Chapitre XXXIII

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— Vous venez nous narguer jusque dans notre domaine, monsieur Laffont. Que voulez-vous ?

Son ton glacial avait plus à voir avec sa toison de neige que ses mèches de feu. Colère ardente, paroles de givre. Mais qui était cette mégère ? Le plus inquiétant demeurait toutefois qu’elle connaissait son nom. Personne d’autre à des centaines de mètres à la ronde ne connaissait son identité. Mais elle si. Il dut fournir un immense effort pour ne pas bégayer ni se laisser submerger par cette forme si particulière de panique émanant de l’imprévu le plus totale dans les situations les plus extrêmes.

— Je vous prie de m’écouter. Je suis à votre merci si les paroles qui sortent de ma bouche vous déplaisent, libre à vous de me châtier en conséquence.

Il cacha mieux sa peur que la première fois qu’il utilisa cet argument. Encore un ou deux essais et il parviendrait à leurrer le monde sans effort. Il surestimait un peu la crédulité de ses contemporains. Il surestimait beaucoup celle de la diablesse qu’il affrontait. Elle se contenta de le percer du regard, pianotant de ses doigts osseux l’accoudoir bricolé sur son tabouret. Qu’elle les agite un peu trop et il saurait sa cause perdue. En revanche, lorsqu’il sa livra à sa merci, le rythme de tapotement diminua un tantinet. Il se baserait sur ce signe pour jauger de son humeur et de la bonne réception de ses arguments. Alors qu’il réfléchissait et ne pipait plus mot, la symphonie s’accéléra soudain, déjà lassée par ces cinq secondes d’attentes.

— Si je me présente devant vous, c’est pour vous présenter une offre qui devrait permettre de sauver les vôtres.

Léger ralentissement de la musique, tempéré par l’incrédulité. Elle n’y croit pas. Elle ne croit pas que cet Ornien arrogant prenne le moindre risque pour sauver les siens. Elle croit qu’il se sert d’eux. Qu’il essaye ! La cadence repart aussi vite qu’elle s’était calmée.

— Je compte tuer monsieur Secousse.

Un silence emplit la salle. Sans un fugace clignement d’yeux, on eut cru que la déclaration venait de tuer la mégère.

— Pas pour vous, pour moi. Vous connaissez mon nom, vous connaissez donc aussi mon rang. S’il meurt, je deviens le seul maître de cette cité. En revanche, j’aurai besoin d’appuis pour consolider mon hégémonie. De nombreuses personnes ne souhaitent pas votre mort mais la poigne de fer et l’aura qui entoure le grand amiral les contraignent à se faire discret ou, a minima, à se taire. Lorsque j’acquerrai le pouvoir, je compte sur votre soutien pour mater les inévitables constatations qui tenteront de brider mon autorité. En échange, je lèverai votre condamnation et vous obtiendrai une place de choix dans la nouvelle Ornemer. Je saurai récompenser mes fidèles.

— Vous… Vous êtes sérieux ? bafouilla l’homme en retrait.

On en aurait presque oublié sa présence sans sa désagréable image à demi caché dans la pénombre.

— Tania, voilà une chance de…

— Tais-toi ! lui intima sa chère et tendre. Poursuivez. Comment comptez-vous vous y prendre ?

— D’abord, je dois savoir une chose. Avez-vous commandité son assassinat hier ?

Les lèvres tout juste discernables de son interlocutrice se crispèrent.

— Pas du tout. Nous n’avons rien à voir avec tout cela.

Son intonation n’avait rien de naturel. Mentait-elle ou craignait-elle de ne pas être crue ?

— De toute façon, qu’est-ce que cela change ? Vous allez vous y mettre, vous aussi, à vouloir lui faire la peau. Pour un homme aussi unanimement adoré, je trouve qu’il a beaucoup d’ennemis.

L’audace de la proposition commençait à produire ses effets. Le sang froid de cette reine des crasseux sur son trône de fortune s’effritait et, tels des vases communiquant, celui de Ferdinand se renforçait.

— Pour cent personnes qui vous révèrent, il en surgit toujours une qui souhaite votre mort. Je vous laisse imaginer combien d’arbalètes pointent constamment dans sa direction. Je vais tout simplement en activer une. Monsieur Ombail, le successeur quelque peu grassouillet de monsieur Noussillon, voue une haine sans borne à notre sauveur à tous. Comprenez-le, on l’a dépouillé de sa deuxième villa. Il souhaiterait bien voir l’importun trépasser rapidement. Au nom de la république, bien entendu. Je le connais, il fourbit déjà sans aucun doute une multitude de plans. Tout ce dont il a besoin pour passer à l’action, c’est d’une petite assurance. Et, par un heureux hasard, il s’agit justement là de ma profession première.

— Et quel genre d’assurance comptez-vous lui fournir ?

Monsieur Laffont expira. Lentement. Là-dessus reposait toute la machination. Il ne fallait pas bafouiller. Surtout pas. Le moindre doute dans ses paroles, le moindre trémolo dans sa voix, la moindre incertitude sur son visage risquait de tout compromettre. Il s’agissait du discours d’une vie. Charles l’avait prononcé au sénat, lui le déclamerait dans cette espèce de grange miteuse et suffocante. Il n’y faisait pourtant pas chaud. Il se concentra. L’enjeu dépassait peut-être encore celui de feu de son associé. Il ferma les yeux, serra fort les paupières, puis les rouvrit, plus déterminé que jamais.

