Chapitre XV

11 minutes de lecture

L’armée s’étira sur presque toute la grande artère jusqu’à ce que sa tête parvienne sur la place de la Monnaie, aux portes du pouvoir Ornien. Le modeste bataillon d’arquebusier se tenait là, avec ses trois canons, face à trois milliers d’hommes. Cette manifestation-ci en imposait plus que celle du mois dernier. Il n’y aurait pas de débandade au premier coup de feu. Le général Vivien, encore lui, se tenait à l’avant de ses gars. Cette fois, pas de négociation au creux des oreilles. L’officier hurla :

— Reculez, ou nous tirons ! Ariangeois, reprenez vos navires, laissez-nous les vivres et rentrez chez vous !

Le marchand au manteau jaune s’avança, une main sur le rubis de sa canne, l’autre en l’air, en signe d’apaisement.

— Laissez-nous passer, il ne vous sera fait aucun mal. La ville est sauvée, rentrez chez vous.

— Je ne le répéterai plus, repartez d’où vous venez ou nous vous abattons.

Il leva alors le bras en signe de menace. Cribler de plomb des étrangers en arme l’effrayait visiblement moins que de s’en prendre au peuple désarmé. Derrière lui, la boule au ventre, les soldats pointaient leurs cibles. En face, on dégaina ses lames, on banda ses arbalètes, on mit en joue ceux qui les tenait en joue. Le capitaine des continentaux, toujours sur son destrier, bien rasé et avec un chapeau de plume, brandit à son tour le bras, prêt à donner l’ordre d’attaque. Charles n’osa pas rouvrir les pourparlers. Il risquait trop de déclencher un massacre et de se trouver en première loge. Il recula prudemment au milieu de son escorte. Les deux groupes se regardaient en chien de faïence. Le capitaine hésitait. Déclenché, l’assaut était certain d’aboutir, mais on subirait des pertes inutiles. Mieux valait tenter de décourager les défenseurs en montrant sa détermination. Il n’abaissa donc pas le bras. En face, le raisonnement ne différait que peu. Ils mourraient tous si l’ennemi déclenchait les hostilités mais, tant qu’il ne lançait pas son offensive, le général pouvait accomplir sa mission sans risque. Cette fois, il ne ferait pas couler le premier sang.

Un silence pesant s’installa sur la place. Les mercenaires et leurs nouveaux camarades serraient les dents. Si on leur ordonnait de prendre la position, ils n’auraient qu’à essuyer une salve. La providence choisirait qui vivrait et qui mourrait. Tâche-leur incombait ensuite de ne pas laisser ces enfoirés en tirer une seconde. Comme des coureurs, ils se préparait à avaler la cinquantaine de mètres qui les séparaient de leurs opposant le plus vite possible. Ils se voyaient déjà enfoncer leurs épées dans le ventre de ces saligauds à mousquet, trancher dans le lard de ces lâches bien planqués derrières leur artillerie. De l’autre côté, on se jurait intérieurement d’en descendre un par le feu, et un par l’acier lorsqu’il arriverait au corps à corps. On pétochait mais on s’interdisait de le laisser paraître. Pas devant les copains. Pas devant la ville qui les contemplait. Pas devant ces enfoirés de métèques et ces vauriens de vendus.

L’histoire suspendit son court un bref instant. Le monde entier, des coups de vents éphémères à l’océan millénaire, des arbres parsemant l’avenue aux oiseaux la survolant, contemplait ces gens, telle une pièce en équilibre précaire sur sa tranche, et se demandait de quel côté elle allait tomber. Ce moment dura le temps d’un clin d’œil pour certains, celui d’une éternité pour d’autres. Tout se mouvait au ralenti. On pouvait décomposer le lourd souffle des troupes, on pouvait s’attarder sur chaque expression, allant de la colère, à la haine en passant par le calme froid, quoique plus rare ; on pouvait se perde à écouter le chant de la pluie. Après une attente que nul ne saurait précisément estimer, le souffle de la fortune se manifesta sous la forme d’une explosion, d’un nuage de fumée et d’une trainée de sang dans les rangs des Ariangeois. La déflagration réactiva le pendule qui marchait au ralenti et, comme pour rattraper les battements perdus, celui-ci se mit à brutalement accélérer.

