Épisode 2 - Au bout des doigts
Au petit matin, je suis toute courbaturée de la nuit passée dans mon siège, à l'étroit. L'air frais de la capitale me fait un bien fou, le vent ébouriffe mes cheveux courts et je reste immobile un moment sur le quai, enracinée au milieu de la foule pressée. J'ai enfin quitté ce train de malheur. Mais aussi mon voisin Charlie, dont le sens de la conversation m'avait quelque peu soulagée, et que je vois, tout feu tout flamme, décoller de la gare à ciel ouvert à bord d'un dirigeable. Dans son manteau en fausse fourrure couleur de jade, l'apprenti donne l'impression d'un arbuste faufilé parmi les Hommes.
Je le regarde partir avec la boule au ventre et le sentiment détestable que je ne connaîtrai jamais un enthousiasme pareil au sien.
C'est la fumée des locomotives qui me pique les yeux.
Elle nous survole dans la forme de grands spectres dansants, chargée des mélodies du Sud. Frivoles et nerveuses, les notes se détachent à peine des éclats de voix et de la cohue. La masse informe de coiffes et de vestes glisse le long du quai en lacets, qui s'élève et se sépare en branches serpentines. Deux statues de géants sont érigées au centre, bras tendus pour tantôt récupérer, tantôt propulser les dirigeables dans leurs va-et-vient.
Valise sous le bras, je m'extirpe des bousculades, d'un pas crispé et mécanique.
Les souterrains de la capitale sont des artères sans grand passage, rayonnant pourtant sous toute la métropole. Je m'enfonce dans leur couloirs muets.
Mes pas résonnent, se répercutent contre les murs pour les tacher de halos lumineux. Les canaux n'en sont pas moins intimidants, leurs extrémités demeurent obscures, une humidité inconfortable me colle à la peau. Je me débarrasse de mon manteau brun, que je balance sur mon épaule. Mes pas sont lents, déroulés avec attention pour voir se gorger les lueurs sous mes semelles. J'en louche presque et ne vois pas l'ombre qui arrive sur moi.
Un homme me percute de plein fouet, son épaule si puissante contre la mienne. Je bascule et m'écrase, abasourdie. À l'angle du corridor, la silhouette disparaît et je cherche ma valise d'une main aveugle... Disparue.
La panique me prend au ventre, je réalise.
Toute ma vie pend maintenant aux doigts de cet inconnu.
Alors d'un bond, je m'élance à sa poursuite. Je ne peux pas le laisser filer. Cette malle vieillie, c'est tout ce qu'il me reste. De toi, de ma ville du Nord. Déterminée à le rattraper, mes joues s'enflamment, mon souffle se perd...
Mais je suis trop lente, il est déjà loin. Je l'ai perdu de vue. J'ai envie de crier, mais je ne sais quoi dire. Figée là, dans le canal noir, un sanglot sans larme me secoue. Quelle idée idiote d'emprunter les souterrains. Quelle sotte je fais là, sans toi.
La pénombre m'enlace. C'est presque bon, d'attendre dans cette tiédeur. Une main à ma broche et je t'y retrouve. Je m'efface.
Tout chaud contre moi, tu respires doucement, paisible. La caresse des premiers rayons est si plaisante, elle diffuse sa candeur sur les draps froissés, éveille mes paupières. J'ouvre les yeux sur les traces de la veille, sur la bouteille de rouge perchée sur la commode, vide et cernée de deux coupes de cristal empourprées ; puis sur les vêtements éparpillés et la fenêtre entrouverte.
Il fait frais, je te ramène plus près de moi.
Une odeur de fleur m'enivre, le parfum de tes cheveux dans lequel mon visage se noie. Ta main se glisse dans la mienne, je ferme les yeux. On est tellement bien là, toutes les deux.
Tu me manques.
— Excusez-moi ?
Une voix m'arrache à ton souvenir. Devant moi, une ombre trapue et immobile. Je recule et nous éclaire de mes pas hésitants. Une dame aux cheveux grisonnants affiche un air soucieux, et, plus frappant, porte une valise à la main. Mon cœur fait un bond.
— Vous appartient-elle ? m'interroge-t-elle, plus douce. Je l'ai trouvée ouverte dans l'allée.
— Tout à fait, acquiescé-je de ma voix enrouée, sous l'émotion. C'est la mienne, on me l'a tout juste volée...
Un pas de côté et mon regard sonde le fond du canal, à la recherche de mon agresseur. Rien. La septuagénaire, sans doute lassée par mon hébétude, me pose la malle en cuir dans les bras.
— Prenez-soin de vous, mademoiselle.
Puis elle bifurque dans une artère voisine, un ultime regard inquiet jeté derrière elle.
Mon attention se reporte sur ma si précieuse valise, que j'ouvre pour m'assurer que tout est bien à sa place. Te voilà.
Je soupire, soulagée, caressant le verre opaque de l'index, resserrant l'opercule dévissé. Le voleur y a sûrement jeté un œil. J'espère qu'il a frémi. Autour, il y a les étoffes, les outils, tout le nécessaire pour ma toilette, quelques bricoles, et puis... mince, ma bourse manque à l'appel.
Toutes mes économies pour m'installer, envolées. Évidemment. Ce voyage ne pouvait pas bien tourner, m'avait avertie une tante éloignée, avant mon départ. Cette mégère a dû jeter un sort.
Il ne me reste qu'une chose à faire. Seule dans le canal, je reprends ma route.
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