Chapitre XXI
Une partie de son cerveau lui intimait de laisser tomber tout cela, de vivre comme l’immense majorité des gens, dans l’ignorance la plus totale de l’Épingle et de son dieu. Mais une autre partie de son esprit était piquée par la curiosité. Elle le titillait finalement plus que la terreur et il ne parvenait pas à déterminer quel était le camp de la raison et celui de l’affect. Non, en fait, il n’y avait pas d’affect dans sa volonté de découvrir la vérité. L’affect, c’était cette frayeur irrationnelle qui le saisissait. Il avait déjà côtoyé l’Épingle. Pas si terrible, finalement. Il fallait juste s’habituer un peu. Albert avait été surpris dans l’obscurité. Pas étonnant qu’il ait paniqué. Et puis, cette vieille dame. Un bourdonnement de mouche pourrait la tuer. Non, plus aucun doute ne l’habitait. La peur relevait de l’irrationnel et seule la quête de connaissances relevait du bon sens.
Après tout, s’il parvenait à découvrir l’origine d’un tel pouvoir, nul doute qu’il pourrait s’élever encore plus haut qu’aujourd’hui. Seul le dernier des imbéciles, le dernier des fous même, abandonnerait un tel trésor pour quelques sueurs froides. L’ancien Ferdinand aurait peut-être succombé à l’appréhension, aurait rebroussé chemin, aurait redoublé de tremblements, mais pas lui. Lui saisirait une opportunité pareille ! Il la saisirait d’autant plus qu’il savait qu’il l’aurait abandonné il y a cinq ans. S’il fallait fuir tout ce que son lui passé aurait entrepris, alors il fallait entreprendre tout ce que son lui passé aurait fui.
Il passa un tantinet plus de temps avec Albert qu’une solide amitié de trois ans ne l’aurait exigé puis, quand il estima avoir accompli ses obligations envers sa conscience, il s’en alla à la recherche de ce Dieu Unique. Comme toute personne sensée, il se dirigea vers les archives de la cité. Il se demanda d’ailleurs qui d’autres que lui pouvait bien consulter tous ces parchemins poussiéreux ? À quoi cela rimait-il de dédier un si grand bâtiment à une simple collecte de documents ? Il n’avait été bâti que pour répondre à une lubie du deuxième roi et, depuis, personne n’avait jamais pensé à remettre en cause son existence.
Lorsqu’il aurait fini de fouiller dedans, le nouveau dirigeant jetterait tous ces papyrus à la mer pour stocker davantage de nourriture. En sacrifiant quelques papelards inutiles, on pourrait sauver bien des vies. Il n’y aurait guère que quelques érudits inutiles et vieillards réactionnaires pour pleurer la disparition d’un trésor fait d’encre et de feuilles. Ils brailleraient mais ne résisteraient pas. Lorsqu’on a manié la plume toute sa vie, on tend à mépriser l’épée, jusqu’à celle qui nous vole, nous tue ou nous asservi. On se pare de vertus savantes pendant que des idiots en arme nous dominent de toute leur force. On se sent supérieur à eux à défaut de l’être. Ceux qui pleurent pour des écrits et autres gens de papier s’avèrent généralement bien incapables d’agir. En fait, ceux qui pleurent s’avèrent généralement bien incapables d’agir. Du bébé au mendiant, les larmes ne sont jamais que l’ultime argument des impuissants.
Perdu dans ses réflexions, il poursuivi sa route, ne remarquant pas la statue des premiers colons au milieu du jardin du Vert, ne prêta nulle attention aux mille flambeaux du cimetière des apaisés et passa outre le bas-relief gravé à même la falaise représentant la bataille du golfe de Hachik. Il marcha simplement et machinalement vers sa destination, indifférent à ces boulevards et avenues qu’il avait tant de fois arpentées au point d’en perdre leur beauté. À croire que trois ans d’éloignement n’avaient pas affecté la lassitude qu’il éprouvait à leur égard. Seul l’allée des papetiers titilla ses sens, encore inhabitués à son allure et à son odeur. Les modestes enseignes qui la parsemaient dégageaient un parfum de vieux et de poussière, comme dans une pièce laissée à l’abandon et jamais aérée. À croire qu’aucun coup de vent ne balayait jamais la rue. Au bout du passage, se tenait un imposant édifice en pierre, témoin d’une architecture ancienne et jamais rénovée. Les angles droits, l’épaisseur apparentes des murs et l’étroitesses des fenêtres, presque des meurtrières, rappelaient les vieilles bâtisses du continent, celles qu’on vouait à la ruine et dont on s’enorgueillissait de la vieillesse plus que de la beauté.