L’incompréhension, la confusion et les cris apparurent, tous en même temps. Ce coup ne venait pas d’en face. Il avait surgi du côté, d’un des rues mitoyennes à l’avenue de la république. Aussitôt, une dizaine d’autre détonation raisonnèrent, fauchant chacune une dizaine d’étrangers. L’instant d’après, des cohortes de citoyens avec armes de fortunes se jetèrent sur les envahisseurs. Ceux-ci répondirent en déchargeant sur eux leurs arquebuses, en formant vaille que vaille un mur de bouclier et en criblant ces chiens de leurs carreaux. Mais l’élan de ces soldats de circonstance demeura intact. La colonne qui s’étirait au milieu de la cité se retrouva tronçonnée. De part en part. Chacun se retournait, luttait pour ses compagnons, pour son frère d’arme, pour lui-même. Nulle cohésion n’existait plus. Aussi surpris que ses adversaires, le général Vivien saisit l’occasion et abaissa le bras. Le déluge de feu déchira les premiers rangs d’en face dont les rescapés se ruèrent en avant, bien décidés à venger les leurs.

Le capitaine, sur son cheval, peinait trop à garder le contrôle de sa monture pour coordonner ses forces. Un de ses tireurs acheva de recharger son arme à deux pas et la vida sur Ornien qu’il manqua. Le coup surprit la jument qui rua et s’écrasa sur son maître, dont on entendit la jambe se briser sous le poids de l’animal. Un peu plus loin, un grand gaillard armé de son espadon guidait les siens, hurlait qu’il fallait occire ces misérables et ne se privait pas de donner l’exemple quant à la façon d’y parvenir. Pris dans cet élan de furie et de patriotisme, les nantis de l’allée se mirent à jeter de leur fenêtre vases, chaises et pot de chambre sur ces étrangers. Assaillis par la droite et par la gauche, ceux-là réalisèrent que le danger provenait désormais même du ciel.

Laurent, un petit brun dont c’était la première campagne, mourut le crâne fracassé par une brique provenant de l’immeuble derrière lequel il s’était caché. Bertrand, un poissonnier mis au chômage par les vents tumultueux vit ses tripes s’échapper de son ventre lorsque Guy, un vieux mercenaire à la solde de Noussilon, lui embrocha le bide. Celui-là ne reverrait toutefois pas ses enfants le soir car Daniel, un vétéran des campagnes de l’amiral Secousse, lui perça le cœur d’un coup de tromblon. Il faisait partie des soldats expérimentés qui accompagnaient leurs compatriotes aux combats pour repousser les continentaux honnis. Un peu plus en avant, Marie vit Marc, son fils de douze ans, mourir sous ses yeux lorsque Jason, un beau jeune homme à la peau mate, décapita le petit sous ses yeux. Épuisé et choqué par la présence d’un si jeune enfant, il ne parvint pas à dévier la fourche que la brune lui enfonça dans le jarret. Dans son dernier souffle, il lui frappa le torse puis mourut, sans savoir s’il l’avait emporté avec lui. À quelques mètres, Renaud, un lancier qui s’était retrouvé ici après avoir perdu un pari, agonisait la jambe trouée par un pieux. Il repensait à son pays natal, à sa ferme et à la femme qu’il aimait. Il regrettait sa présence ici, qu’est-ce qu’il regrettait. Au contraire, Pierre, un alcoolique notoire de la rue de l’absinthe s’égosillait en cognant sur tout ce qui tombait à sa portée. Pour une fois, Personne ne le lui reprocherait et il ne réalisa même pas que, dans sa furie, il tua un ami, Claude, son camarade de beuverie.

Au milieu de ce tumulte, Charles et les notables qui l’accompagnaient se protégeaient comme ils pouvaient. Ils finirent par trouver refuge dans la villa d’un de leurs amis communs guère au fait de la situation, qui accepta d’interrompre ses lancers de projectiles pour leur ouvrir.

— Vite, cachez-vous ! Que faites-vous au milieu de ces gredins ? Qu’importe, aidez-moi à leur montrer ce qu’on pense d’eux ici !

