Chapitre XXXV
L’homme abaissa son arme et tendit la main vers le malheureux. Dans un geste d’une rare innocence, séchant ses larmes, le petit lui présenta la sienne. Mais, avant que quiconque ne réagisse, il se servit de sa seconde pour s’emparer d’un poignard et le planter dans les parties du troupier. Aussi vite il courut se réfugier dans la ruelle de laquelle il avait surgit. Une volée de plomb s’abattit sur lui et lui arracha une hanche. Ses hurlements de douleur agirent comme un signal. Alors que la moitié du régiment avait déchargé et que l’autre restait abasourdi par ce qui venait de se produire, des Ilnéens surgirent aux fenêtres et commencèrent à caillasser la colonne. Face à eux, une marée de sauvages chargea, pieu en main sur les premiers rangs. Ceux qui n’avaient pas encore tiré firent feu précipitamment. Les autres délaissèrent le fusil pour l’épée et s’apprêtèrent à recevoir ces chiens. Un brun de panique apparut dans les rangs et le général Vivien en personne se révéla incapable de donner le moindre ordre. Il restait bloqué sur l’image de cette enfant châtrant son compagnon.
— Étripez-moi ces gueux ! hurla un sergent.
— Pour Ilnéa ! répliqua un assaillant.
En un instant, le corps à corps devint boucherie. Nul camp ne pouvait compter sur la moindre pitié de ceux d’en face. Dans les bicoques, on se servait d’otage pour se protéger des derniers tirs de mousquet. Les femmes s’étaient changées en boucliers, les vieillards en palissades, les enfants en couvert. De rage, les Orniens tiraient quand même. En fait, en cet instant, plus aucun raisonnement ne torturait leur esprit ; seulement une pensée : tuer, tuer les Ilnéens, tuer tous les Ilnéens. Le bétail méritait moins de mourir que ces parasites qui sacrifiaient jusqu’à leur engeance sur l’autel de leur sournoiserie. Ils luttaient contre le vice incarné.
En face, on luttait contre l’extinction. Ces barbares venaient de tuer un enfant sans trembler. Aucun doute, ils voulaient les exterminer. Pour éviter ce sort, il fallait l’infliger en premier. Pas d’hésitation à avoir ; il fallait tuer, tuer les Orniens, tuer tous les Orniens. En ce jour se décidait le destin de deux peuples et il n’en subsisterait qu’un à la nuit tombée. Ces enragés bavaient de hargne, écumaient de haine ; ils n’appartenaient plus à l’humanité. Il fallait les extirper de la surface du monde comme on extirpe une tique, en l’écrasant, la broyant et l’arrachant sans ménagement. En ce jour, ils purifiaient l’univers de sa plus grosse tâche. Qu’importe qu’ils se battent à un contre vingt, ils triompheraient car, si les dieux existaient, ils ne pouvaient que soutenir leur juste cause.
Rapidement les civils restés à l’arrière rallièrent leurs vaillants soldats dans la mêlée. À coup de couteau, à coup de poing, à coup de moignon s’il le fallait, on s’entre déchirait. Les épouses luttaient aux côtés des maris, les aïeux aux côtés des plus jeunes. On se frappait debout, on se frappait par terre, on se frappait même à moitié mort. Ici, une femme arrachait la jugulaire d’un octogénaire avec les dents. Là-bas, un jeune garçon plantait son arme dans l’œil d’une petite fille. Pied à pied, on se saignait sans remord et sans répit. La perte d’un bras ou d’une jambe ne suffisait pas à calmer quiconque. Seul le Noir délivrait de cette implacable pulsion de meurtre. Cependant, il la raffermissait chez les vivants.
Soudain, comme pour accompagner le carnage de sa mélodie, le tocsin retentit. Celui de la chapelle du grand palais pour commencer, très vite repris en chœur par tous les autres. Un orchestre apocalyptique se mit en branle, donnant le la à l’apocalypse sur le point de s’abattre. Un aveugle, pour peu qu’il conservât l’ouï, eut senti la fin du monde se profiler. Au même moment, par la grande porte, une nuée d’assassins aux dagues empourprées se ruaient à travers la ville en hurlant : « La république est sauve, le tyran est mort ! »
Comme si la confusion ne régnait pas assez, profitant du remus des combats et de la stupeur de la nouvelle, imprévue mais bienvenue, une poignée d’Ilnéens se glissèrent jusqu’aux geôles, abandonnées à une poignée de miliciens à cause de la bataille en cours. Cette poignée se débanda aux premiers hurlements des assaillants. On leur avait ordonner de surveiller la prison, pas de la défendre. Fort de cette conquête, les étrangers libérèrent leurs Ariangeois qui y croupissaient.
« Battez-vous à nous côtés ! Réussissez là où vous avez échoué il y a un mois, rendez à Ariange ce qui lui appartient ! » déclama non sans charisme le héraut. Un mois de privation et de mauvais traitements avait affaibli les corps mais raffermi les esprits quant à leur détestation des Orniens. Les écroués n’eurent pas besoin d’argument supplémentaire pour se soulever et lutter aux côtés de leurs frères opprimés. Ils se saisirent de leurs armes laissées sur place et entrèrent dans la mêlée.
