Chapitre XII

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Il se mit à de nouveau regretter ses décisions passées. Ces pauvres enfants qui mourraient de faim dans la rue. Ces malheureux qui vendaient une partie de leur progéniture pour nourrir l’autre. Ces animaux qui s’entre-tuaient pour s’entre-dévorer. La compassion et l’empathie l’avait mené à la ruine. La pression aussi. « Ferdinand, seul toi peut faire quelque chose ! », « Pense à ton pays et puis, si la tempête épargne suffisamment de navires, tu pourrais même en tirer un bénéfice. » « Au plus vertueux d’entre nous qui vient de sauver la cité ! » Et puis la chute. Brutale. La moitié des navires échoués, les autres endommagés. Un demi-million de sesterces à rembourser. La compagnie : coulée comme les navires. La demeure familiale : vendue à cette canaille de Noussillon. « Je te la prends à un bon prix parce que tu es mon ami. » Tu parles. Même pas un tiers de sa valeur. Tout jusqu’au dernier bibelot : vendu pour trois sous. Ces chacals s’arrachaient sa dépouille encore chaude. Sous ses yeux.

Et puis, après la déchéance économique, la déchéance sociale. Plus aucune invitation. Plus de discussion. Plus de considération. Tout juste des regards. Des regards bientôt suivis de messes basses : « Regarde… C’est monsieur Laffont… Il a de la chance d’avoir de bons amis qui l’entretiennent. » « Il ne va pas vivre à nos crochets toute sa vie tout de même… » Un oubli suivi d’un rejet généralisé de la part de ceux-là même qui l’avaient poussé à risquer le reste de son existence. Pour son or et son avenir, il ne reçut en tout et pour tout que cinq « merci » et deux semaines de logis, une dans la chambre d’amis et une dans la chambre de bonne. Et Dimitra… Dimitra… Elle avait tenu un peu plus longtemps. Ses amis avaient estimé à une quinzaine de jours la durée décente pour couper tout pont avec lui, une amante, cela devait être le double. S’ils avaient été mariés, elle l’aurait peut-être supporté un mois de plus.

Et puis le voilà à vadrouiller dans les rues sales d’Ornemer. Personne ne le connaissait. Il leur avait sauvé la vie à tous et on l’accueillit, pour son entrée dans le monde des pauvres, par une bastonnade et un dépouillage en règle. On ne lui laissa que son manteau. Que serait-il devenu sans Albert ? Le Noir seul le savait. Il ne l’avait pas recueilli par bonté d’âme cela dit. Il n’en possédait guère plus que les autres. Mais son esprit s’avérait un peu plus vif. Une bouille honnête accompagné d’un vêtement honnête pouvait servir de base à bien des coups tordus. Une arnaque par ici, une filouterie par là…

Les souvenirs de ses derniers instants d’homme riche et de premiers instants d’homme pauvre le tétanisaient. Jamais il ne revivrait ça. C’était décidé. Sans nouvelle de l’Épingle au lever du jour, il contacterait un groupe de cambrioleur comme il en existe tant. La taverne des trois couteaux en regorgeaient. Il dégoterait bien un groupe un peu moins incapable que les autres. La boule au ventre, il alla retrouver son lit, qu’on n’avait guère prit la peine de faire depuis son réveil, et s’endormit la boule au ventre. Il somnola plus qu’il ne dormit, en fait. La pression qu’il ressentait l’extirpait de son sommeil dès qu’il fermait l’œil. Il se réveillait en sursaut à chaque bruit, qu’ils proviennent du souffle du vent, du coulis de la pluie ou simplement de son imagination. Cette nuit, il ne pionça pas mieux que les vagabonds dans les rues.

Heureusement, le réveil s’avéra plus doux. Quoique plus intrigant. L’esprit encore embrumé par ses songes finissant, Ferdinand entrevit un message fiché sur son mur. Il se frotta les yeux, mobilisa ses sens, puis se concentra sur cette tâche de papier planté sur sa droite. Épinglé serait un terme plus exact. Réalisant ceci, il se précipita dessus, manqua de trébucher et faillit arracher le petit parchemin, ce qui l’aurait contraint à un fastidieux recollage.

