Partie 5/5

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Il s’agissait d’un rendez-vous régulier, inconcevable à manquer. Perdre des heures à la taverne de Pherac constituait indubitablement l’activité favorite de Vynora et Grynith. Tant les collisions des pintes que les chants des clients biturés formaient une routine à laquelle elles se référaient. Déguster des bières fruitées leur procurait une sensation de familiarité et de confort. Elles s’immergeaient au sein d’une atmosphère chaleureuse, libre de toute menace, où elles pouvaient être elles-mêmes.

Pour Grynith, cela se traduisait en rapidité. La vitesse avec laquelle les pièces voletaient de sa bourse. La promptitude avec laquelle elle vidait ses pintes. Bien que son faciès rougît déjà, bien que ses mots s’étirassent en désarticulations, la vampire cédait la parole à la chasseuse. Vynora buvait sa bière avec entrain, son visage s’illuminant comme jamais, toutefois de plus profonds sentiments s’y dissimulaient.

— Grynith, je souhaitais vous remercier ! affirma-t-elle.

— Oh, et pourquoi ma chère ? demanda Grynith.

— Quelle que soit la voie que j’emprunterai dans le futur, mon séjour à Pherac me marquera à jamais. Et c’est grâce à vous. Vous m’avez offert votre amitié, et bien plus encore.

— Mais c’est bien normal ! Derrière ta carapace d’implacable chasseuse, tu as beaucoup de cœur. Je dirai même que tu es formidable, Vynora !

Un pincement noua le cœur de la chasseuse. Finissant sa bière, elle remarqua l’authentique qui étirait les lèvres de son amie, qu’elle rendit sans hésiter.

— Personne ne m’a jamais traitée ainsi, dévoila-t-elle.

— Ha oui ? fit Grynith. Une femme à la compagnie aussi agréable ?

— J’ai toujours ressenti le besoin de prouver ma valeur. Trop chétive, trop à retrait, inapte à me défendre dans ce rude monde, on m’assenait toujours des reproches. J’avais peu d’amis lors de ma formation. Donc lorsque j’ai commencé à fendre les routes, je prétendais être une louve solitaire, comme si être seule relevait de mon propre choix. La vérité, c’est que bien des nuits j’aurais souhaité avoir quelqu’un à qui me confier. Quelqu’un avec qui discuter de mes ambitions et de mes frayeurs, mais aussi de l’avenir. Aujourd’hui, c’est vous qui remplissez ce rôle, Grynith. Quelle ironie ! Une chasseuse de vampires buvant de la bière avec une vampire !

Elle n’eut pas conclu son discours que des ronflements atteignaient déjà ses tympans. Grynith avait la tête posée sur ses bras et dormait à poings fermés, ce à quoi Vynora ricana.

— Toujours la même ! se tordit-elle. Eh bien, je reprendrai ma complainte demain, il semblerait.

Vynora balaya la salle du regard, en quête d’une couverture pour envelopper son amie. Déjà Thenron s’approchait et entreprit de remplir ce rôle. Il voulut alors saisir la pinte de Grynith par la hanse, toutefois la chasseuse s’en empara avant lui.

— Attends ! prévint-elle. Il reste un fond de bière. Ce serait dommage de la gaspiller.

— Il vaudrait mieux ne pas le boire, suggéra Thenron.

— Parce que je suis déjà joyeuse ? Ne t’en fais pas, quelques gorgées de plus ne me tueront pas !

Sur ces mots, Vynora amena la pinte à sa bouche en dépit des avertissements. Mais sitôt que la boisson atteignit son palais, une âpre saveur la distordit. La chasseuse cracha l’entièreté de la gorgée, bondissant au passage. Elle glissa son index sur les gouttes éparpillées le long et de la table, et hoqueta face à l’intensité des taches vermeilles.

— Du sang ? s’écria-t-elle.

— Je t’avais prévenu, soupira Thenron.

— Pourquoi Grynith ne m’a rien dit ? D’accord, elle m’a montré combien elle aimait le sang animal, mais je ne la voyais pas en mettre dans sa bière !

— Ce n’est pas du sang animal. C’est le mien.

— Hein ? Mais ça ne fait aucun sens ! Si vous donnez votre sang à Grynith, pourquoi a-t-elle dû prélever le…

Vynora se figea.

Plus rien n’existait autour d’elle. Ni la douceur des chansons contadines, ni la guillerette clameur de l’établissement. Tout se limitait à une étroite perspective, centrée sur la vampire endormie. La chasseuse tressaillit comme jamais, sonda une échappatoire, sa figure submergée de sueur.

Et s’enfuit dans un ultime élan.

Elle sprinta jusqu’à en consumer ses poumons. Loin des limites de Pherac, loin des lumières rassurantes de la bourgade isolée. Elle s’enfonça dans les bois sans jeter le moindre coup d’œil derrière elle. Déjà elle pantelait, manquait de trébucher sur les pierres, et pourtant ne ralentit guère. Tout ce qui lui importait était de gagner la route, de s’abriter hors de tout danger. Alors elle courait, encore et encore. Pour que sa silhouette se volatilisât dans la nuit. Afin que l’âme errante s’engageât vers une nouvelle voie.

