Chapitre XXXI
Des rires chaleureux et des chants endiablés réveillèrent Ferdinand. Comme au lendemain d’une mauvaise cuite, la tête lui pesait. Pendant un instant, il crut avoir rêvé la veille. De son commencement à sa fin. Hélas, les relents de fumée qu’il décelait, son manteau taché de gerbe et la plaie sur sa main effacèrent cette douce illusion. Il prit la peine de se changer, enfila quelque chose de simple, une vieille tunique en lin que seyait aussi bien aux balades à la plage qu’aux sorties en ville, bu un demi pichet de vin, l’autre moitié juste après, puis s’en alla en direction du palais. Avant de franchir la porte, il découvrit l’état calamiteux de sa demeure. Il n’avait encore engagé aucun serviteur et le train de vie peu ordonné d’Albert et lui avait marqué de sa patte chacune des pièces. Les murs étaient tapissés d’on ne sait plus quelle boisson, les fauteuils affichaient la marque et l’odeur du poulet qu’ils avaient l’habitude de manger dessus et seuls les couverts demeuraient immaculés car jamais utilisé. Et il ne s’agissait là que du salon.
Que penser des chambres à l’odeur pestilentielle, de la salle à manger avec sa table renversée et son lustre décroché ou bien de la bibliothèque et de son lit de livres, presque plus confortable que ceux de l’étage ? Lorsque tous les matelas seront devenus irrespirables, le duo passera sans doute ses nuits à même le sol, entre les pages froissés de ces vieux manuscrits, de toute façon davantage là pour décorer et impressionner la galerie que pour être parcourus. On ne les exposerait pas à la vue de tous sinon. Et on ne dépenserait pas tant pour de si médiocres textes cachés au milieu de si beaux dos, coiffes et nerfs. Toutes ces étagères n’existaient que pour proclamer une feinte érudition à la face du monde, pour être contemplées et non lues. Mieux valait que tout ce papier se retrouve à terre. Ici, il servait à quelque chose et on se débarrassait de l’hypocrisie qui l’entourait. « Dans cette maison, on ronfle sur les bouquins. On les ouvre toujours plus que dans n’importe quelle autre », sourit le maître des lieux.
D’un pas vif mais mal assuré, il s’engagea dans sur le promontoire du Grand Large. Pour la première fois, ses falaises le tentèrent. Une seconde seulement. Il n’en avait pas fini avec le monde et donc avec lui-même. La misanthropie sauva un homme ce jour-là. On l’attendait au palais et il ne comptait pas rater ce rendez-vous. Les récents évènements l’avaient habitué à l’ivresse et il parvint à rallier l’ancien sénat presque sans tituber. Une pleine carafe de bon matin ne l’anesthésiait plus suffisamment, il lui faudrait passer à une et demi, peut-être deux. Il alla jusqu’à se lamenter de sa sobriété lorsqu’il arriva à destination. Il se reprit aussitôt. L’endroit regorgeait de grands crus. Quitte à s’embrumer le cerveau, autant user de bons nuages. Son cœur comme son esprit le méritaient bien. Du moins l’estimait-il. Après tout et bien que rien, de sa tenue à ses prérogatives, ne le laissait deviner, il dirigeait ce pays. Cette fois encore on hésita avant de le laisser entrer. Une nouvelle sentinelle pas bien au courant de son rang gardait le passage. Heureusement, à force d’insistance, on finit par appeler le général Vivien qui confirma le statut de Ferdinand.
— Encore toutes mes excuses, cela ne se reproduira plus.
— Nous savons tous deux que c’est faux.
— Je vous avais décrit avec un manteau bleu et une médaille… Comprenez sa surprise.
— On ne reverra probablement plus ni l’un ni l’autre. J’irai me faire couper un bras ou deux la prochaine fois si tu veux, ça singularisera un peu mon physique.
— Je… Je trouverai une meilleure solution.
— C’est ça. Bon, allez, file.
— Encore toutes mes excuses.
Tandis que Ferdinand progressait à travers les statues des anciens rois il se demanda s’il aurait un jour droit à la sienne. Avec son visage et sa carrure, la moitié des hommes d’Ornemer pourrait s’identifier à lui. Il deviendrait le souverain le plus proche du peuple, d’une certaine façon. On pourrait frapper des pièces à son effigie au passage. Chaque pécore d’ici s’y reconnaîtrait. Cela changerait du visage rude et sévère du grand amiral. Avec une figure pareille, la monnaie perdrait immédiatement la moitié de sa valeur. Un homme médiocre jusqu’au physique pour commander des hommes médiocres. Au fond, cela seyait bien à cette île.
Arrivé au bout du couloir, il poussa difficilement la porte du conseil et retrouva Harold entouré de deux de ses marins.
— En retard. Encore.
— Je ne sais pas ce qui a été le plus difficile entre la journée d’hier et cette nuit.
— Heureusement que tu t’es montré clairvoyant vis-à-vis des Ilnéens… Un millier se sont retranchés dans leur quartier pourri et voilà que je dois mener un siège au sein même de la cité.