— Vous constituez cette assurance. Si vous effectuez une sortie au bon moment, des renforts devront se ruer ici et donc délaisser la protection du dictateur. Plus vulnérable que jamais, monsieur Ombail saura saisir l’occasion pour le faire assassiner. Avec tout son or, il trouvera sans mal quelqu’un de compétent pour effectuer cette basse besogne. Le chaos ainsi engendré détournera de vous les troupes et vous permettra de consolider vos positions. Ensuite, comme je vous l’ai dit, j’aurai besoin d’alliés pour asseoir mon autorité. Tout ce dont nous avons besoin, c’est de coordination entre vous et lui.

— Vous êtes prêt à déclencher une guerre civile par opportunisme ?

— Sans hésiter.

— Dimitra s’est trompée sur votre compte, semble-t-il…

Cette remarque, balancée l’air de rien, le foudroya sur place. D’un coup, il réalisa une évidence qui lui avait échappé. Ce nez rond et légèrement remonté, ces traits fins malgré la vieillesse, ces yeux pervenches et ces petites fossettes… Il parlait à la mère de son aimée. Il découvrit alors la haine qu’elle lui portait, le dédain absolu qu’elle éprouvait à son endroit et sa rage contenue à grand peine. À nouveau, la maîtrise de soi et l’ascendant qui l’accompagne passèrent d’un camp à l’autre.

— Que vous a-t-elle raconté sur moi ?

Lui-même doutait des raisons qui animaient sa question. Espérait-il une déclaration d’amour posthume ? Pensait-il découvrir une nouvelle facette de celle qu’il ne connaissait finalement que par son physique ? S’attendait-il à ressentir une fraction du bonheur qu’il éprouvait lorsqu’il se tenait à ses côtés ?

— Que vous étiez bons mais stupide. Manifestement, elle avait tout faux. Qu’est-ce que cela vous a fait d’apprendre sa mort ? Savez-vous seulement ce que ces sauvages lui ont fait subir ? Je ne sais pas ce que vous éprouviez à son égard, mais, à mes yeux, vous avez autant participer à son abominable calvaire que les porcs qui s’en sont pris à elle. D’ordinaires, les porcs, je les égorge.

Ses mots lui fendaient tant les oreilles que la poitrine. Tant d’émotions les animaient qu’ils en devenaient tangibles. Ferdinand dut se passer la main au cou pour s’assurer qu’elle ne le lui avait pas tranché par son simple verbe. De la crainte surgit en lui, de la crainte qu’il ne put contenir et dont il laissa l’Ilnéenne s’abreuver. Elle s’en délecta et redoubla l’intensité de son regard, qui passa d’accusateur à inquisiteur. Le carmin de ses cheveux commença à transpirer sur son teint et on la sentit au bord de l’explosion. Une explosion qui eut, à coup sûr, emporté le criminel qui se tenait devant elle. Pourtant, elle se retint. La détestation la plus primale la dévorait mais elle la contint et parvint même à faire refluer le pourpre qui avait embrasé son visage. La raison avait vaincu la folie.

— Vous n’imaginez pas votre chance, monsieur Laffont. N’importe quelle mère vous aurait fait subir pire que la mort pour venger son enfant… Hélas, des responsabilités m’incombent et je sais que Dimitra ne l’aurait pas voulu. Effacez ce demi-sourire, de là où elle se trouve, elle rêverait de vous voir dépecé vivant ! En revanche, elle refuserait que cet acte condamne tout son peuple, ce peuple pour lequel elle a tout donné, de son cœur à son corps en passant par son âme.

La décence la plus élémentaire intima à Ferdinand de baisser les yeux. Il ne pipa mot. Presque honteux, il sentit le vent tourner dans son sens. Un vent à l’odeur putride et aux relents de honte. Un vent porteur de toutes ses erreurs, de tous ses regrets, de toutes ses souffrances. Quelle blague ! Une vie d’errements et de fautes le poussait finalement vers l’accomplissement de son ultime quête. Il n’eut pas l’outrecuidance de s’en réjouir.

— Peux-tu me garantir que si nous attaquons sur ton ordre, nous autres Ilnéens survivrons à cette crise.

— Cela augmentera grandement vos chances. Plus que n’importe quelle autre alternative.

Un court moment, Tania fut tentée de tout envoyer balader. Au diable son peuple, au diable son mari, au diable sa propre survie ! Tant d’arrogance se devait d’être châtiée et sa tendre Dimitra vengée. Mais elle ne céda pas. De justesse, elle tint bon. Elle crispa l’entièreté de ses muscles, enfonça ses ongles dans l’appuie-bras et se mordit les lèvres de frustration. Mais ce sacrifice représentait peu de choses par rapport à tous ceux auxquels sa fille avait consenti.

— Soit. Je m’en remets à votre égoïsme.

— Je vous remercie. Je reviendrai régulièrement. Je donnerai le change au grand amiral en prétendant faire avancer les négociations. Je vous tiendrai au courant de l’avancement de mon projet. D’ici là, patientez et tenez-vous tranquille. Restez sur vos gardes en cas d’attaque ennemie mais ne tentez rien. Endormez leur méfiance., votre sortie les surprendra d’autant plus.

— Vous traiterez avec mon mari. Je vous ai assez subi pour toute une vie. Pauvre Dimitra…

Sa tristesse et son dépit attinrent le Ferdinand. Mais il feignit l’insensibilité. Il lui restait à se coltiner monsieur Ombail, à endormir la méfiance d’Harold et mille autres choses à planifier. Les sentiments attendraient.

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