Tu t'es trompé mon poussin
Valérie lève son verre et propose de trinquer. Nous nous exécutons comme deux petits soldats prêts à mourir pour la bonne cause et avalons une première gorgée de notre coca. Je manque de tout recracher. Une larme de whisky qu’il disait Monsieur Parfait ? Je te hais, mais je te pardonne aussitôt, car tu es si beau ! Je feins d'apprécier cette daube, mais visiblement, je ne convaincs pas Valérie, qui réprime un fou rire. Quant à Alice, le breuvage lui convient parfaitement. Elle a toujours mieux tenu l'alcool que moi.
Elle semble déjà aux anges. J’aime ce sourire authentique qu’elle nous offre. C’est celui qu’elle me réserve pour illuminer mes journées quand je ne vois que le noir de l’existence. Et surtout celui qu’elle réserve, sans en avoir conscience, aux jeunes filles qu’elle désire. Alice est belle à croquer. J’ai beau lui dire que je la trouve magnifique dans ces cas-là, elle ne me croit pas. Pas plus que moi, lorsqu’elle me soutient que mes deux petites fossettes et mes yeux clairs font craquer immanquablement les garçons qui me plaisent.
— Bienvenue au Petit Marcel ! lance Valérie, victorieuse, comprenant que ma meilleure amie lui mange déjà dans la main.
Je trinque avec un enthousiasme mesuré pour bien lui signifier que je ne suis pas dupe de son jeu, que je suis venu ici uniquement parce que je suis un être bon et que j'ai voulu faire plaisir à mon amie. Pour de vrai, j'ai envie de pleurer de joie, de sauter partout tellement je suis excité comme une puce, même s'il faut le reconnaître, je suis aussi à l’aise qu’un éléphant sur un vélo.
C'est la première fois que je me retrouve dans un bar fréquenté en grande majorité par des pédales et des gouines. Oui, je sais, il faudrait dire "homosexuels" pour être poli. Sauf que je n'ai pas envie de l'être, mais plutôt envie de crier sur les toits : regardez-moi, je suis un gros pédé et fier de l'être. L'homosexualité a enfin été dépénalisée le 4 août dernier (nous avons fêté ça avec Alice en dansant dans son appart toute une soirée !), alors les homophobes, arrêtez de nous faire chier et de nous considérer comme des malades, bons à enfermer à l'asile. Ce soir, j'ai enfin l'occasion de vérifier que d'autres de mes congénères sont également fiers d’être des folles, des tatas, des tantouzes ou des bouffeurs de b… Peu importe comment on nous appelle. Pardon, je ne devrais pas me déprécier de la sorte. Mais en même temps, j’ai le sentiment que nous seuls, sommes légitimes à employer ces termes sans que cela ne paraisse vulgaire ou déplacé. C’est notre façon de nous différencier, de nous affirmer. En ce qui me concerne, c’est assez jouissif et cathartique.
Mais à quoi reconnaît-on un pédé ? Ce n'est pas marqué sur son front. Parfois, je me dis que c'est bien dommage. Ça me faciliterait la tâche et m'éviterait bien des déconvenues ou de chialer des heures durant sur mon lit, après m'être fait jeter. En vérité, ça m'est arrivé une seule fois (malheureusement). Connard de Sébastien, tu ne sais pas ce que tu rates. J'espère que ta poufiasse a pris quinze tonnes et qu'elle t'a largué comme une merde que tu es sûrement devenu.
Je regarde les gens autour de moi, tout en essayant de me décontracter, mais je manque cruellement d'entraînement. J'ai mal aux mâchoires, à force de sourire. Je n'écoute même pas Valérie, tellement ça carbure dans mon cerveau. Je vois seulement Alice rire aux éclats. Fais attention à toi, ta tête va se décoller à force de la faire partir en arrière. De quoi parlent-elles ? De coiffure j'ai l'impression. Elles n'arrêtent pas, l’une comme l’autre, de minauder, tout en se recoiffant vaguement, d'un geste étudié de la main. Et bien, ça promet mes chéries. J'aurais presque envie, moi aussi, à cet instant, de remettre ma mèche que je n'ai pas, derrière mon oreille, pour faire partie de votre clan et non de rester tout seul, mon verre à la main.
N'y tenant plus et ayant une envie subite d'aller soulager ma vessie (c’est à cause du stress), je repose nonchalamment mon verre sur le comptoir, mon manteau et mon parapluie dans un coin, et tente d'intercepter le regard d'Alice lui indiquant que je m'en vais quelques minutes… Mais je constate qu'elle m'a déjà oublié (vive l'amitié, je saurai m'en souvenir). Je me dirige alors d'un pas assuré, celui du client qui connaît la maison, vers les toilettes que j'ai remarquées en arrivant. J'ouvre la porte principale et une deuxième réservée aux hommes, avant de tomber nez à nez avec une femme aux cheveux très courts, à la carrure aussi épaisse que celle d'un boxeur. Elle affiche un visage fermé en me voyant.
— Tu t'es trompé mon poussin, les hommes, c'est en face, dit-elle d'un air affligé en me désignant la porte derrière moi.
— Heu… Je croyais… Excusez-moi, mademoiselle.
Elle me fixe du regard quelques secondes avant de se gausser de rire. J'ai loupé quelque chose ? Elle quitte la pièce. Je m'empresse de faire demi-tour et vérifie tout de même le logo du petit bonhomme masculin sur la porte des toilettes. À bien y regarder, je vois seulement maintenant, dessiné au feutre, au niveau des jambes du monsieur, une robe avec des petits points. Ah ouais, d'accord, il fallait comprendre. Ils ont de l'humour par ici. Je vais donc dans les autres toilettes, celles pour hommes, les vrais. Le logo de la porte est une femme, affublée d'un phallus digne d'un taureau. Je ne peux m'empêcher de sourire. C’est trop con, j'adore.
Je finis par entrer. En face, les trois urinoirs sont occupés. J'attends patiemment et en profite pour contempler la rangée de trois petits culs qui s'offrent à moi (façon de parler, et puis quoi, je ne fais rien de mal, non ?). Celui du milieu est mon préféré. Il est moulé dans un jean bleu qui épouse parfaitement les formes avantageuses de son propriétaire. Le dos musclé que l'on devine sous un blouson en cuir noir finit de parfaire l'homme qui, manifestement a fini son petit pipi, au vu du petit sursaut imperceptible qu'il fait en remontant sa braguette. Il se retourne en direction du lavabo, juste à côté de moi.
— Oh, Julien ! Qu'est-ce que tu fais là ?
J'écarquille les yeux.
— Fred, c'est toi ?
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