Quelque peu mal à l’aise, et sans conviction, ils se prêtèrent au jeu de peur d’offenser leur hôte à qui ils devaient la vie. Et puis, mieux valait se retrouver dans le camp des vainqueurs, même sur le tard. Car, en effet, les Ariangeois faiblissaient. Submergés par le nombre et désemparés par la surprise ils ployaient sous les coups de boutoir de la populace enhardie. Déjà, par endroit, mettaient-ils bas les armes. On acceptait leur reddition. Les mercenaires en revanche se faisaient bien souvent exécuter sans procès. Ces traîtres qui avaient vendu leur pays ne méritaient que la mort. Eux ne comprenaient même pas ce qu’on leur reprochait.

— Nous obéissons à monsieur Noussillon ! Nous n’avons…

— Crève sale crevard ! asséna le palefrenier en face de lui avant de lui planter son coutelas dans la jugulaire.

— Eurgh…

Au milieu, à l’arrière puis enfin à l’avant, le bruit se tut et les combats cessèrent, toujours à l’avantage des Orniens. Un cri de triomphe envahi alors l’avenue.

« Hourra ! Hourra ! »

Piteux, les défaits du jours demeuraient là, la tête basse, espérant ne pas s’attirer davantage la fureur de leurs geôliers. Par endroit, on achevait des blessés, ailleurs, on égorgeait celui qui avait égorgé un ami. Dans l’ensemble, on ne montrait que peu de pitié envers les sicaires mais, pour peu qu’il n’attire pas trop l’attention, un homme du continent pouvait s’en tirer avec du mépris et quelques crachats. Les vieux loups de mer veillaient à ce qu’on les moleste avec modération. Pourtant, l’action ne s’achevait pas ici. Sur les quais, voyant cela, les marins du vieux royaume commençaient à lever les amarres.

— Voiles à bâbord ! hurla alors la vigie.

Une douzaine de trois mats à double rangée de dents surgirent de derrière les rochers formant le goulet de la rade, coupant toute retraite. Les matelots hésitèrent. Fallait-il forcer le blocus ou se rendre ? Non ! Mieux valait affronter les canons puis la tempête que de se faire docilement capturer ! L’honneur du royaume était en jeu ! Sous les rafales qui gênaient la sortie, le capitaine de la marine aux fanions or et rouge ordonna :

— Branlebas de combat !

Aussitôt, les mousses agitèrent les pavillons correspondant pour transmettre l’ordre. Balayés par les vents et les torrents d’eau, les bâtiments tremblaient presque autant que leurs équipages. Cependant, il en allait de leur survie. Quel sort leur réserverait les Orniens s’ils venaient à les faire prisonniers ?

En face, les hommes aiguisaient leurs sabres, chargeaient leurs pistolets et préparez leurs grappins. Il n’y aurait pas de canonnade, tout se réglerait à l’abordage. Il ne fallait pas risquer de couler la précieuse cargaison de ces bateaux et leurs défenseurs venaient, pour la grosse majorité, de capituler sur la terre ferme. Le légendaire Harold Secousse, depuis le Fléau, contemplait le gibier qu’il s’apprêtait à prendre en chasse. Posté juste à côté de la barre et malgré son handicap, il demeurait insensible aux effets des vagues et des remous qui faisait tanguer jusqu’à ses hommes les plus aguerris. D’un rapide coup d’œil, il évalua la situation, sourit, tapota l’épaule de son second puis s’avança au bord du château. Comme à son habitude, il s’exprima avec sobriété et en des termes clairs :

— Capturez-moi ces rafiots, aucun ne doit prendre le large. Fondez sur leur navire amiral et tuez ceux qui résistent. Brisez leur volonté. Le Bleu vous regarde Ornemer compte sur vous.

Le message fut transmis. Il galvanisa les troupes, habituées aux victoires et aux triomphes. Aujourd’hui encore, leur glorieux chef allait leur en offrir. Ne leur restait plus qu’à les saisir. Toute voile dehors, le Fléau montra l’exemple et se jeta sur le Tout-Puissant, qui dirigeait la flotte ennemie. Ce dernier vira de bord vaille que vaille, présenta son flanc au mastodonte qui le visait et déclencha une bordée. Les boulets pleuvaient mais le bâtiment ne dévia pas de sa course. Il encaissa sans broncher cette petite averse.