Ferdinand poussa des deux mains la lourde porte d’entrée, provoquant le bruit sourd du grincement de la pierre sur la pierre et soulevant un tapis de poussière qui se dissipa en un épais brouillard. L’odeur de renfermé qui parsemait la rue semblait toute entière provenir d’ici.
— Chut ! éructa un jeune en homme en toge à l’endroit du visiteur.
— Mes excuses monsieur. Je suis à la recherche de documents relatifs à un certain Dieu Unique.
— Parlez moins fort !
Ferdinand balaya la salle du regard mais préféra ne pas indiquer au fâcheux que, sans lui, il se trouverait bien seul.
— Mes excuses, chuchota-t-il.
— Bon… Je n’ai jamais entendu parler de votre dieu mais suivez-moi, je vais vous guider jusqu’à l’aile dédiée aux religions.
Le gardien se saisit d’une lampe à huile, guerre superflue étant donné l’obscurité ambiante, et traversa les allées emplies de livres, rouleaux et autres tablettes. Chaque pas soulevait un nuage grisâtre. Plus ils s’enfonçaient dans les archives, plus celles-ci prenaient des airs de temple antique, préservé de toute présence humaine pendant des millénaires et qu’on foulait pour la première fois depuis ces temps reculés. Durant toute la visite, ils ne croisèrent qu’une ombre silencieuse que monsieur Laffont prit pour un prêtre du Noir. L’image se révéla toutefois suffisamment fugace pour qu’il doute de son existence l’instant d’après.
— Nous y voilà. Les écrits que vous voyez ici sont d’une valeur inestimable, prenez soin de ne pas les abimer. Faites également très attention à la lampe. Tout ici est extrêmement inflammable. Nous ne voulons pas d’accident. Enfin, effectuez votre lecture en silence.
Cette ultime directive sonnait comme une menace ou une mise en garde. Rien ne donnait envie qu’on s’attarde ici. L’endroit s’avérait plus lugubre que des catacombes et, par certains aspects, plus dangereux qu’un champ de bataille. Le maître des lieux s’éloigna ensuite comme un fantôme dans la pénombre, sans lumière pour s’éclairer, comme s’il arpentait ce lieu depuis des siècles et qu’il en connaissait par cœur chaque recoin.
L’aventurier, car c’est comme cela qu’il se considérait en cet instant, serra sa médaille pour se donner du courage puis commença à arpenter du doigt les différents rayons. Il fut impressionné par la qualité et la clarté du rangement. Le titre de chaque ouvrage était indiqué et l’ordre alphabétique scrupuleusement respecté. L’espèce d’ascète qui gardait ce lieu méritât qu’on le respecte pour cela. « Actes et Miracles du Divin. » « Actions du Blanc sur les Hommes. » « Actions du Bleu sur les eaux. » Les étagères ne désemplissaient pas d’ouvrages à l’allures aussi rébarbatives qu’insipides. « Mêmes les plus grands théologiens doivent lutter contre la douce tentation de se pendre en lisant cela. » sourit Ferdinand. On comprenait le monceau de poussière qui recouvrait ces parchemins. Et aucune envie ne lui prenait d’interrompre son lent amassage. Entre termes techniques alambiqués, obscures références à des passages religieux dont il avait tout oublié et descriptions lacunaires, il ne sut très vite plus où chercher. Aucun écrit ne contenait le terme « unique » et il pouvait d’ailleurs raisonnablement douter qu’il en existe un. Il commençait à se demander au bout de combien de temps il pourrait quitter cet endroit sans regret lorsqu’une voix surgit depuis son dos :
— Tu ne trouveras pas ce que tu cherches ici.