Un premier frisson parcourut soudain l’hôte de la chambre. Comment diable ce mot s’était-il retrouvé ici ? Cela signifiait-il qu’au moins un des sons qu’il avait cru rêver s’était réellement produit ? Et comment était-il entré ? Ferdinand ne décelait aucune trace d’effraction. Aurait-il crocheté sa fenêtre ou, encore plus inquiétant, sa porte ? Cela renforçait la crédibilité de l’individu mais augurait également d’une certaine menace : Tout le monde se trouvait à la portée de l’épingle et rien ne laissait supposer que ce cambrioleur de génie ne fricote pas avec l’assassinat de temps en temps. Il ne tolérerait pas qu’on se joue de lui. Mieux valait rester sur ses gardes. Perdu dans ses pensées, monsieur Laffont en oublia presque de lire le texte sous ses yeux.

« Retrouvez-moi ce soir, après le coucher du soleil, au croisement de la rue des pendus et de celle des écroués. »

Un second frisson parcourut le lecteur. Il déglutit, puis se reprit. Un criminel recherché comme lui ne lui aurait pas donné rendez-vous au beau milieu de la place de la Monnaie. Mais tout de même. Niveau dangerosité, on n’était presque au niveau de la ruelle des égorgeurs. Les deux endroits n’étaient d’ailleurs pas très éloignés. Enfin, peu importait. L’opportunité allait avec les risques. Sans danger, point de gain. Et, vu la taille du danger, nul doute que, s’il survivait, les gains s’avéreraient monumentaux. Cette idée balaya ses dernières hésitations. Il devint la première personne de l’histoire à attendre avec impatience de s’engager dans la rue des pendus le soir tombé.

La journée se passa paisiblement. L’impatience et l’appréhension le tiraillaient tellement qu’il ne prêta aucune attention aux regards et au mépris que la cour de monsieur Noussillon lui portait. Au milieu de tout ce dédain, seul le maître de maison affectait de le défendre. D’ici trois jours, il feindrait la tristesse, le regret, presque la culpabilité et le renverrait, la larme à l’œil, à la chaussée puante de laquelle il l’avait tiré. Il l’en ressortirait la prochaine fois qu’il en éprouverait le besoin, parce que l’envie n’avait que bien peu de chance d’arriver. D’ici là, il se trouvait occupé à discrètement ponctionner les comptes de ses clients en vertu de la nouvelle loi en vigueur.

Lorsque le soleil commença enfin à tomber, Ferdinand enfila le manteau de substitution qu’on lui avait donné et sortit se confronter aux trombes d’eau, à la rue des pendus et à son destin. Pendant le trajet, il n’arrêtait pas de tâter le vêtement qu’il portait. Le tissu noirâtre faussement encrassé, les traces d’usures factices et le côté droit plus court que le gauche, comme s’il avait été mal rafistolé, singeaient parfaitement les haillons que les gueux portaient. Mais, lorsqu’on se trouvait emmitouflé dedans, la douceur du velours cousu à l’intérieur et la chaleur de la laine qui rembourrait le tout prodiguaient un confort qu’on ne retrouve habituellement que sous la couette. On jurerait nager dans du coton et, sans cette pluie diluvienne, traverser les rues de la cité aurait pu constituer un plaisir, presque un délice, en soi. Ce prodige de broderie ne cessait d’étonner l’individu qui le portait. Aucune veste passée n’avait sans doute approché la valeur de celle-ci, justement confectionnée pour qu’elle paraisse n’en détenir aucune. Sur ce coup-là, pour une fois, Charles ne s’était pas moqué de lui. Quand bien même il s’agissait d’un prêt plus que d’un don. Si Ferdinand n’avait pas, au fil des ans et de ses mésaventures, développé un attachement irrationnel envers le bleu azur de sa tunique, il l’aurait volontiers troqué contre le marron du dieu qu’on ne vénère habituellement que sur le trône.

Quant il eut fini d’examiner ce chef d’œuvre d’artisanat, il se trouvait déjà dans les bas quartiers, à deux pas du lieu de rendez-vous. Il n’osait cependant pas s’aventurer dans l’obscurité de la ruelle avant l’heure fatidique. Son accoutrement l’avait protégé jusque-là, mais il n’allait pas jusqu’à cacher son cou qu’un détraqué pourrait très bien enserrer à loisir. Ici, au moins, les nombreux passants lui accordaient une sécurité relative. Une fois engouffré dans cet obscur corridor, même le jour, seule la chance et les dieux veilleraient sur lui. Des entités qui l’avaient fort peu aidé par le passé. Il pataugea dans la boue sous le déluge presque une heure, le temps que la nuit tombe complétement. Lorsqu’il se décida à bouger. Il réalisa qu’il s’était embourbé jusqu’aux chevilles et dut lutter pour s’extirper de la gadoue. Du moins, espérait-il qu’il ne s’agisse que de ça. Si la passe des deux chiots se trouvait dans un tel état, il n’osait pas imaginer celui de la pire rue d’Ornemer. Un court instant, il hésita à rebrousser chemin. Mais l’appât du gain et de la vengeance le remotivèrent aussitôt. D’un pas décidé, il s’engagea dans l’allée où l’on suspendait jadis les criminels qui y sévissaient. Depuis, on avait abandonné l’idée de les effrayer. On avait abandonné l’idée d’aider ceux qui vivaient autour également. On avait abandonné bien des choses en fait.