— Ils n’ont pas de murailles et presque aucune arme, ça ne devrait pas être si difficile.
— Amuses-toi à déblayer des routes encombrées de meubles pendant qu’on te caillasse depuis les fenêtres. J’ai déjà une trentaine de blessés sur les bras. Maudits Ilnéens. Ils n’hésitent pas à transformer leurs propres maisons en châtelet. Des sauvages. Et ces enfoirés menacent de foutre le feu à la ville si on mène un autre assaut. Des barbares. Compter sur leur humanité pour se rendre et limiter les pertes… Quelle connerie. On les accueille, ils bouffent notre pain, complotent contre nous et menacent de tous nous emporter dans la tombe si on ose se défendre. Pfff…
— Je pourrai négocier avec eux.
Le grand amiral haussa un sourcil. L’idée, quoique incongrue, avait éveillé sa curiosité. Il demandait à en savoir plus. Monsieur Laffont fit signe qu’on lui apporte à boire puis, lorsque son vœu fut exaucé, reprit la parole, non sans avoir ingurgité une grosse lampée :
— Épargnons le sang de nos concitoyens. Si je parviens à les leurrer sur nos attentions, en leur promettant un sauf conduit pour le continent par exemple, je pourrai les amener à rendre les armes.
— Tu souhaites raisonner avec ces animaux ? Ridicule. Ils sont trop stupides pour parlementer. Ils te dépèceront avant que tu n’aies prononcé le moindre mot. Seul le canon parle une langue qu’ils comprennent. Je n’ai jamais rien tiré d’eux dans un autre dialecte. Il faut les dresser. Cette racaille, si on cesse un instant de la frapper, elle se rebiffe. Pire que des chiens enragés. Et toi, tu veux discuter ?
— Au pire, j’y passe mais, si je parviens à mes fins, tu parviendras aux tiennes. Que risques-tu ?
Harold réfléchit. Voir la moitié de la cité brûler nuirait à son pouvoir et à sa volonté de redresser le pays. D’autant plus que le Bleu se calmait. Les pluies devenaient moins fréquentes et il arrivait même qu’on aperçoive plusieurs heures d’affilé le soleil. Avec un peu de malchance, tous les bas quartiers partiraient en flammes. Combien d’Orniens en souffriraient ? Combien mourraient dans les rues faute d’abris ? À quel point les malheurs du peuple s’en trouveraient-ils accrus ? Tout reconstruire nécessiterait des sommes dont Ornemer ne disposait pas. Non, tout valait mieux que ça.
— Si tu veux, mais ne te plains pas si tu échoues. Tu veux un poignard au cas où ?
— Inutile, ma langue suffira amplement. Donne-moi un simplement une tenue un peu plus appropriée, qu’on me prenne pour un officiel. Là-dedans, j’aurai juste l’air de les insulter.
On lui apporta l’ancienne robe de cérémonie d’un des sages. Il attendit d’avoir fini sa deuxième bouteille du jour pour péniblement l’enfiler. Ce violet et cet or le faisaient ressembler à une sorte de prêtre marchand, un prophète de l’argent, le premier clerc à vénérer la matière. Noussillon aurait sans doute souscrit à cette fois, s’il se trouvait encore parmi eux. Et puis, au fond, la fonction de sénateur n’était pas si éloignée de cela. Plus ils choyaient la richesse et ceux qui en possédaient, plus leurs campagnes se révélaient aisées et les postes qui en découlaient importants.
— Tu te penses en état de négocier.
— T’en fais pas… Je tiens mieux la gnôle que toi.
Le temps qu’il se rende sur place, les effets se seraient dissipés. Avec un peu de chance, il ne subsisterait que cet amoindrissement du sentiment de risque et un tantinet d’ivresse pour le plaisir des sens. De toute manière, monsieur Laffont n’envisageait plus de rien entreprendre sans se trouver saoul ou, a minima, pompette. Il se mit soudain à dévisager lourdement Secousse. Aucun des deux ne pipa mot. Si cela gêna le cul de jatte, il n’en laissa rien paraître.
— Passe-moi ton escorte. Je dois avoir l’air sérieux, tu as oublié ?
Agacé par les affres de son associé, celui-ci se contenta d’un geste de la tête pour ordonner à ses sbires de le suivre. Non, définitivement, si monsieur Laffont venait à périr, cela ne le désolerait pas plus que la perte de sa seconde jambe. Il enragerait un instant, davantage par fierté que par douleur, puis trouverait en ce désagrément la force de châtier une bonne fois pour toute ses ennemis. Qu’ils tuent donc le deuxième homme de l’État, et la fureur du premier s’abattrait sans retenue. Qu’importe les quartiers brulés ou les otages exécutés, tous giraient au bout d’une corde avant la nuit tombée. Il saurait puiser en la perte de son méprisé compère la détermination nécessaire pour promptement exterminer la racaille étrangère et, surtout, faire fi des innombrables dommages collatéraux.
Annotations