Chapitre Sept
Steven se leva, totalement absent, et marcha jusqu’à la porte. Il posa son doigt sur la serrure, celle-ci s’ouvrit sans un bruit. Il regarda derrière lui ; le lit et Tseyang. Le corps de cette dernière brillait dans le noir complet, elle illuminait la pièce sombre. Il descendit les marches, ouvrit la porte d’entrée et sortit. Le spectacle était magnifique. Le ciel étoilé clair et brillant de la lumière des étoiles et de la lune le fit frissonner. Il marcha, ou courut, personne n’aurait pu le dire, en direction du sud. Il savait que là-bas, quelque part, il trouverait ce qu’il cherchait : la nature véritable. Il arriva au bord du lac près duquel ils s’étaient promenés dans l’après-midi. Il était entouré d’arbres, c’était un bois ou une petite forêt. Plusieurs chevaux, de nombreuses vaches et au moins un taureau vinrent jusqu’à lui. Ils s’observèrent mutuellement un long moment, alors Steven se mit à rire. Comme un enfant qui vient de trouver son cadeau au pied du sapin, ou bien un Dieu qui vient de constater que sa création est un succès.
— Venite a me in pace (Venez à moi en paix)
Les animaux le regardèrent, hennirent et meuglèrent, puis vinrent l’entourer. Les moineaux, les corbeaux, vinrent se poser sur ses bras. Alors, il leur parla puis passa dans un autre stade de conscience. Il resta assis, fixant le lac, qu’il ne voyait plus vraiment. Les animaux restèrent près de lui.
Pendant ce temps, Tseyang ouvrit les yeux et se tourna sur le côté du lit en tendant son bras. Elle sentirait la présence de Steven et cela la rassurerait. Pourtant elle ne sentit rien. Elle se réveilla complètement et regarda autour d’elle avant de tâter de la main la place où aurait dû se trouver Steven. Elle n’avait pas rêvé, il ne s’y trouvait pas. Elle bondit sur ses pieds, tourna en rond dans la pièce, avant de soulever son oreiller. Le GPS était toujours à sa place. Elle se dirigea vers la porte en courant, mais celle-ci était toujours fermée à clef. Elle retira la clef qui pendait autour de son cou et déverrouilla la porte. Elle descendit les escaliers. Paul ne s’était pas réveillé, elle ne changerait rien, ce serait une perte de temps. Elle sortit de la maison et partit en courant, vers la direction indiquée par le GPS. Ça ne semblait pas très loin, tout au plus deux kilomètres.
Elle courut sans s’arrêter un seul instant, jusqu’au lac. Elle aussi, avait apprécié ce plan d’eau. Il devait faire deux à trois cents mètres sur quatre cents. Ils étaient dans la région des Grands Lacs et ils étaient nombreux. Alors elle marcha en suivant strictement les indications du GPS et elle le vit enfin. Steven était assis face à l’étendue d’eau, des dizaines d’animaux l’encerclant. Vaches, taureaux, oiseaux particulièrement nombreux. Steven semblait différent, il émanait de lui une lumière étrange. Verte et rouge à la fois. Elle s’approcha, intimidée.
— Steven – cria-t-elle – c’est Tseyang, ou Sophia. Regarde-moi s’il te plaît. Fais-moi face…
Il n’y eut aucune réaction, mais elle n’en avait pas attendu. Ce n’était plus sa première expérience des absences de Steven. Soudain, elle entendit un rire, suivi de deux, puis trois puis quatre… Ensuite elle arrêta de compter.
— Petite sœur, il ne pourrait t’entendre. Il n’est plus dans notre monde. Il est ailleurs, dans le monde des Buddhas, ou de ses saints.
Elle se retourna immédiatement pour voir celle qui venait de parler. Elle fut surprise, ils étaient nombreux. Celle qui avait prononcé les mots qui l’avaient poussé à se retourner n’était autre que Lhamo, mais près d’elle se tenait tous les autres : Drimey, Amélia, Ja, Sam, Jakli et Jamyang. Un peu plus loin se tenaient Lama Khampo, Chimé et Matilda, Maud et Phuntsok, puis d’autres lamas qu’elle ne connaissaient pas. Ils étaient plus d’une vingtaine.
— Que dois-je faire ? – Demanda-t-elle.