Une intense affliction l’interrompit dans sa course. Tombant à genoux, ses ongles ripèrent la rugosité de la pierre. Veines et artères parurent se dilater. C’était comme si son sang tout entier bouillonnait, durcit son corps, jusqu’à l’ankyloser à la plus anodine confluence. Elle eut beau lutter, la souffrance ne faiblissait aucunement, et elle finit par sombrer dans l’inconscience.

Lorsqu’elle se réveilla, jamais le confort du matelas ne lui avait semblé si malvenu. Vynora était allongée dans sa place habituelle, invitée d’honneur du manoir de Grynith. Laquelle s’était assise sur son lit, un air soucieux gravé sur ses traits.

— Enfin consciente ! se réjouit-elle. Oh, j’étais tellement inquiète…

Vynora aperçut la vampire. Et ne lui consacra qu’un coup d’œil saturé de haine.

— Vous m’avez menti ! vociféra-t-elle. Vous êtes comme les autres vampires ! Et dans votre orgueil, vous m’avez laissée à proximité de mes armes !

Sèche et abrupte. Vynora empoigna son pieu à proximité. Le geste était alors mécanique, et quand la pointe pénétrait la chair, la conclusion était immédiate.

Rien ne se produisit. Son bras était comme ébranlé, envahi de spasmes. Elle s’opiniâtra à plusieurs reprises, sans que le pieu n’approchât à plus de quelques centimètres de sa cible.

La figure de Vynora se décomposa, ses yeux dilatés tels des puits sans fond.

— Quelle est cette sorcellerie ? s’épouvanta-t-elle.

— Tu ne peux pas me tuer, révéla Grynith. Enfin, plus maintenant.

— Alors il n’y a qu’une autre alternative !

D’une torsion Vynora retourna le pieu. L’approcha près de de son propre organe vital. Mais jamais la pointe ne s’infiltra entre ses côtes. Ni ne goûta même à sa chair, au mépris de ses tentatives. La chasseuse se décomposa davantage, ce qui s’empira aux ricanements de la vampire.

— Tu ne peux pas te tuer non plus, renchérit-elle. Ni t’éloigner trop de moi, d’ailleurs, comme tu l’auras constaté. Seul l’âge aura raison de toi.

Grynith posa sa main sur la joue de la chasseuse. Par ce simple geste, elle réussit à secouer cette dernière, horrifiée par le sourire de la vampire.

— Tu peux qualifier cela de sorcellerie, confirma Grynith. Après tout, j’ai utilisé une forme ancienne et oubliée de magie. J’ai bu ton sang, Vynora. Désormais, nous sommes liées.

Vynora ne trouva pas le repos, ni la paix. Toute son énergie l’avait quittée avant même qu’elle accompagnât Grynith dans la salle à manger. L’impétuosité des flammes se révéla insuffisante à raviver quoi que ce fût en elle : la chasseuse était avachie sur son siège, ses doigts effleurant à peine sa tasse. Comme si son être s’était fragmenté en une myriade de morceaux. Comme si son âme s’était paralysée à l’intérieur, ne laissant plus qu’une morose enveloppe charnelle.

Grynith, quant à elle, n’avait jamais autant jubilé. Dans sa main dansait une coupe qu’elle contemplait de ses yeux pétillants. Elle se délectait de chacune des gorgées, gémissant de plaisir après chaque déglutition.

La vampire se tourna vers la chasseuse, et sitôt brisa le morne mutisme :

— Je n’ai pas été totalement honnête, avoua-t-elle. Mais il le fallait bien. Ne le prends pas personnellement, Vynora.

Mais la concernée ne lui offrit aucune réponse.

— Considère la situation de mon point de vue ! Les villageois insistaient pour me donner leur sang. Bien sûr que cela me sustenterait, mais je n’en veux pas ! Mon objectif est de minimiser la souffrance. Pourquoi Thenron peine autant à le comprendre, je l’ignore. Je lui répèterai que son sang m’est inutile.

Grynith craignit que l’hostilité jaillirait de l’expression de Vynora. Mais l’invitée n’exhibait que de l’apathie.

— Oh, Vynora ! s’exclama la vampire. Je le répète, ce n’est pas personnel. Tu es juste arrivée au mauvais moment. Ou au bon moment, selon moi. Il me fallait bien un réservoir de sang humain ! Et qui de mieux qu’une jeune et ambitieuse chasseuse de vampires ? Tu sais, j’ai vraiment cru que tu m’aurais décoché un trait, et tu dois sans doute le regretter. Mais j’ai eu des décennies pour pratiquer mon éloquence, et cela a fonctionné ! Ne culpabilise pas : à ton âge aussi, j’étais naïve.

Vynora ne daigna même pas croiser le regard de la vampire.

— Je devais faire un choix ! se justifia Grynith. Impossible d’échapper à ma condition. Moralement, ma décision est donc la plus adaptée, puisqu’une seule personne souffre de mes besoins, au lieu d’un village entier.

Ce disant, Grynith savoura une autre gorgée de fluide vitale, léchant les gouttes restantes agglutinées à ses lèvres.

— Par ailleurs, conclut-elle, ton sang est particulièrement délicieux.

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