Chapitre VIII
Pour la première fois depuis plus de trois ans, Ferdinand se réveilla dans un lit de plumes à l’odeur supportable. Charles, qui tenait à conserver son affection pendant au moins quelques heures, n’avait pas lésiné sur les moyens et tout lui avait été offert, du souper au logis en passant par les jolies servantes. Ces dernières aidèrent quelque peu le revenant du monde des affaires à oublier Dimitra, bien qu’il vît dans chacune de leurs qualités celles de son aimée. Sous cette lune et ses auspices, il dormit peu mais bien.
Le matin, il fut réveillé par les douces caresses d’une charmante jeune femme en lieu et place des élucubrations d’Albert et des bruits de bagarre rythmant chaque heure du chemin de la charité. La douce qui réchauffait ses draps, et dont il avait oublié le nom, si tant est qu’il ne l’ait jamais connu, lui tendit de quoi se revêtir sans que Ferdinand ne prenne la peine de lui rendre la pareille. Il la préférait comme ça. Il enfila son uniforme, fit tinter sa médaille d’une pichenette, embrassa furtivement la belle et sortit de sa chambre en quête de la délégation qu’il allait accompagner.
Tandis qu’il se perdait à travers le dédale que formaient les couloirs, il repensa à sa vie passée. Jamais, même à l’apogée de sa fortune, il n’avait possédé pareille demeure. Les murs étaient recouverts de velours, et alternaient entre des fenêtres qui donnaient sur l’océan et les tableaux de toute la lignée Noussillon, depuis les premiers colons précédant l’indépendance, jusqu’aux banquiers d’aujourd’hui en passant par les nobles de l’époque des rois. Voire ces visages défiler les uns à la suite des autres représentait une véritable plongée dans l’histoire de la ville. Au départ repère de mécréants et d’infortunés, elle se transforma rapidement en cité guerrière peuplée de corsaires avant de troquer, il y a quelques décennies, l’épée contre la plume et l’acier contre l’or.
Un seul représentant de cet illustre lignage dérogeait à la règle qui voulait que chaque chef de famille compte parmi les plus éminents dignitaires de l’île, et ce qu’importe les régimes. Parmi tous ces visages maquillés, ces corps ornés de capes, d’armures ou de costumes d’apparat, se cachait un homme à l’air humble, presque honnête. Le cheveu blond, les pommettes marquées et les yeux verts des Noussillon témoignaient de sa filiation mais seule sa tête avait été peinte, sans bijou ni fioriture d’aucune sorte. Une sorte d’anomalie au milieu de cette galerie d’illustres, comme si un membre de cette race avait voulu se démarquer en mettant davantage l’accent sur ce qu’il était plutôt que sur ce qu’il possédait. Grâce aux dieux, la simple existence d’un tableau à son effigie rappelait qu’il aurait suffi d’englober toute sa silhouette pour retrouver les mêmes parures et dorures que ses ancêtres et descendants.
Ce long couloir menait jusqu’à un immense salon, qu’on aurait pu prendre pour une cour si un toit ne le couvrait pas. Toit qui, d’ailleurs, était orné d’une immense fresque aux couleurs et à l’effigie de tous les dieux, qui s’entrelaçaient et s’affrontaient dans un chatoyant balai circulaire autour des armoiries rouge et or de la dynastie. Après tout, lorsque l’on reçoit tant de biens par la naissance, à qui le doit on si ce n’est aux dieux, et les dieux eux-mêmes n’ont-ils pas œuvré, par leurs mystères, à ce que l’on jouisse et abuse de tout ceci ? Naître dans un berceau gravé de ces enseignes dénotait d’une promiscuité presque népotique avec le divin et ce ciel se trouvait là pour le rappeler.
— Ah ! Ferdinand ! Comment te sens-tu pour le grand jour ? Bien dormi ? ricana Charles.
— Je n’ai que rarement passé une nuit aussi agréable et, pourtant, je me retrouve épuisé.
— Excellent ! Ta bonne humeur vaut bien un peu de fatigue.
Tandis que Charles prononçait cette phrase et que le cortège s’apprêtait à se rendre au sénat, une clameur se fit entendre dans la rue. Monsieur de Noussillon ne broncha pas mais la moitié de ses associés exprimèrent une vive surprise. Les autres la cachèrent juste mieux.
— Allons, ne laissons pas les piaillements du bas peuple nous retarder. Évitons la cohue, pressons le pas, l’histoire nous attend ! entonna le patriarche, guilleret.