Un homme adossé au mur surprit le brave qui s’aventurait dans son repère mais il ne bougeait pas. Ou plutôt, il se balançait mollement contre le mur, comme une planche battue par les vents. Était-il mort ? Endormi ? Ivre ? Mieux valait ne pas s’arrêter pour vérifier. Sans risquer de croiser son regard, monsieur Laffont poursuivit sa route jusqu’au croisement indiqué. Personne. Pour le moment.

— Ponctuel.

Ferdinand sursauta. Il balaya les quatre allées mais ne vit rien, en dehors du semi-cadavre.

— Ici.

Il se retourna brusquement mais ne décela pas la provenance de la voix. Ou plutôt du son. Soudain, une ombre sur le mur se décrocha. Une ombre semblable à une fumée qui émettrait des bruits de pas. Une ombre avec deux yeux bleus. Une ombre qui, petit à petit mais pas totalement, prenait forme. Mais forme de quoi ? Deux bras. Deux jambes. Un semblant de visage mais le tout ondulant, changeant sans cesse, s’évaporant dès qu’on y prêtait attention de telle sorte que nul n’aurait pu décrire la chose.

— Enchanté de vous rencontrer, monsieur Laffont.

— L’épingle ?

— Elle-même.

Le timbre qui émanait de sa bouche ou de sa gueule, on ne savait trop, n’avait rien de masculin ou de féminin, encore moins d’humain. Ferdinand recula et se plaqua contre un mur, comme si le danger risquait d’arriver de dos.

— N’ayez pas peur. Si, comme votre ami l’a prétendu, vous connaissez un trésor de la valeur de la ville, alors je suis votre allié, votre serviteur même. Le commanditaire ne devrait pas craindre son employé.

Les paroles ses voulaient rassurantes, l’entité qui les prononçait beaucoup moins.

— Qu’êtes-vous ?

— Un humain. Comme vous. Avec simplement un manteau différent du vôtre si cela peut vous rassurer.

Il tâta alors celui de Ferdinand et émit un léger rire.

— Hu ! Hu ! Excellente farce que ce veston-ci. Je ne m’en serais pas douté, de loin.

L’idée qu’une telle créature puisse être surprise calma un tantinet Ferdinand. Un tantinet seulement. Il se décolla légèrement de la paroi, se redressa et tenta de prendre un ton assuré. Il échoua :

— Et donc… Que souhaitez-vous savoir… Pourquoi m’avez-vous mandé ?

— Eh bien, voyez-vous, je ne vole jamais rien pour moi-même. Du moins, ce que je vole, je le donne. D’autant plus que, du peu que j’ai saisi, le fruit de mon larcin aurait bien du mal à murir entre mes mains. Seuls les vôtres sont à même d’en révéler toute la saveur.

La créature s’était renseignée… À moins qu’elle l’ait toujours su. De la part d’un démon pareil, rien ne demeurait en dehors du champ du possible.

— Et qu’attendez-vous en échange ?

— Hu ! Hu !

Ce rire dément déchaina l’imagination de Ferdinand. Quel serait le prix à payer ? Une éternelle allégeance ? Sa vie ? Son âme ?

— Je n’exige rien. En revanche, je peux vous conseiller. Ce que le Dieu Unique vous offre, vous devrez lui dédier. Sans quoi le présent qui devait vous sauver vous perdra.

— L’Unique ? Qu’est-ce que ça ?

— N’avons-nous pas un cambriolage à effectuer ? Et puis, nul doute que votre curiosité finira par vous mener à lui. D’ici là, guidez-moi aux clefs de la ville. Je peux tout dérober, encore dois-je connaître l’objet de ma quête.

L’homme devant le monstre hésita, se ressaisit, se ragaillardit puis répondit :

— À la banque Noussillon, dans le bureau.

— Excellent, je vous suis.

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