Elle ne savait plus rien, n’avait aucune idée sur la manière de procéder. Elle était totalement perdue. Elle ne pouvait se le cacher plus longtemps, s’il arrivait quelque chose à Steven, elle ne se pardonnerait jamais. Pourquoi ce type, qu’elle ne connaissait qu’à peine, lui faisait-il cet effet ? Elle avait l’impression de le connaître depuis toujours, de manière intime.
— Ne t’inquiète pas, il sait déjà combien tu l’aimes, votre amour est réciproque. Son problème est d’une autre nature. Il confond sa vie présente et ses vies passées… – Expliqua Lhamo.
— Mère de toutes les mères, comment puis-je lui venir en aide ?
— Je crains que tu en sois incapable pour le moment. Steven est pris dans un cercle infernal. Sa vie présente, l’empêche de voir ses vies passées. Ses vies passées le bloquent dans sa vie présente. À ce niveau nous ne pourrons pas faire grand-chose.
— Mère, Chimé Jang (tara verte, une partie de Lhamo), que puis-je faire ? – Implora-t-elle.
— Rien, n’est-ce pas assez clair ? Votre ami trouvera sa voie. Nous l’aiderons, bien sûr. Vous l’aiderez de manière naturelle, car vous l’aimez. La solution n’est pas entre nos mains.
Ils firent tous demi-tour et Tseyang hurla, en faisant fuir tous les animaux qui se tenaient autour de Steven.
— Non, je ne suis pas d’accord. Steven est venu ici sur les indications de lama Jigmé. Il a affirmé que vous pourriez l’aider, ne le laisser pas tomber maintenant. Il n’a personne si ce n’est vous…
— Et toi ! – Lui dit Jakli – cependant tu as raison, nous ne le laisserons pas partir sans l’avoir libéré de ses démons. Néanmoins, tu es la seule personne à pouvoir le guérir.
— D’accord, je ne demande pas mieux. Comment dois-je m’y prendre ?
— Facile, la réponse est donnée par le Buddha : « Si tu te demandes ce que seront tes vies futures, regarde ta vie présente. Si tu te demandes pourquoi ta vie présente est ce qu’elle est, alors regarde tes vies passées. »
— Merci maître, mais je ne sais pas comment interpréter vos paroles.
— Tu le sais, comme je le sais… N’oublie jamais que nous sommes tes maîtres, nous te guiderons lorsque tu le demanderas. Néanmoins l’heure ne se prête pas aux débats philosophiques. Rentre te coucher et emmène Steven avec toi… Demain sera un jour nouveau…
Elle ne sut que répondre, tous les lamas, grands maîtres de l’Université N?land? quittèrent les lieux. Elle se retrouva seule avec Steven. Elle s’agenouilla près de lui, totalement dépourvue.
— Steven, réveille-toi, s’il te plaît. Je ne peux pas te laisser ici, tu dois rentrer. Viens s’il te plaît.
Il n’y eut aucune réaction. Alors elle lui frappa la poitrine.
— Steven, reviens à toi ! Je t’ai menti, je ne serais plus rien sans ta présence. Tu vas guérir, Lhamo l’a dit, ou, tout du moins, elle l’a sous-entendu. Réveille-toi, s’il te plaît ! – Il n’y eut aucune réaction. Tseyang s’énerva et le gifla.
— Arrête Steven, je sais qu’il existe un mot magique pour te réveiller. Je n’ai aucune envie de passer la nuit dehors, il commence à faire froid et nous sommes en pyjama…
Il ne bougeait toujours pas et elle hésita quelques minutes. Puis elle l’embrassa sur les lèvres. Steven réagit et bougea un peu. Puis il ouvrit les yeux.
— Chiara che ci fa in questo luogo ? – Elle hésita un instant entre le rire et les pleurs. Steven avait dit parler un peu le français et elle ne le comprenait pas. Pourtant, sa manière de parler ne lui faisait pas penser à du français. Alors elle parla plus durement qu’elle ne l’aurait souhaité.
— Nous sommes perdus dans N?land?, j’ai passé ma nuit debout à cause de toi. Lève-toi et suis-moi, allons-nous coucher. – Il sembla sortir de sa torpeur. Il se releva avec difficulté et elle ne l’aida pas. Il regarda l’endroit et le troupeau à proximité.
— Encore une ? – Demanda-t-il.
