Ombre et sel
Le soleil à l’horizon commence déjà à se lever mais il ne chauffe ni ma peau, ni mon âme. Il est amusant de voir comme la notion du temps disparaît en mer. J’ignore la date du jour ainsi que le temps passé à flot, mais je sais que nous sommes partis de Nantes le 30 Mars 1751. C’est une date qui reste gravée dans ma mémoire car c’est la première (et unique) fois que j’ai été nommé capitaine de navire. Ce beau navire, cette belle frégate. Je l’ai tout de suite aimé, le Sélénée. Il représente la lune, et son lot de mystère, j’imagine.
Tout d’abord nous devions escorter les négriers, depuis les côtes africaines jusqu’aux Antilles françaises. Mais après seulement deux missions de ce type, nous avons unanimement décidé de rejoindre la piraterie.
J’ai des idéaux, et dès la première escorte, voir ces hommes et ces femmes enfermés dans des cales où nous n’osons même pas stocker nos propres provisions m’avait soulevé le ventre. Alors nous sommes devenus des brigands, des forbans, des boucaniers, agissant sur le Noir Passage, délivrant les esclaves et pillant les navires. Insaisissables comme des ectoplasmes. Ainsi, je me sens davantage à ma place, j’ai le sentiment de faire ce pourquoi je suis né.
Mon rôle de capitaine est depuis principalement tourné vers l’acquisition d’informations, les trajets des négriers français, hollandais, anglais ou espagnols.
Je n’ai jamais été un grand meneur au charisme fort comme le célèbre Edward Thatch, mais j’ai la chance d’avoir un grand réseau de connaissances, en plus d’être, en toute modestie, un excellent marin.
Mais depuis quelques temps, libérer les esclaves et se contenter des cales de navires qui les chalandent ne suffit plus à l’équipage, et je sens bien qu’un vent de colère s’est levé. Je ne peux pas réellement leur en vouloir, il est vrai que pour des pirates, nous volons fort peu de richesses.
Pour le moment, je contemple l’aube sur une mer faiblement agitée. Le bois qui craque sous les vagues résonne comme le chant des sirènes. Je lève les yeux vers la vigie, Arnaud s’est endormi, comme à son habitude. Je vois ses coudes qui dépassent du nid-de-pie. Alors qu’il ronfle, les planches grincent sous son poids.
Je reporte mon attention sur la proue du Sélénée. La figure qui le domine me procure à chaque fois une sensation indéfinissable. L’éperon représente un croissant de lune dont la pointe supérieure est renforcée de bronze. Au sein du croissant, un enfant y dort paisiblement. Ce devait être magnifique sorti du chantier naval. Maintenant, l’enfant semble presque difforme tant l’eau salée a rongé le bois. Le vernis, autrefois vert étincelant n’est plus qu’une patine vaguement émeraude. Alors que l’eau frappe la proue, les planches grincent sous l’assaut.
Le bruit de la trappe s’ouvrant sur le quartier d’équipage me sort de mes pensées. Lentement, comme des matous mal réveillés, les membres de l’équipage sortent un par un des entrailles du navire, chacun se dirigeant à son poste d’un pas lent, mais cadencé. C’est fluide, tous savent ce qu’ils ont à faire. Bastien se place près du bastingage tel une âme en peine, il prend le temps d’observer la lumière du jour qui se reflète sur l’étendue infinie à ses pieds. Après autant de temps passé en mer, c’est le seul à encore s’émouvoir du spectacle quotidien de l’Atlantique.
Je me mets à parcourir le pont encombré par des caisses, des cordages et des humains. Alors que j’arrive au niveau de la trappe laissée ouverte, Winston, notre homme le plus musclé émerge enfin. Ancien canonnier au sein de la flotte de Sa Majesté, il représente notre schisme avec la Marine française.
En cette matinée, il a les yeux vitreux, le teint livide. On dirait qu’il vient de voir un fantôme.
D’un seul mouvement, toutes les têtes se tournent vers lui et un sourire vient illuminer chaque visage. Certains rient même à gorge déployée. Même Arnaud, tout en haut, rigole. Sans concertation, plusieurs matelots entament un chant bien connu que le britannique lui-même leur a appris.
What shall we do with a drunken sailor,
What shall we do with a drunken sailor,
What shall we do with a drunken sailor,
Early in the morning
Ha l’alcool. Seconde source de divertissement après les jeux de dés. En voilà une bien belle victime. Bâti comme un colosse, épais comme un bûcheron, Winston est peut-être le matelot qui résiste le moins aux effets de l’éthanol. Alors qu’il se dirige vers son poste, les planches grincent sous ses pas.
