Ah non, désolé, il dort
— Non, non, tu ne t'es pas trompé… C'est que j'habite avec lui. Je suis Alice, sa colocataire. Il ne te l'a pas dit ?
Elle se marre en voyant mon visage se décomposer.
— Ah non désolé, il dort…. Oui… Il dort beaucoup. Je l'entend ronfler, t’as de la chance d’être au bout du fil, crois-moi.
Je m'offusque pour la forme. Elle essaye de se rattraper, mais ne peut pas s’empêcher de continuer à m'enfoncer.
— C'est sûrement pour ça qu'il a préféré partir de chez toi en pleine nuit. Il ne voulait pas t'empêcher de dormir. C'est ce qu'il m'a dit ce matin quand il s'est levé pour aller faire pipi avant d'aller se rendormir.
J'écarquille les yeux. Mais qu'elle se taise, bon sang !
— Oui, ok, je lui fais passer le message… Oui, très bien… Avec plaisir. Au revoir Pierre.
Elle raccroche et me sourit.
— Tu sais que je vais te tuer ! dis-je, faussement énervé.
— Tu n'oserais pas quand même ?
— Je vais être obligé de me rabattre sur Helmut.
Aussitôt, je vois mon amie se précipiter sur son chat et l’empoigner de force pour le blottir contre elle.
— Helmut, n'écoute pas ce vilain garçon, hein, mon petit Helmut adoré. Julien est un gros méchant. Il va falloir pourtant faire des efforts tous les deux ! dit-elle en regardant son chat, qui tente désespérément de lui échapper.
— Je t'ai sauvé les fesses, je te ferais dire. Tu pourrais me remercier, Juju.
— Merci ma chérie de votre grande bonté.
— Mouais, n'en rajoute pas. Pourtant, au téléphone, je dois dire qu’il a l'air charmant ton Pierre.
— Mais il l'est.
— Alors c'est quoi le problème ?
— J'en sais rien. C'est juste que…
— Le serveur.
— Quoi le serveur ? dis-je d'un ton faussement détaché.
— Pas avec moi, Juju. Il t'a tapé dans l'œil, j'ai bien vu.
— Dans les deux yeux, tu veux dire. De toute manière, il ne m'a même pas calculé.
— Je croyais qu'il t’avait regardé faire ton premier mime ?
— Alors oui, parlons-en de mes exploits. Mimer La petite sirène du conte d’Andersen, autant te dire que Fred était fier de lui. Monsieur Parfait a bien dû se foutre de ma gueule. Remarque, j’ai préféré ne pas le regarder, de peur de me sauver en courant. Il m’a souri poliment avant de se casser sans dire un mot. Hourra, Julien, hourra !
Je n'ai pas envie de lui dire pour le petit mot qu'il m’a chuchoté à l’oreille. Je préfère le garder pour moi.
— T’as raison, t’as aucune chance, oublie.
C'est comme si je venais de recevoir un coup de poing dans le ventre.
— Comment ça, oublie ? Merci pour ton soutien, traîtresse. Qu'est ce que tu sais sur lui ?
— Heu… rien.
— Alice, tu mens très mal. Raconte ! Qu'est ce que tes copines t’ont dit ?
— Rien… Juste qu'il bosse dans ce café depuis le début de l'année…
— Et ?
— Et qu'il a tout de suite été accepté par la clientèle… Il est très discret sur sa vie privée. Personne ne sait s'il préfère les filles, les mecs, les deux ou personne.
— Il a bien raison de se protéger. C'est incroyable comment sont les gens à vouloir tout savoir sur la vie sexuelle ou amoureuse…
— Oh arrête, Juju. T’es le premier à me demander des trucs !
Alice n'a pas tord mais j’avoue que je comprends ce garçon. Dans ce café, il doit être l’objet de plein de commérages ou des fantasmes les plus fous. Et moi bêtement, j’en fais partie.
— Ne fais pas cette tête mon Juju. Je ne sais pas si je dois te le dire, mais certaines mauvaises langues racontent que ce mec n'est pas clair. Derrière son côté boute-en-train, il doit cacher des choses pas très catholiques.
Pauvre Monsieur Parfait. C’est comme si on lui faisait payer le fait qu’il veuille rester discret. Soudain, je me sens mal à l'aise avec tout ça.