— Oui, encore une. – Dit-elle en commençant à rire, tellement elle était soulagée. – Et en plus, tu fais des miracles. Tu ne pouvais sortir de la chambre sans la clef, pourtant tu as réussi. Tu me fatigues, Steven, tu n’es jamais là où l’on t’attend. Tu vas devoir m’en raconter plus sur toi, je veux connaître tout de ta vie…
— Impossible, tout du moins, tant que je ne connaîtrais pas tout de la tienne !
Elle libéra son rire, qui éclata tel un torrent dévalant une vallée. Elle lui prit la main. Puis, ils marchèrent pendant plus d’une demi-heure jusqu’à leur pavillon. Il n’était pas loin de trois heures du matin. Arrivé chez eux, Paul dormait toujours, alors ils retournèrent en silence dans leur chambre et s’allongèrent.
— Tu vas pouvoir dormir ? – Demanda Tseyang à Steven.
— Je n’en sais rien… Ne t’inquiète pas, je n’ai jamais eu deux absences en une même nuit. C’est même étrange, jamais aucune de mes absences n’a été aussi courte.
— Je ne veux pas parler de ça pour le moment. Crois-moi, pour moi, tu as été absent bien trop longtemps. Vas-tu dormir ?
— Je n’en sais rien, tu comprendras que toutes ses histoires me perturbent un peu…
— Sans problème, à ta place je serais devenue folle. – Dit-elle songeuse.
— Tu brillais dans le noir. – Dit-il soudain, de manière inattendue. – C’est la première fois que je me rappelle d’une chose vue pendant une absence. Tu brillais dans le noir, alors que tu dormais.
— Tu brillais aussi au bord du lac. Une lumière aux dominantes verte et rouge. Te souviens-tu de ce que tu pensais ?
Il n’en avait plus le moindre souvenir. Comme à chaque fois. Tseyang, elle, se souvenait de son rêve à son réveil, lorsqu’elle avait découvert la disparition de Steven. Elle rêvait de lui. Devait-elle lui en parler ? Elle n’en avait pas envie, mais cette situation était malsaine et le deviendrait plus encore si elle gardait le silence. Elle en avait parlé à table avec Khampo Rimpotché, Phuntsok et Chimé. Maud et Paul étaient présents, seul l’intéressé ne savait rien.
— J’aimerais te dire quelque chose… – elle hésita une dernière fois, avala sa salive et se lança. – Tu provoques en moi des sentiments étranges. – Il ne put s’empêcher de rire.
— Ça s’appelle de la colère. Mais tu as raison, je n’ai toujours pas compris ce que j’ai pu faire pour la mériter. – Murmura-t-il.
Un ange passa. Il était quatre heures trente. Le jour apparaîtrait bientôt. Tseyang hésitait toujours. Elle ne voulait pas passer pour ce qu’elle n’était pas.
— Cette colère, était dirigée contre moi, pas toi. Lorsque tu m’as fait la bise, j’ai eu envie de te prendre dans mes bras et t’embrasser à mon tour. Je ne connais presque rien de toi. Ce que je sais de toi, je le dois aux histoires que me racontaient mes parents sur Théodora et toi. Ses journaux intimes que j’ai lus des milliers de fois. Je ne t’ai reconnu que lorsque nous avons parlé dans le bus. J’avais vu quelques photos de toi, mais tu as tout de même changé un peu depuis ton dix-septième anniversaire et je ne t’avais pas reconnu…
— Moi, je t’ai reconnu dès notre première rencontre. Mais, si j’avais parlé de Théodora en te comparant à elle, c’est Paul qui aurait appelé l’ambulance. Tu lui ressembles étonnamment. Tu es plus mature, un peu différente, physiquement. Pourtant, tu parles comme elle, tu te mets en colère comme elle. – Finit-il par lui avouer. – C’est facile, tu dois m’oublier. Je vais partir de N?land?, je trouverai de l’aide ailleurs. Toi, tu vas étudier, devenir un grand lama. On parlera de toi dans cinquante ans, comme du grand maître du XXIème siècle.
— Tu ne comprends rien à rien. Nous sommes liés, au moins pour un temps. Lorsque j’ai parlé à lama Khampo et son épouse, je lui ai raconté ce que je ressentais à ton endroit… – Expliqua-t-elle doucement. Il se redressa dans le lit.
— Devant Paul, Maud et le lama Phuntsok ? – Elle lui prit la main.