Je monte les quelques marches de l’escalier bâbord qui mène à la dunette. Salomon est déjà à la barre, les yeux rivés sur l’horizon, il m’ignore totalement. Compréhensible, le spectacle de la mer qui défile est hypnotisant. Et puis c’est un poste complexe. Sans cesse à l’écoute du vent, le regard tantôt au loin, tantôt sur les appareils de mesure. Le compas dont il se sert pour suivre sa direction est le mien, gravé à mes initiales par la Marine française elle-même. Un cadeau du temps où j’étais second sur un navire marchand. Quel magnifique objet. Il me fait remonter tant de souvenirs, de ma jeunesse à maintenant.
J’esquisse un sourire et regarde un instant dans la même direction que Salomon. Alors qu’il mène la barre, les planches grincent sous ses manoeuvres.
Je quitte finalement le poste de commande et décide de redescendre près de l’entrée de ma cabine. C’est maintenant mon second, celui que l’on surnomme le spectre des mers, qui l’occupe. Je croise d’ailleurs celui-ci qui en sort d’un pas furibond. Nathan a toujours été quelqu’un de colérique, de sanguin, prêt à défendre son point de vue bec et ongles. Cela a ses avantages, surtout pour un pirate, hélas, c’est aussi quelqu’un d’ambitieux...trop ambitieux.
Nous pouvons dire que nos relations ne sont pas au beau fixe, un peu comme la météo au-dessus de nos têtes qui commence à se dégrader. Cet énergumène a fomenté une mutinerie contre moi. Judas.
Mais nous devons bien cohabiter, car en pleine mer, en qualité de forbans, les occasions de nous dire adieu sont rares.
En cet instant, je crois qu’il beugle ses ordres car nous avons pris en chasse une goélette isolée, supposément pleine d’or du roi d’Espagne. Pour une fois, nous suivons ses directives et ses informations. Il est lui aussi un marin d’exception et malgré la légèreté de la proie et son indéniable avantage sur nous en terme de vitesse, nous semblons gagner du terrain sur elle grâce à quelques manoeuvres habiles. Obéissant sans hésiter, les flibustiers se mettent aux postes de combats, chargent les canons et affûtent leur sabre. Nous arrivons sur tribord, la bataille va éclater.
Je me dirige vers la proue, laissant Nathan aux préparatifs du combat qui s’annonce. Alors qu’il harangue les troupes, les planches grincent sous son autorité.
Me revoilà auprès de ma lune, ma douce sélène. Droit devant, à travers un brouillard qui s’épaissit, je vois le flanc tribord de la frêle goélette. Sa prise est désormais inévitable.
Mais la vigie se met soudain à hurler et fait tinter les cloches plus fort que je ne les ai jamais entendues. D’un doigt tremblant, il désigne notre bâbord.
La goélette n’est ni isolée, ni une proie facile. De la brume, un immense galion surgit, tous canons dehors. Il l’escorte, tout comme nous avions pu le faire avec les négriers. Son pavillon de l’armada espagnole flotte outrageusement au vent. Il est bien trop tard pour changer de cap.
Sitôt que ses bouches infernales sont alignées sur nous, l’incroyable navire de guerre crache son enfer.
S’en suit le plus triste requiem que j’ai pu entendre. Sélénée crie d’agonie sous les meurtrissures infâmes des boulets rougeoyants. Le bois et les chairs éclatent indistinctement sous les impacts terribles.
Nos canonniers tentent de riposter mus par l’énergie du désespoir. Mais la majorité des projectiles se perd en mer.
Je me retourne et vois mon second assis sur le pont. Il tient entre ses bras mon tricorne, tel un enfant avec son jouet. Toute sa colère, son courage et sa cupidité se sont envolés, il ne reste plus qu’un humain fragile, perdu, face à un destin qu’il sait funeste.
La deuxième salve du galion vise les endroits stratégiques. Les rangées du haut tentent d‘atteindre nos mâts et nos voiles, tandis que celles du bas tirent sous la ligne de flottaison. Et il fait mouche. La frégate tangue, puis commence doucement à se coucher sur le côté, comme un animal blessé. Les marins survivants tentent de s’accrocher au bastingage. Certains sont emportés par les canons ou les caisses qui glissent sur le pont avant de tomber dans les abysses. Mais pas moi. Moi je reste droit.
Je jubile même. Au-dessus de moi, Winston résiste de toute ses forces, mais la gravité faisant son office, il finit lui aussi par lâcher prise. Son gros corps s'effondre sur le plancher du pont et il glisse vers moi, inexorablement. Et puis il me passe à travers, sans me toucher, avant de finir sa course dans les bras de Neptune dans un grand “plouf”.
C’en est fini du Sélénée et de son équipage mutin. Le galion s’éloigne flanqué de la goélette. Ils ne viendront pas chercher les rescapés qui se débattent dans l’eau glacée, car c’est tout ce que méritent les pirates.
Je devrais être triste, je devrais moi aussi tenter de me raccrocher à une planche. Mais ça n’est pas le cas. Je souris, car ces traîtres, enfin me rejoindront.
Alors que je parcours le pont en ruine, les planches restent silencieuses sous mon errance.
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