Quelle vision dantesque que cette caravelle qui fendait le déluge comme un albatros fendait les bourrasques. L’ouragan gonflait ses voiles, les courants accompagnaient sa charge et on aurait juré que le Bleu lui-même accompagnait sa manœuvre. Poussé par les terribles vents venant du large, il n’eut pas à essuyer une deuxième salve avant d’arriver au contact de sa proie. Sa proue percuta sa coque avec vigueur, renversant la moitié de l’équipage adverse. Une volée de crochets atterrit aussitôt sur le vaisseau éperonné, des planches de bois s’abattirent sur son pont et, alors que tout l’édifice tremblait sous l’effet conjugué de la houle et de l’impact, les fantassins sautèrent sur celui-ci et commencèrent à hacher menu quiconque faisait mine de vouloir se défendre.

Une balle dans la tête d’un mousse de treize ans avant qu’il n’ait pris la peine de se relever. Un coup d’estoc dans la poitrine d’un canonnier qui prenait appui sur son arme. Une feinte suivie d’une botte de vieux renard pour loger son poignard sous l’aisselle de celui qui avait mis la main à l’épée. En un tour de main, tout le reste des continentaux se rendit, impressionnés par cette démonstration de violence et de professionnalisme. En moins de dix minutes, le fleuron de l’Ariange était pris et le succès se trouvait assuré.

Le reste de l’armada royale, gênée par des vents contraires, n’eut guère plus de chance dans sa tentative de fuite. Le Dragon se rendit avant même de décocher une volée. Le Tourton, dont la famille avait financé la construction, parvint à se positionner entre le Furieux et le Dauphin et aborda les deux à la fois. Seul le second résista un peu, le temps que son capitaine trépasse d’un coup de hache sur la clavicule. Mal dirigés, le Glorieux et le Téméraire se rentrèrent dedans au point qu’ils faillirent chavirer, désastre évité de justesse par l’intervention du Vagiard qui sauva ses ennemis, et leur cargaison, d’un piteux naufrage. Le seul affrontement sérieux prit place entre le Saphir et le Collibert, du nom d’un ancien grand maître de l’amirauté Ariangeois. Son maître de bord, Gaëtan de Longcourt, grand, auburn, costaud mais à moitié édenté, se persuada qu’il lui revenait de sauver l’honneur de son pays en ce jour et harangua suffisamment ses gaillards pour qu’ils le suivent.

Cette fois-ci, les premières décharges de mousquet des assaillants ne suffirent pas à décourager les défenseurs. Sur le bâtiment chancelant, tel un ballet offert au reste des deux escadres, on se rendait coup pour coup. Ici un mousse sauvait son camarade en enfonçant un harpon dans la bouche de l’Ornien qui l’attaquait. Là-bas, un lieutenant para l’assaut de deux continentaux et en égratigna un en lui perçant le bras. Sous le grand mat, deux matelots tournaient autour sans qu’on ne sache vraiment qui attaquait et qui se dérobait. De Longcourt lui-même reçu une balle au genou, tomba à terre mais continua d’exhorter ses marins au combat. L’affrontement demeura indécis près d’une heure et il fallut l’intervention du Majestueux pour mettre le Collibert à la raison. Blessé, son commandant reçu néanmoins les honneurs de la part des officiers adverses pour sa conduite exemplaire. Il s’évanouit juste après qu’on lui présenta les armes. Lorsque tout bruit d’affrontement eût cessé et que ne demeurait plus que celui du tonnerre, les vainqueurs laissèrent exploser leur joie :

« Hourra ! » « Vive l’amiral Secousse ! » « Pour Ornemer ! »

Ils exultaient tellement qu’ils couvrirent jusqu’au bruit de l’orage qui les accompagnait dans leur célébration par ses multiples éclairs. Sur le Fléau, impassible, Harold contemplait sa cité. Il l’avait préservée des étrangers, il fallait désormais la préserver des traîtres en son sein.

Annotations

Vous aimez lire Antoine Zwicky ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0