— Paul est ton meilleur ami, il fera tout pour t’aider. Maud est prêtre, tout comme Paul ou Phuntsok, qui est un lama. Jamais ils n’iront cancaner sur nos histoires… Calme-toi… ; donc, lama Khampo m’a expliqué, que les sentiments que j’éprouve pour toi pourraient nous aider tous les deux. Moi, dans ma recherche de la béatitude. Toi, dans la récupération de tes facultés.
— De quelle façon ? – Demanda-t-il.
— Dans un premier temps, tu vas apprendre à méditer, tu en auras besoin. Ensuite, nous méditerons ensemble. Enfin, lama Khampo ou l’un des autres maîtres, t’apprendras des techniques qui t’aideront. J’utiliserai ces mêmes techniques et nous nous rejoindrons dans la méditation. D’après lama Khampo nous devrions atteindre la béatitude et Samâdhi ensemble.
— Que suis-je pour toi ? L’outil qui te permettra d’atteindre Samâdhi, sinon, quoi d’autre ? – Questionna-t-il perplexe.
— Je te l’ai dit, je n’en sais rien. Nous ne nous connaissons pas et pourtant, si tu m’annonçais que tu restes à jamais à N?land? près de moi, je hurlerais de joie. J’ai eu ce sentiment cette nuit. Je savais qu’il est impossible de te faire sortir de ces trous noirs où tu t’engouffres quelquefois. Pourtant j’ai réussi en moins de dix minutes…
— Qu’as-tu fait ? – Demanda-t-il réellement perdu.
— Je t’ai giflé ! – Il sourit – Je t’ai avoué combien tu comptais pour moi. Sans obtenir la moindre réaction. Alors je t’ai embrassé doucement, en utilisant tout mon amour, associé à celui de Théodora, que je commence à connaître par cœur. Aussitôt tu as ouvert les yeux, et tu as parlé. – Il prit la main de Tseyang, la serra dans la sienne.
— Tu te trompes. Théodora est morte depuis 23 ans. Elle n’est plus ici pour nous conseiller. Ce sentiment existe peut-être, mais il n’existe qu’entre toi et moi.
Elle roula sur le côté, comme une véritable judoka, et vint se placer sur le corps de Steven. Elle lui sourit, et l’embrassa, encore plus tendrement qu’elle ne l’avait fait près du lac. Ici, il n’y avait plus de problème ou de stress.
— Je ne sais pas si c’est judicieux ! – Murmura-t-il.
— Tais-toi un peu. Pas d’attachement, juste de l’amour. Tu en as besoin, je le sais. J’en ai besoin et j’en meurs d’envie. – lui glissa-t-elle à l’oreille.
— Je n’ai jamais… – dit-il dans un souffle, presque honteux.
— Moi, non plus… – Répondit-elle en déboutonnant sa veste de pyjama. – Mais il devait être écrit que ce serait avec toi !
Ils firent l’amour, trois fois, ça peut faire ça une toute première fois quand on a dépassé la puberté.
Vers cinq heures, ils allèrent prendre une douche, quand Paul frappa à la porte.
— Steve, tu es là ? – Demanda-t-il.
Steven et Tseyang se dévisagèrent en silence. Aucun d’eux ne savait quoi lui répondre.
— Oui, Paul, je suis là. Que veux-tu ? – Se décida à dire Steven.
— Je voulais parler avec Tseyang, mais elle ne semble pas être dans la maison. – Répondit son ami.
— Je crois qu’elle a été méditée dans le temple. – Menti Steven.
— Non, la porte est fermée à clef… – puis il ajouta –… d’ailleurs, les clefs sont encore dans la serrure…
Tseyang se retint pour ne pas rire, et Steven prit un air sérieux, avant de répondre d’une voix grave.
— Tu sais Paul, nous sommes dans un lieu rempli par la magie de l’esprit. J’ai entendu parler d’un homme enfermé dans une pièce fermé à clef, qui a réussi à sortir sans même toucher à la porte. – Dit-il avec son accent le plus sincère.
— Oui, quant à moi, je connais des personnes qui manquent de discrétion durant leurs ébats nocturnes. Arrêtez de me prendre pour un enfant. Je suis un prêtre, mais je ne pense pas être naïf. Donc tu diras à la jeune femme qui ne prend pas sa douche avec toi, en ce moment, que j’aimerais lui parler lorsqu’elle aura terminé.
— Désolé Paul ! – Cria-t-elle à travers la porte. – J’arrive dans cinq minutes.