— Ouais, c’est ça, en gros, t’en sais strictement rien et les autres non plus. Et puis, je crois que je n’ai plus envie de savoir. Ça ne m'intéresse plus, ma poulette.
— Oui, t’as raison, je crois que je n’aimerais pas, moi non plus que l’on spécule dans mon dos.
— En tous les cas, tu ne perds pas ton temps côté ragots, dis-moi !
— Oh, ça va, d'autres ne perdent pas leur temps pour s’envoyer en l’air, dit-elle, en réprimant un fou rire.
J'attrape un coussin à ma portée et lui jette au visage. Elle l'évite et Helmut en profite pour aller se réfugier dans le couloir.
— Fais-toi pardonner immédiatement futur colocataire !
— J’y vais de ce pas ! J’ai la dalle, je nous prépare un plat de spaghettis ?
Je n’attends pas sa réponse, et sans lui demander la permission, je sors une casserole de son placard et fait bouillir de l’eau.
— Il se croit déjà chez lui, ma parole ! s’exclame Alice en me sautant au cou. Je suis si contente que l’on habite ensemble, tu ne peux pas savoir !
Elle me fait un bisou sur la joue.
— Arrête, je vais te refiler ma crève.
— Ouais, t’as raison. En plus, t’aurais besoin de prendre une douche. C’est pour ça qu’Helmut t'évite.
— C’est lui qui pue, pas moi. Pendant que j’y pense, il faut que j’appelle mes vieux pour leur dire que je suis toujours en vie. J’étais censé dormir chez toi.
— Ce qui est à moitié vrai ! me répond-elle , en me faisant un clin d'œil.
Je lui souris. J’aime notre complicité. Je sais qu’elle va encore grandir en habitant ensemble.
Alice me conjure d’aller me décrasser sous la douche, au lieu de préparer à manger, ce que je fais sans me faire prier. Et dire que dans quelques jours, cet appart sera mon nouveau chez moi !
Mes parents ont fini par céder. Depuis un an, je passe une grande partie de la semaine chez Alice, sans parler des week-ends ! Ils ont fini par comprendre que j’avais besoin de prendre mon indépendance. Ils n’étaient pas très rassurés à l’idée que j’emménage avec une fille, dont de surcroît, ils ne savaient rien. C’est un copine de fac, n’ai-je cessé de leur répéter. Tu ne vas quand même pas te marier à ton âge ! m’a un jour balancé mon père ! Je l’ai rassuré en lui disant qu’il n’y avait aucune chance que je me marie un jour, que ce n’était vraiment pas ma tasse de thé. Il m’a répondu, d’un ton solennel que j’avais le temps de changer d'avis. Il en a rajouté une couche en me faisant promettre de faire attention à ne pas mettre enceinte mon amie. Pour avoir la paix, je suis resté silencieux avec l’air grave du fiston qui retient les leçons de son paternel. Quand j’ai raconté ça à Alice, elle a manqué de s’étrangler de rire.
Jusqu’à cet été, nos parents n’avaient pas l’air convaincu de notre projet de colocation. À notre retour de colonie de vacances, nous les avons réunis en organisant un repas tous ensemble. Notre stratégie a contribué à les convaincre. Un mois à travailler en tant qu’animateur a forgé notre caractère, nous a rendus davantage responsables, malgré notre grain de folie qui les a bien fait rire lorsque nous leur avons raconté certains épisodes avec les enfants dont nous avions la charge. Je dois bien reconnaître que nous avons de la chance d’avoir des parents qui nous laissent une grande liberté, du moment que nous réussissions à l'université. Nous ne sommes absolument pas motivés pour cette nouvelle rentrée, mais chuuut. Et la soirée d’hier ne va pas arranger les choses. Le pays des merveilles que représente le Petit Marcel nous réserve bien des surprises ! Nous avons bien l’intention d’en profiter.
— Ramène ta fraise ou je mange tout ! me crie Alice.
Je sors précipitamment de la douche et me sèche rapidement, repensant à cette folle soirée. Même si ce n’est pas la forme olympique aujourd’hui, je me sens tout feu, tout flamme. Le week-end prochain, je déménage et nous enchaînons avec notre rentrée à la fac. Les prochaines semaines vont être intenses, je le sens ! Quant à appeler mes parents, je verrai finalement ça plus tard !
Annotations