Chapitre XXVII
Aussitôt arrivé, elle se dédia à son ouvrage. Les caresses se changèrent en gâteries, les interrogations en mots d’amour et elle troqua sa belle robe blanche pour un plus simple appareil. Ferdinand se jeta sur elle. Il la téta, l’embrassa partout et l’empoigna farouchement. Qu’importe sa brusquerie, elle détenait suffisamment d’adresse pour deux. Elle le connaissait par cœur. Elle savait quand se tourner, quand tempérer ses ardeurs et quand le relancer encore plus fort. Elle transforma ce qui allait être une bête chevauchée en un délicat moment empli de subtilités, de délectation et d’extase ; pour le plus grand bonheur de monsieur Laffont. Lucide sur lui-même, il se demandait d’ailleurs comment elle parvenait à mettre tant d’entrain à satisfaire un pleurnichard comme lui. Il se le demanda surtout après qu’il eût jouit. Cet instant de félicité lui clarifia quelque peu l’esprit et dissipa les nuages qui y régnait. Pour la première fois depuis la ruelle des Égorgeurs, il se sentit capable de mener une réflexion de bout en bout sans que la culpabilité ne l’accable. Il embrasse Dimitra pour cela autant que pour sa remarquable performance. Celle-ci décela d’ailleurs dans le regard de l’essoufflé une lueur nouvelle qui lui indiqua sa disponibilité intellectuelle. Elle lui rendit son baiser.
— Alors… Tu parlais de sacrifices ? le questionna-t-elle sur un ton désinvolte.
Il réfléchit. Devait-il lui en parler ? La détresse l’avait poussé jusque dans ses bras mais, puisqu’elle l’en avait délivré, devait-il lui révéler ce qu’il savait ? La condamnation d’un peuple ou de deux, ainsi se résumait son dilemme. Un dilemme pas si difficile que ça à résoudre mais terriblement difficile à endosser. Il s’en voulait d’avoir prononcé ce mot. « Sacrifice ». Comment s’en dépatouiller désormais ? Elle ne le lâcherait pas avant d’avoir reçu une explication convaincante. Et s’il lui révélait la vérité ? Qui sait, elle pourrait se révéler de bon conseil ? peut-être trouverait-elle une troisième voix ? De toute façon, elle ne possède aucun pouvoir en propre, juste celui que lui donne les hommes avec qui elle couche. Au pire elle s’offusquera, pleurera et suppliera. Il avait résisté une fois à ses yeux de biche, il pourrait recommencer. Mais le croirait-elle ? Croirait-elle ses visions ? Si on le lui avait raconté cela, il aurait ri au nez du plaisantin et l’aurait pris pour fou. Il verrait bien.
— Effectivement. Si on ne sacrifie pas les Ilnéens, tout nous laisse à penser qu’Ornemer subira le même sort qu’Ilnéa.
Elle écarquilla les yeux, incrédule.
— Tu crois à ces sornettes ? Tu penses vraiment que nous apportons avec nous une malédiction, le mauvais œil ou je ne sais quoi ?
— Rien de tout cela. Il nous faut juste du sang. Du sang par monceau. N’importe lequel. Celui des Ilnéens s’avère simplement plus facile à récolter.
Ferdinand s’effrayait lui-même. Il parlait de cette horreur avec détachement. Presque avec sérénité. Son passage entre les bras et les cuisses de Dimitra lui avait comme ôté toute peur et tout scrupule, des plus exagérés aux plus légitimes. Ces quelques minutes de bonheur l’avaient fait chuter d’un extrême à l’autre. L’un l’accablait, l’autre le répugnait. Il se ressaisit, réalisa les implications de ses paroles et rajouta, réellement contrit :
— Je suis navré mais il n’existe pas d’autre solution. S’ils ne meurent pas, tout le monde périra, eux compris.
— Dis vous ! Je suis Ilnéenne je te rappelle !
— Je pourrai te sauver !
— Non, tu vas tous nous sauver ! Tu diriges ! Tu es le chef ! Il est absurde de penser que tous nous assassiner préservera Ornemer du moindre danger !
Il aurait aimé le croire. Balayer ce qu’il savait d’un revers de la main. Mais il l’avait vu, il avait vu l’Unique à l’Oeuvre, l’implacable Réalité qui menaçait de tous les engloutir.
— Écoute, je…
— Non, toi écoute ! Je ne tolérerai pas pareille absurdité, pas de toi ! hurla-t-elle à la fois en colère et paniquée. Tu vas immédiatement annuler cet ordre. Tu en as le pouvoir et rien ne justifie une barbarie pareille. Je ne sais pas ce qu’il t’a pris mais tu dois empêcher ça ! Tout te l’ordonne : le bon sens, la décence humaine la plus élémentaire, l’affection que je te porte. Choisis la raison que tu préfères mais agis ! Réagis bon sang !
Il restait là, allongé à côté d’elle, pantois, ne sachant pas quelle posture adopter. Au bord des larmes elle se mit à le frapper.
— C’est parce que je t’ai quitté il y a trois ans, c’est ça ? Punis-moi alors mais épargne les Ilnéens ! Ils n’ont rien à voir avec ça ! Comment dois-je m’y prendre pour te faire entendre raison ? Tu veux que je me mette à genoux ? À plat ventre ? Que je te supplie ?
Il se défendait à peine des tapes qu’elle lui donnait. Les larmes et la colère de son aimée le désorientaient de plus en plus. Soudain, pris par la panique et par l’irrépressible envie de lui ouvrir son cœur, trop longtemps demeuré clos, il tenta le tout pour le tout :
— Partons ensemble ! J’ai des moyens, de gros moyens à disposition. Affrétons un navire, à la première éclaircie on prend le large et on se rue sur le continent. Ici, tout est foutu, des choses terribles vont survenir et ni toi ni moi n’y pouvons plus quoi que ce soit. Fuis avec moi.
Dimitra éclata de rire. Un rire incontrôlable, un rire dément, un rire hystérique. Il s’éternisa des secondes puis des minutes. Elle se tordait par spasme, écarquillait les yeux, s’égosillait la trachée jusqu’aux larmes. Jamais le terme de four rire ne fut si approprié. Si le souffle ne lui avait pas manqué il aurait pu durer toute la nuit. Lorsqu’elle se fut calmée, elle se tourna vers Ferdinand, lui caressa la joue puis lui asséna du ton le plus méprisant qu’elle n’ait jamais employée :
— Prends-le, ton bateau. Moi, je n’abandonne pas les miens.
À ces mots, elle éteignit la bougie pour ne plus émettre comme son que celui de sa respiration. Une respiration lente, lourde, pesante. Une respiration qui conservait toute l’intonation accusatoire de sa dernière phrase.
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