Paul ne répondit pas, ils l’entendirent descendre les marches.
— Ne jamais mentir, c’est stupide et ça complique tout ! – Murmura-t-elle.
— C’est la nature humaine. Pourtant je suis d’accord avec toi. Paul est la seule personne au monde pour qui je n’ai jamais eu de secrets. Désormais, vous êtes deux.
Elle l’embrassa, se rinça, se sécha, et s’habilla avant de sortir. Elle rejoignit Paul en courant presque. Il se trouvait dans la cuisine ou il faisait bouillir de l’eau. La théière était déjà prête, le thé attendait sur l’espace de travail. Du Darjeeling. Elle regarda Paul un long moment, il ne se décidait pas à ouvrir la bouche, alors elle parla.
— Pardonne nous Paul, nous ne voulions pas jouer les ados surprit. Mais nous ne savions comment te l’avouer. Ce n’était pas le lieu ni le moment. – Expliqua-t-elle sur un ton très doux.
— Tseyang, s’il te plaît ! J’ai compris lorsque j’ai entendu ta confession à lama Khampo hier que cela arriverait tôt ou tard. Je ne pensais pas que ce serait si tôt. Mon problème, c’est Steven tu comprends. C’est mon ami, il n’a que moi. Et il ne va pas bien, tu le sais. Je pensais que tu en tiendrais compte… – Répondit-il, en se retenant pour ne pas laisser exploser sa colère.
Tseyang se sentir bouillir. Pour qui se prenait ce moine. Avait-il le monopole de l’amitié, la prenait-il pour une nymphomane insatiable. Imaginait-il être le prochain sur sa liste. Alors elle se rendit dans le salon, s’assit en fermant les yeux et en répétant le mantra de Dorje Sempa, plusieurs fois, jusqu’à ce que son esprit trouve son calme et se stabilise. Son sourire revint et elle retourna dans la cuisine.
— Paul, en t’écoutant j’ai l’impression que dans ton esprit je suis une putain. Je n’ai rien fait pour mériter une telle appréciation. Jusqu’à ce matin, j’étais ce que l’on appelle « une jeune fille » et c’était la même chose pour Steven. J’imagine que tu le savais déjà puisqu’il te dit tout. – Paul lui sourit. Sûrement avait-il été soulagé qu’elle ne croque pas un homme différent, à chaque petit déjeuner. Il répondit néanmoins sceptique :
— Non, Steven a eu un amour de jeunesse. Un véritable amour.
— Oui, tu as raison. Théodora ; je pourrai te parler d’elle pendant des heures. C’était ma tante, la petite sœur de mon père…
— Tu es la fille de Georg ?!? – Cria-t-il. Elle fut prise au dépourvu.
— Tu connais mon père ?
— Tu ne connais rien de nous, finalement ? N’est-ce pas ? – Suggéra Paul.
— Je connais l’histoire de Steven et Théodora. Mais rien de plus… – Avoua-t-elle.
— Georg, Steven et moi sommes des amis d’enfance. Ton papa et moi étions du quartier Grec, Steven du quartier Irlandais. Ce n’était pas comme aujourd’hui, il n’y avait pas de gang ni de règlement de compte. Juste une hostilité farouche entre les deux communautés. Pourtant, quelques imbéciles sortaient du lot. Steven, ton père et moi. Puis bientôt Théodora. Nous étions les meilleurs amis du monde. Nous allions à l’école ensemble, puis au collège et au lycée. Théodora est arrivée plus tard, lorsque Steven a eu ses seize ans, Georg l’avait amenée à l’anniversaire de Steven. Dès qu’ils se sont vus, ça a été le coup de foudre, immédiat et total. Elle était plus jeune d’un an environ. Ce fut une histoire aussi belle et tragique que celle de Romeo et Juliet. Ensuite, tes grands-parents ont déménagé et je n’ai jamais revu Théodora vivante… – Il s’arrêta, Tseyang comprit immédiatement.
— Tu savais qu’elle était morte ? Et jamais tu ne l’as dit à Steven. Tu n’es pas un ami, mais un traître ! – Cria-t-elle, en terminant sa phrase.
— La vie n’est que souffrance, ce n’est pas moi qui le dis, mais le Buddha. Moi, je pense que la vie peut être magnifique. Pourquoi aurais-je fait souffrir mon meilleur ami ?