En sursaut, monsieur Laffont se retourna. L’Épingle se tenait juste derrière lui, hilare. Ses ondulations ne brassaient aucun air, ses pas ne produisait nulle brume et ses mouvements s’effectuaient dans un silence digne du néant. Le monstre avait surgi des ténèbres comme s’ils le constituaient et ses yeux flottaient dans sa noirceur comme les étoiles dans la nuit. Jamais il ne s’était tenu aussi près de cette chose. Il pouvait sentir jusqu’à son souffle glacé qui lui hérissait la peau. Le témoignage d’Albert se rappela à lui. Sa dernière heure avait-elle sonné ? Dans ce lieu abandonné des hommes et des dieux, personne ne retrouverait jamais son corps. Au fil des années, il se joindrait à la poussière environnante. Qui sait, peut-être ne serait-il pas le premier ? Peut-être que les archives ne servaient pas uniquement de caveau aux anciens textes. Par reflexe, il enserra sa médaille et ferma les yeux.
— Pourquoi trembles-tu ? Je ne te veux aucun mal. Bien au contraire.
La voix se voulait apaisante, quoi que cela puisse signifier pour cette créature. Lentement et avec toutes les précautions du monde, quand bien même rien ne pourrait lui éviter le trépas si la chose décidait de le lui infliger, Ferdinand reprit son calme, entrouvrit les paupières et tâcha de se ressaisir. Il avait survécu à sa première rencontre avec cette abomination, il survivrait à la seconde. Ce mantra exorcisa quelque peu la frayeur qui le rongeait, juste assez pour qu’il récupère un contrôle décent sur sa personne.
— J’espère que vous finirez par vous habituer à ma nature.
— Vous… Vous aviez prétendu n’être qu’un homme avec un manteau différent du mien…
— Exacte.
— Pourquoi ne pas l’ôter dans ce cas ? J’avoue qu’un visage humain me rassurerait davantage.
— Hu ! Hu ! Pas en public voyons. Et pas avant d’avoir acquis une pleine et entière confiance envers mon interlocuteur. Mais, qui sait, la prochaine fois, peut-être ôterai-je ma cape.
Un soupçon de la complicité qui avait fini par se nouer entre eux ressurgit.
— Soit. Et sinon… Par rapport à ce que je recherche ?
— Ah oui, cela a bien failli me sortir de la tête. Eh bien, en premier lieu, je tiens à te féliciter pour ta quête de l’Unique. Mais tu ne trouveras ici au mieux que des allusions, souvent alarmistes, toujours fugaces, quant à sa vraie nature. Tu n’apprendras rien de notre Dieu ou, au mieux, seulement à t’en défier.
— Ai-je des raisons de m’en défier ?
— Absolument aucune mais… Plutôt qu’un long discours, mieux vaut une démonstration. Retrouve-moi dans la ruelle des égorgeurs, au numéro cinq. Toque quatre fois. Surtout, viens seul sans quoi… Inutile de t’expliquer j’imagine.
— Quand dois-je venir ?
— Disons demain, au petit matin.
À ces mots, le monstre se dilua dans l’obscurité comme s’il n’avait jamais existé. Comme si tout ceci n’avait été que pures affabulations d’un esprit malade, intoxiqué par la poussière, rendu vulnérable par la fatigue et poussé à bout par une curiosité maladive. Hélas, les deux premiers points ne s’approchaient aucunement de la vérité. Il avait vécu cette rencontre et on l’attendait dans cette allée maudite, plus encore qu’il ne l’imaginait. Il s’empara de sa lampe et, essayant de se rappeler le chemin, se dirigea vers la porte d’entrée.
Une chose l’intrigua pendant le trajet, un mot que l’Épingle avait prononcé : « démonstration. » Il s’agissait là d’un terme incompatible avec toute forme de religion. Si la grande force de ces dernières provient de leur irréfutabilité, leur principale faiblesse n’est autre que leur indémontrabilité. Sur la multitude de fables que l’homme a créées et entendues à travers son histoire, une minorité d’entre elles sont crues et servent de base à des cultes. Aujourd’hui, la foi des couleurs règne sur l’île. Cependant, si le conteur de la Grenouille Sacrée ou des Trois Arbres avait jadis surpassé ses homologues par son éloquence, on s’agenouillerait désormais tous devant des chênes. Non, il existait une différence de taille entre l’Unique et ses concurrents : l’existence de l’Épingle, de ce démon au-delà de la nature et du réel. Rien, sinon un dieu, ne pouvait avoir fabriqué pareille abomination.
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