Il savait ce qui se tramait mais cela ne le dérangeait guère, guère plus qu’une guêpe virevoltant un peu trop bruyamment lors d’un dîner en terrasse. Toute sa clique sortit donc, parée de ses plus beaux costumes et de ses plus dévoués marauds, accueillie en fanfare par l’ensemble de la clientèle de la maison Noussillon. Quelques centaines de culs terreux criaient le nom de leur patron, scandaient celui de ses plus proches associés et se bousculaient pour recevoir l’insigne honneur de lui serrer la pince. Tant d’enthousiasme de la part de ces manants ne pouvait signifier qu’une chose ; chacun de ceux-là recevrait un repas, peut-être deux, en fonction de l’ardeur qu’il mettrait dans ses acclamations. Et ces gens mourraient littéralement de faim. Les femmes avec enfant à charge allaient donc naturellement jusqu’à se piétiner entre elles pour apposer un baiser sur la main de leur bienfaiteur, synonyme de sécurité pour elles et les siens jusqu’à au moins la fin de semaine.
Le banquier savait fidéliser ses obligés. Pour cela, il ne lésinait jamais. Certains recevraient peut-être de la morue ou de la sardine. Ceux qui allaient jusqu’à rudoyer leurs concurrents, ou tout du moins leur soutien, recevaient même de la viande pour chaque blessure, reçue ou infligée. Mais personne ne souhaitait de débordement aujourd’hui. La moindre altercation pouvait très vite dégénérer. Une simple haie d’honneur jusqu’à l’hémicycle suffirait amplement aux projets du maître.
En arrière garde, inconnu au bataillon et abandonné même des gardes du corps, monsieur Laffont suivait docilement la coterie dont il incarnait jadis l’une des têtes. Il observait madame Tourton sourire avec dégoût à ses adorateurs et monsieur Ombail se battre pour conserver la cuisse de poulet qu’il avait gardé du petit déjeuner. Il lui fallait bien ça pour remonter une demi-avenue. Monsieur de Noussillon, de son côté, n’hésitait jamais à raconter une plaisanterie de son cru au petit veinard qui parvenait jusqu’à lui, comme s’il le connaissait personnellement. Il arbitrait parfaitement entre la popularité qu’il devait entretenir et le rythme de marche qu’il devait soutenir. Il calmait les sicaires un peu trop prompts à la bastonnade pour qui s’avançait trop, s’arrêtait un court instant pour écouter un bout de phrase, répondait par un trait d’esprit bien senti puis progressait de quelques mètres avant d’accepter qu’on l’aborde à nouveau.
Il s’agissait bien souvent des mêmes personnes d’ailleurs, puisque les mendiants qui troquaient leur pain contre des marques d’affection n’étaient pas assez nombreux pour parsemer cette fameuse demi-avenue. Les reconnaissait-il de toute façon ? Quinze secondes suffisaient à Charles pour oublier le visage de la poigne qu’il venait d’étreindre. Pour qui se trouvait pris au milieu des sollicitudes, l’illusion était parfaite. Cependant, à peine quelques pas en arrière, l’on pouvait déjà percevoir la supercherie. Cette foule ressemblait à un nuage de mouches suivant la bête dont elles escomptent soutirer leur pitance du jour. Elles l’assaillent, bourdonnent à ses oreilles, l’aveuglent mais ne forment une multitude qu’aux sens assaillis de l’animal et ne lui apportent aucun prestige. En réalité, quiconque aurait observé la scène avec un minimum de hauteur l’aurait trouvé comique. Mais qu’importe. Aussi ridicule fut ce rassemblement, on le gonflerait par la parole et il servirait la crédibilité et la légitimité de son meneur et donc des mesures qu’il s’apprêtait à proposer.
La comédie ne s’éternisa heureusement pas, puisqu’en un quart d’heure à peine la procession se retrouva devant le palais. Les arquebusiers, à qui on avait bien ordonné de ne pas tirer cette fois-ci, présentèrent leurs armes et laissèrent le syndicat de marchands s’introduire dans le bâtiment. De larges ouvertures sur chaque mur permettaient au soleil d’illuminer la pièce à toute heure de la journée. Le blanc immaculé du calcaire, comme un hommage au dieu associé, accordait au lieu la solennité dont il avait besoin. En haut, un dôme composé de multiples vitraux, invisible de l’extérieur, imprégnait le centre de la pièce de reflets colorés comme si on avait réussi à y capturer un arc-en-ciel. Juste en dessous de ce halot, le prélat attendait ses invités. Sa tenue violette et son heaume d’or soulignait son importance.
— Messieurs, le sénat est honoré de vous recevoir afin d’étudier les solutions pour remédier à la crise en cours.
— Aux clameurs qui s’élevaient sur nos arrières, et qui se rapprochent de seconde en seconde si l’on tend l’oreille, j’en déduis que nous ne serons pas les seuls à présenter nos solutions.
— Oh, non rien de tout cela. Le grand amiral Secousse est rentré plus tôt que prévu et la république se doit de recevoir son plus grand chef de guerre avec les honneurs qui lui sont dus. Il nous présentera ses respects juste après votre intervention.
Annotations