— Je ne sais pas, je ne sais plus… Papa n’était plus avec vous ?
— Non, ton père était un an plus vieux que nous. Il s’est marié à dix-sept ans. Lui aussi a trouvé le grand amour avec ta mère, mais elle était grecque comme lui. Alors le mariage a été célébré très vite. De mon côté, j’ai découvert Saint François et j’ai voulu devenir prêtre, dans l’Église catholique. Mes parents m’ont jeté dehors, ma seule famille a été Steven et sa tante Abigaïl, qui m’ont hébergé. Ils m’ont aidé jour après jour. – Tseyang réfléchit très peu.
— D’accord, alors écoute-moi, et accepte. Jamais je n’abandonnerai Steven, je l’aime ; aussi dingue que cela puisse paraître.
Puis elle lui raconta tout. Ce qu’elle avait ressenti dans le parc de N?ropa le jour de leur première rencontre. Puis la scène qu’elle avait faite à Steven dans la nuit. Sa fugue et sa nouvelle absence. Tout ce qui était arrivé après. Elle ne lui cacha aucun détail, si ce n’est les détails par trop intimes. Paul l’écouta sans rien dire, mais son sourire était éloquent.
— Excuse-moi Tseyang, je me suis mal comporté vis-à-vis de toi. Steven a eu énormément de chance de te rencontrer.
Elle lui fit une bise. Les gens d’Europe du Sud s’embrassent beaucoup. Puis ils servirent le thé, à chacun. C’est ce moment que choisit Steven pour apparaître dans son Chougu blanc avec l’Ichtus brodé sur la poitrine. Il était magnifique.
— Je vais mettre le mien ! – S’exclama Tseyang. Alors elle monta en courant dans la chambre. Steven s’assit près de Paul et se servit du thé.
— Tu es sûr de ne pas faire une bêtise ? – Demanda Paul, totalement détaché.
— Elle est Théodora. Près d’elle je me sens identique à ce que j’étais près de Théo. Je l’aime Paul, tu comprends, je mourrais pour elle et je vivrai pour elle. Je suis certain que ses sentiments sont les mêmes. C’est incompréhensible ? J’en suis certain. Ce n’en est pas moins réel. Tu ne comprends pas, jamais depuis l’âge de mes dix-huit ans, je ne me suis senti réellement vivant. Aujourd’hui je revis. J’aimerais même devenir Papa… – Dit il, prit dans l’enthousiasme du moment. Paul se raidit.
— Tu n’y penses pas vraiment ?
— Pourquoi pas ? Ne serait-il pas un Papa extraordinaire ? Je me posais la question et je n’avais aucune réponse. Pourtant, Steven me semble un père extraordinaire. Tu n’as pas vu comment il s’est occupé de Dujom hier soir. Je n’imagine pas comment il se comporterait avec ses propres enfants. Je suis persuadée qu’ils ne seraient pas à plaindre. – Lança Tseyang dans son chougu blanc en prenant l’air totalement décalé d’une vamp bouddhiste.
— Sûrement, je ne sais pas. Je connais Steven depuis toujours, jamais il n’a donné l’impression de vouloir fonder une famille. Pardonne-moi Tseyang, mais es-tu certaine de tes sentiments ? Non, je suis sûr que tu l’aimes, je voulais dire…
— Si je suis sûre qu’il voudrait fonder une famille ? Je le crois Paul, je n’en suis pas sûre, mais j’ai l’impression qu’une nouvelle vie, réellement neuve, lui plairait beaucoup… Écoute Paul je ne vais pas te mentir, je ne sais rien de notre avenir. Je ne sais qu’une chose, j’aime Steven à en mourir. S’il veut des enfants, alors je lui en offrirais. S’il veut que je disparaisse, alors je disparaîtrais. Mais dans tous les cas, je resterais près de lui tant qu’il ne me demandera pas de sortir de sa vie. Est-ce une réponse suffisante ?
— Une fois de plus je m’excuse. Tu es une personne étonnante Tseyang. Tu as su comprendre Steven mieux que n’importe qui. Ne vous occupez plus de moi. Je me ferai discret, autant qu’il sera possible.
