Toi, juste toi.
À peine entré dans le café que je manque de me casser la gueule devant tout le monde et lâche par terre mon parapluie tout dégoulinant. Quelques personnes se retournent vers nous.
— Et merde ! dis-je un peu trop fort. Bravo Julien. Tu as l'art de soigner tes entrées !
Je ramasse aussitôt mon pépin le plus dignement possible, évite les regards posés sur moi (à moins que personne n'en ait rien à faire, ce qui m'arrangerait), tandis qu’Alice m'agrippe fébrilement par le bras, soudainement moins assurée qu’il y a à peine trente secondes. Nous regardons autour de nous. L'endroit est plus petit que ce que j'avais imaginé, c'est plein à craquer. Il y a un brouhaha épouvantable. Je ressens enfin l’ambiance chaleureuse de ce lieu de perdition dont on m'avait parlé, observe les visages heureux des clients à chacune des tables agglutinées les unes aux autres. Ça trinque trop, ça clope à fond, ça rigole fort. Tout ce que j'aime ! (Il faudra juste penser à essayer une fois dans ma vie de fumer une cigarette sans crapoter, de me mettre une grosse mine pour de vrai et de changer de rire parce que je déteste le mien).
— Ne restez pas plantés là mes oisillons, et dites-moi plutôt ce qui vous ferait plaisir ?
Mes yeux papillonnent. Le garçon qui vient de se matérialiser devant moi est… comment dirais-je…Monsieur Parfait. Brun, la peau mate, il m’offre un grand sourire. Son visage arrondi et juvénile est sincère. Ses yeux gris me fixent gentiment comme pour me confirmer que j’ai bien fait de mettre les pieds ici, au Paradis (c’est fou comment j’extrapole). Il porte un pantalon noir ajusté, un petit tablier noir et une chemise blanche qui fait ressortir son bronzage impeccable. Il est beau à tomber par terre. Il tient dans la main un plateau. Ça doit être le serveur. Bah, oui forcément.
Heu…toi, juste toi, voilà ce qui me ferait plaisir. J'ajouterai aussi caresser ta peau sûrement très douce, sentir ton odeur de mâle et te rouler une grosse pelle. Voilà ce qui me ferait encore plus plaisir. Parce que tu vois, j’en aurais bien besoin, là, maintenant. Un petit bouche-à-bouche pour éviter de défaillir et de finir en PLS. Juste histoire de me sentir vivant pour une fois. Vérifier que je suis encore capable de ressentir cette petite étincelle qui vous traverse le corps et vous invite à l’abandon, à la possibilité de se dire, enfin, il était bien prévu que je sois venu sur Terre pour quelque chose. Genre, tomber sur un mec (beau et intelligent de préférence) qui ferait enfin battre mon petit cœur tout chaud (c’est assez pitoyable ce qui me vient à l'esprit, désolé, je fais ce que je peux). Enfin, c’est pas comme si j’avais enchaîné les conquêtes depuis que j’ai compris, dès le collège, que mon dada c’était les mecs et non les filles comme l'avaient prévu mes parents. Mon palmarès s’élevant à la moitié des doigts d’une main, en enlevant le majeur. Et encore, Antoine, il compte pour du beurre, comme dirait Nathan. Avoir joué avec lui à touche pipi à douze ans, ça ne compte pas vraiment. C’est pathétique et encore pire que d’avoir joué au docteur, avec mon voisin Mathias, lorsque j’avais sept ans, nos deux corps nus allongés dans la prairie en plein été, m’a assuré un jour Alice.
La voilà d’ailleurs qui me donne un coup de coude dans les côtes, comme pour me faire revenir à la réalité et effacer définitivement l’image de moi et Antoine Schneider dans une cabine des toilettes du deuxième étage du collège Saint-Exupéry en train de se tripoter rapidos et maladroitement avant que la sonnerie nous rappelle d’aller au bagne. L'image qui me revient est pourtant d'une netteté absolue, celle du franco-allemand, débarqué en plein milieu d'année scolaire, en train de mastiquer frénétiquement son chewing-gum pour se donner une prestance, son froc à mi-cuisses et son slip bleu aux motifs de petits bateaux qu'il baisse dans un effort surhumain. Moi respirant son haleine mentolée mélangée à celle de sa transpiration d'adolescent en pleine puberté (je sais, toujours dans les bons plans Julien) et tremblant comme une feuille, incapable de déboutonner mon fichu bouton de pantalon. Obligé par la force de choses de faire glisser la fermeture éclair et de sortir mon…Bref, inutile de m’enfoncer davantage.
— Deux cocas s’il vous plaît, Monsieur P…, dis-je en ravalant la fin de ma phrase.
— Avec une larme de whisky alors, parce que, sinon, c’est un peu triste, non ? me dit-il, attendant sûrement une réponse de ma part qui ne vient pas, au pire, un hochement de tête qui ne vient pas non plus, parce que celle-ci refuse de bouger à présent, comme si j’avais donné toutes mes forces pour émettre ces quelques mots et que mon cerveau avait décidé de se mettre en veille subitement, n’envoyant plus aucun signal au reste de mon corps.
— Heu, oui évidemment ! s’empresse de répondre à ma place mon acolyte.
Bah, voyons Alice, quelle bonne idée ! Tu sais pourtant très bien que je n'ai jamais aimé ça !
— Allez, c’est parti ! Deux whisky coca pour nos jeunes amoureux ! Installez-vous au bar, là au fond, on va vous faire une petite place, crie Monsieur Parfait, d’une voix enjouée, en retournant derrière son comptoir.
Nous obéissons en nous faufilant parmi les clients. Chose qui s’avère périlleuse. Obligés de jouer des coudes, de s’excuser cent fois, le sourire gêné. Oui, c’est nous, Madame Catastrophe et Monsieur Maladroit, nous voilà, laissez-nous passer, s’il vous plaît. Monsieur Parfait nous a dit d’aller nous asseoir là, au fond. Notre place est réservée, si c’est vrai, regardez, nous avons notre billet d’entrée ! Julien, stop. Arrête ton délire, tout va bien se passer.
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