir de faim !

Tous le regardèrent avec une mine satisfaite, sauf Marguerite qui le méprisait ouvertement et Dimitra qui ne paraissait pas aussi détendue qu’elle aurait dû.

— Eh bien, trinquons à notre accord. J’ai hâte de voir la tête que feront tous ces bigots lorsqu’ils vont enfin se voir obligés de payer l’impôt comme tout le monde. Oh, que j’aimerai assister à la séparation de ces dévots en larme et de leurs adorées pièces d’or. Je me demande combien de sesterces entassés dans leurs temples depuis des lustres attendent d’enfin servir à quelque chose. M’est avis que je ne manquerai pas la messe ce jour-là. Ah ! Ah !

Les conversations badines reprient aussitôt après cette plaisanterie. On distinguait finalement assez mal les débats quant à l’avenir d’Ornemer et ceux portant sur les derniers ragots. Disette et coucheries, révolution et flagorneries s’entremêlaient dans leur bouche comme un indémêlable sac de nœuds dont chaque fil serait d’égale importance. On parlait politique comme d’une corvée, on parlait organisation du prochain banquet comme d’une corvée, on parlait mariages et amour comme d’une corvée. Tout n’était que détails et fioritures pour qui, comme eux, vivait dans la richesse, l’oisiveté et l’indifférence la plus totale quand au sort du reste du monde.

Ferdinand quitta le groupe lorsque l’on commença à évoquer les déboires juridiques de monsieur Grilleret, une sombre affaire de pots-de-vins qui trainait depuis des décennies et qui faisait office de blague récurrente lorsqu’on ne savait plus quel sujet traiter. Les grands clercs s’entretenaient d’un côté, évoquant peu les dieux mais beaucoup les chiffres. À l’autre bout de la salle, assises sur des fauteuils, des dames s’entretenaient, comme les hommes, de sujets tantôt badins, tantôt sérieux sans manifester davantage de gravité pour l’un que pour l’autre.

Tandis qu’il allait se servir en gâteaux, chose qui ravissait d’autant plus son palais qu’il n’y était plus habitué, son regard s’arrêta sur le groupe des officiers. Heureusement qu’ils portaient leurs uniformes et arboraient de fières moustaches, sans quoi on aurait pu les confondre avec les marchands. Parmi ceux-là, s’en démarquait un avec un air légèrement plus grave. Légèrement plus gêné. Légèrement moins décoré aussi. Ses cheveux châtains bouclés qu’il ne cessait de triturer, sa manie de rire aux plaisanteries avec un temps de retard et son rictus forcé dénotaient au moins d’un léger inconfort, au pire, d’un franc malaise.

— Ces fraisiers sont succulents, tu ne trouves pas ?

Cette voix faillit le faire sursauter. Dimitra. Pourquoi le tourmentait-elle ainsi ?

— Autrement, je ne m’en délecterais pas, répondit Ferdinand.

— Ton imitation de Marguerite est bien maladroite. Cela ne te ressemble pas de ne serait-ce qu’essayer de lui ressembler.

— Qu’est-ce que tu me veux ?

— Je recherche simplement ici une compagnie un peu plus agréable que celle qu’on me propose ailleurs.

— Tu devrais rejoindre ton mari.

— Il s’agit sans doute de la pire.

— À se demander pourquoi tu l’as épousé.

— Pas pour son physique ni son esprit en tout cas, minauda-t-elle en lui effleurant le bras.

Il se retint de la gifler sur place. Il se retint de l’enlacer. Sa chevelure de bronze l’enivrait jusqu’au vertige. Sa poitrine, gonflée par un corset, lui promettait mille plaisirs et au moins autant de souffrance s’il succombait à ses charmes.

— Va-t’en, jeta-t-il avec si peu d’assurance que cela en vint à signifier « reste ».

— Pourquoi veux-tu te débarrasser de moi, enchaina-t-elle avec la voix de l’amante qui se sait triomphante.

— Tsss… Bon, reste si tu veux mais ne m’embête pas, n’interviens pas, abdiqua-t-il.