Sur la place de la Monnaie, les bourgeois s’écharpaient. Les partisans de l’amiral attaquaient ses opposants, parfois sur une simple intuition. L’instant était rêvé pour régler de vieux comptes, s’emparer d’une demeure convoitée, ou simplement occire un voisin honni. Un simple slogan servait de prétexte pour un lynchage en règle. Chacun rassemblait sa clientèle, et finalement peu nombreux furent ceux luttant par conviction. Le nouveau pouvoir n’avait pas une heure que, déjà, il se trouvait confronté à un soulèvement. Une guerre civile venait d’éclater au milieu de la guerre civile, une révolution contre le coup d’état. La fumée des incendies remplaça les lourds nuages d’il y a peu et, à nouveau, le soleil se cacha à la face d’Ornemer.
— Qu’avez-vous fait ? se lamenta le prêtre rouge.
— Moi ? Rien. La ville ? Tout. Je vous présente la cité telle qu’elle est, telle qu’elle est réellement lorsque rien ne vient briguer ses multiples passions.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Vous voyez un feu, vous y jetez du petit bois et de l’huile et vous pensez en avoir découvert la véritable nature ! Aucun pays, ni Ornemer, ni Ariange ni aucun autre ne saurait rester paisible en proie à pareils troubles.
— Aucun ne mérite de perdurer dans ce cas…
— Arrêtez d’être demeuré ! Le problème n’est pas la nation ou les gens qui la composent, c’est le bordel que vous y avez foutu ! Vous êtes un putain d’enfoiré !
— Ah bon ? répondit Ferdinand en ingurgitant trois rasades.
Le clerc se retint de le balancer par-dessus le rebord. La tentation était grande mais il le regretterait. Aussi stupide que cela paraisse, il savait qu’après cela, des remords viendraient le tourmenter. Au lieu de céder à la colère, il descendit dans l’arène. Cela ferait une personne de plus qui essayerait d’apaiser les choses. Cela ferait peut-être juste une personne.
— Monsieur Laffont, il semblerait que vous ayez devancé l’Unique, chuchota une ombre dans son dos.
— Tu viens me tuer ?
Pour la première fois, il ne ressentait aucune peur en la présence de l’Épingle.
— À quoi bon ?
Il s’accouda aux côtés de son camarade, comme un vieil ami.
— Tu voulais sauver Ornemer.
— Certes, j’aimais bien cet endroit. Mais j’aimais bien Azath aussi et je suis sûr que je trouverai d’autres contrées où m’installer. Tant que le Réel perdurera, je perdurerai.
— Votre Unique ne vaut pas un clou, il avait prophétisé la même fin que tout le monde ici, une fin sous les eaux.
— Cela serait advenu si tu ne l’avais pas vue. Dans un an, dans dix, dans cent, qui sait ? En tout cas, cela serait advenu. De toute façon, cela n’a plus d’importance. On ne peut pas connaître le futur sans l’amener à changer. Sans quoi rien ne servirait de le découvrir. Oh… Ah ! Ah ! Ah !
— Qu’est-ce qui t’amuse ?
— Ton ami, Albert, il vient de se faire transpercer la bouche par un Ilnéen. À en juger par les deux cadavres autour de lui, il s’était bien débrouillé jusque-là.
— Bwarf, il est mort en faisant ce qu’il aime ; martyriser ces étrangers.
— Je suis sûr qu’il t’en remercie de là où il se trouve. Et toi, que vas-tu faire désormais ?
— Boire… Boire et mourir. Mourir en buvant. Ou me réveiller et réessayer. Qui sait ? Ton Unique ne te l’a pas dit ? Tiens, au passage, curiosité, je peux voir ta tête ?
— Si tu veux.
D’un geste de la main, l’Épingle ôta son capuchon, avant d’aussitôt le remettre.
— Mouerf, bof…
— Je m’attendais à un autre genre de commentaire. Qu’importe.
— Et toi, tu vas aller où ?
— Je prendrai le premier navire qui osera accoster. Cela ne devrait pas trop tarder. Regarde, tous les nuages se sont envolés.
Le monstre laissa planner un petit silence, comme pour souligner la gravité de l’instant.
— C’est un adieu j’imagine. Oh ! J’allais oublier, je t’ai apporté un présent.
Pour la première fois, il sortit une bouteille de son étrange manteau. Une grosse bouteille.
— Merci… parvint à lâcher Ferdinand en se saisissant de son cadeau. La sienne était vide de toute façon.
À ces mots, l’Épingle s’enfouit dans les ombres. Ferdinand resta là, le regard perdu dans le vide. Puis ces yeux se reportèrent sur son dernier bien. « Allons-y » réussit-il à formuler pour lui-même. Lui aussi mourrait en faisant ce qu’il aimait. En équilibre de plus en plus précaire sur le toit de la cité, il entama sa dernière bouteille. Celle qui lui flouta pour de bon la vision. « Ornemer est belle lorsqu’on la contemple ainsi… »
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