— Ce n’est pas une option valable ! – Hurla Steven, dont Paul avait certainement oublié la présence à leurs côtés. – Aujourd’hui, Tseyang est près de moi. Toi, Paul, tu es mon ami, et je veux te garder près de moi le long de cette épreuve. Nous sommes comme deux frères depuis toujours, tu ne partiras pas maintenant que nous en avons presque fini. Ce n’est pas de moi, ou de notre amitié dont il s’agit, mais de notre vœu d’enfant, tu t’en souviens ? « Toi et moi ne sommes qu’un ou… »
— … nous irons griller dans les flammes de l’enfer… » Tu t’en souviens encore ? Nous avions huit ans ! – Lui dit Paul.
— Une amitié réelle est éternelle. Reste près de moi, Paul, j’en ai besoin. – Paul haussa les épaules.
— J’ai pris un mois de congé, je ne repartirais pas tout de suite. De plus j’ai envie de voir comment fonctionne une petite paroisse comme Buda. Je pense que j’embêterai Tseyang encore un moment… – Dit-il en riant. Elle s’approcha de lui et l’embrassa sur la joue. Un simple baiser, identique à celui qui l’avait mise en colère la veille.
— Tu es le bienvenu Paul. Je ne cherche que le rétablissement de Steven et sa guérison. Je n’ai rien à cacher. Si Steven est heureux, alors je serai heureuse. Rien de plus, rien de moins. – Lui murmura-t-elle.
— Sophia, ou Tseyang, puisque c’est désormais ton nom, je suis honoré de ta confiance. Je vais rester et vous surveillez, jusqu’à ce que le frère Joseph me rappelle. Rien de plus, rien de moins. – Pouvons-nous nous considérer comme des amis ?
— Paul, je t’ai considéré comme un ami dès que tu as décidé de m’inviter avec vous pour ce voyage à N?land?. C’est toi qui as payé, je te dois beaucoup. Mais je te rassure, je vais travailler ici pour la communauté et je te rembourserai.
— Tu es charmante, Tseyang. Tu ne sais pas te taire, c’est ce qui fait d’une femme une créature tellement charmante aux yeux des autres mortelles. Ne t’occupe pas de ce que j’ai payé. Si tu veux me rembourser, obtiens la guérison de Steven, ou la paix de son âme… Sans le tuer pour cela, on est bien d’accord ?
— Tu es fou, Frère Paul. Je ne peux rien promettre, sinon souhaiter aussi fort que toi. En ce qui concerne sa mort, crois-moi sur parole, nos vies sont liées.
Paul ne discuta pas plus longtemps. Il regarda sa montre et s’écria :
— Bon sang, Maud va m’attendre pour la messe. Je vous laisse, je dois la retrouver.
Puis il quitta le pavillon sous les fous rires de ses colocataires. Il revint trente secondes plus tard. Il faisait la tête. Tseyang et Steven rirent encore plus fort. Il était sorti en pyjama, oubliant sa douche et simplement le fait de s’habiller. Il monta à l’étage sans les regarder, et bientôt ils entendirent l’eau couler. Tseyang se colla contre le corps de Steven et lui glissa à l’oreille :
— Il va être en retard pour sa messe, tu ne penses pas ?
— Il a encore le temps, par contre, nous serons en retard à l’office du matin… – Murmura-t-il sur le même ton qu’elle. Elle sursauta et regarda sa montre.
— Non, non, pas le premier jour. Dépêchons-nous, s’il te plaît…
Elle l’entraîna derrière elle et claqua la porte, puis ils coururent jusqu’au temple. Steven ne s’était pas trompé. La Puja, vu l’heure indiquée sur sa montre, était commencée depuis déjà une demi-heure. Tseyang faisait une tête de cent pieds de long. Elle se tourna vers lui et essaya de sourire, sans y arriver.
— Trésor, c’est mon tout premier jour à N?land?. Essayons de nous glisser à l’intérieur du temple sans nous faire remarquer. Tu veux bien faire ça pour moi. – Il lui sourit et répondit.
— Petit un : le mensonge ne sert à rien. Petit deux : je mourrais pour toi si tu le demandais. Suis-moi.
Il pénétra dans le temple suivi par Tseyang. Il restait naturel, bien droit et visible, Tseyang se cachait en se courbant vers le sol. Elle se prosterna trois fois devant l’autel et Steven l’imita. Ensuite, ils passèrent les premières rangées et s’incrustèrent dans les places libres, au milieu du dixième rang avant les maîtres. La prière s’arrêta d’un coup, Lhamo se leva :
— Steven, Tseyang, nous ne vous attendions plus. Ne cherchez pas vos places, ce sont les mêmes qu’hier, elles le resteront tout le temps de votre séjour.
Alors, ils quittèrent leurs places improvisées et remontèrent la file, sous les yeux de tous les fidèles jusqu’au premier rang, puis s’installèrent comme la veille face aux sept Buddhas. Aussitôt, la prière recommença, pendant trente minutes, puis se termina sur la dédicace des mérites. Ils se préparèrent à partir, Jamyang leur fit un signe de la main.
— Attendez-nous. Nous marcherons ensemble.
Ils attendirent sagement, leur regard se porta sur les Tangkhas et Statues qui se trouvaient dans chaque coin du temple. Devant l’autel, une statue de Maitreya de quatre mètres de haut, éclairait de sa sagesse l’ensemble du lieu. Mais les statues des T?r?s, Manjusri, Sâkyamuni, Amitabha, Sangye Menla, Dorje Sempa, Dipankara, Amoghasiddhi et Samantabhadra, terminaient de sanctifier l’endroit. Tseyang décida de venir méditer ici, quand la nuit serait tombée et que les autres étudiants dormiraient. Jakli se tourna vers eux et leur fit signe de les suivre. Ils sortirent par la salle équivalente à la sacristie. Jakli et Lhamo marchaient à côté d’eux, Jamyang et leurs autres sœurs, suivaient. Dujom ou Tashi étaient présents à l’office, mais ils avaient disparu.
— Je suis désolé d’avoir interrompu l’office ce matin. Je n’aurais pas dû chercher à entrer. – Expliqua Tseyang à voix basse, un peu confuse.
— Nous savons que cette nuit a été éprouvante. Vous n’avez pas dormi. Aucun de nous ne s’attendait à vous voir ce matin. Vous êtes venus tous les deux, malgré tout. Nous n’avons aucun reproche à vous faire. – Murmura Jakli à leur intention.
Ils se trouvèrent dehors, devant le Stupa se trouvant à l’arrière du temple. Ici, ils pouvaient reprendre un volume de conversation normale. C’est Lhamo qui expliqua le programme de la journée.
— Aujourd’hui, vous serez séparé. Vous venez de découvrir l’amour, vous allez l’associer au non-attachement. Tseyang, comme convenu, tu vas étudier Tounmo avec lama Khampo, Chimé et Jakli. Steven, tu vas passer la journée avec nous. Nous devons parler de cette nuit, Drimey, qui est médecin, veut examiner ton dossier. Ensuite, nous en parlerons…
— Dans ce cas, permettez-moi d’aller chercher mon dossier médical…
— Nous le prendrons en partant. Dis au revoir à Tseyang. Nous t’attendons… – Dit Lhamo, alors que tous les lamas s’écartaient pour leur laisser de l’espace.
Ils se retrouvèrent face à face un peu timides. Il y avait sept paires d’yeux sur eux. Tseyang sourit la première. Aussitôt, celui de Steven éclaira leur espace comme un second soleil.
— Passe une bonne journée. Écoute lama Khampo, c’est un grand sage. Je ne pourrais dire pourquoi, mais je le sens. Ce soir, je m’occuperai de la cuisine, ne fait rien, contente-toi de méditer dans le Lhakang en attendant mon retour. – Murmura Steven en la prenant dans ses bras. Elle l’embrassa dans le cou et murmura à son tour.
— Rien ne te dit que je ne serais pas à la maison la première… Mais, tant pis pour toi, j’irai dans le Lhakang et je ne ferais rien…
Ils rirent de concert. Puis, il la serra contre lui et l’embrassa. Elle ne se déroba pas et lui rendit son baiser. Finalement, elle le lâcha et s’écarta :
— Va vite, ils t’attendent… – Dit-elle. Il observa lama Khampo et Jakli qui les dévisageaient en souriant.
— Idem pour toi. À ce soir.
Puis dans un dernier élan, l’un et l’autre dirent en même temps les mêmes mots. Ils étaient significatifs. « Je t’aime ». Ils se dévisagèrent sans y croire. Ils avaient fait l’amour, et dans ces moments, on se laisse aller, on peut dire des tas de choses sans les penser. Maintenant, il faisait jour, mais rien n’avait changé. Elle était Théodora, ou son émanation pour parler comme un bouddhiste. Il était Steven et il était tout pour elle. Ils coururent l’un et l’autre rejoindre leurs maîtres.
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