XXVIII - Tigre - 1/3

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Dans le train qui les emmenaient, lui et son régiment, en Sibérie pour une série d’exercices, Mikhail était très excité, malgré l’absolue tristesse du paysage qu’il voyait par la fenêtre du train, malgré les horribles conditions, principalement le froid extrême, le jour quasi absent en cette période de l’année, l’insuffisance, non, le manque absolu de commodités – militaires ou autres – etc, etc. Ses camarades se plaignaient de l’absence de bars et de bordels, même s’il doutait que Nikolai trouve en Sibérie un bordel correspondant à ses préférences sexuelles. Toujours très traditionnelle, la Sibérie, même un siècle après l’avènement de la communauté LGBT++. Mais la discussion était sans objet, les baraquements ayant été érigés – son choix de mot le fit glousser – spécialement pour cet exercice, au milieu de nulle part.

Non, ce qui excitait Mikhail, c’était la Légion Etrangère Française qui allait les rejoindre. La Légion Etrangère ! La meilleure des meilleures des unités militaires, selon la légende, reconnue dans le monde entier pour son excellence. Des conflits anciens et plus récents avaient validé cette affirmation apparemment outrancière mais universelle.

Quand ils arrivèrent sur site, dans un endroit appelé, avec – pas – beaucoup d’originalité Camp Sibérie (CS pour faire court), ils apprirent qu’ils auraient des baraquements séparés des Français, pour maintenir l’illusion d’unités ennemies. Car l’exercice opposerait les Russes aux Français. Les Russes espéraient que l’expertise des Français se transfèrerait par magie à leurs soldats, les Français voulaient que leurs hommes fassent l’expérience du froid extrême. Echange honnête, pour l’état-major, pas tant que ça, pour Mikhail.

Ils étaient à CS depuis une petit semaine quand les gros avions français, les A400M, furent signalés en approche. Les sergents et caporaux rassemblèrent les troupes et les emmenèrent au pas vers le tarmac pendant les gros avions lourds et disgracieux atterrissaient sur la piste verglacée.

Les Russes étaient debout en rangs bien ordonnés au bout de la piste, là où les avions allaient décharger leur cargaison. Les bleus, dont Mikhail et Nikolai faisaient partie, avaient été placés devant pour qu’ils puissent admirer – et absorber, encore par magie – la perfection de la Légion. A cause du froid, les hommes seraient les premiers à descendre, puis les quelques caisses d’équipement.

Mikhail tendit le cou pour voir les avions en train de rouler en position pour décharger leurs soldats devant les troupes russes. Tout était très bien planifié, les avions ouvrant leurs portes ensemble… On aurait dit un show bien huilé.

Les légionnaires descendirent lentement les rampes, bien ordonnés, bien rangés, tous les avions se vidant en même temps, puis quand le dernier homme de chaque unité eut touché la piste gelée, toutes les unités firent un demi-tour à gauche puis marchèrent au pas vers leurs baraquements. Mikhail remarqua qu’ils marchaient plus lentement que les Russes. Puis il se souvint qu’il avait lu sur Internet que c’était une tradition qui datait au moins de la guerre franco-mexicaine du 19ème siècle. Et, au 22ème siècle, toujours respectée par ces hommes très spéciaux. Cela leur donnait un air de calme expertise, comme si rien ne pouvait les ébranler, ou comme s’ils affronteraient n’importe quoi en vrais durs à cuire, avec à peine un sourcil levé.

Du dernier avion sortit une unité qui rendit les soldats russes aussi silencieux que leurs sergents pouvaient le souhaiter. Elle était plus petite que les autres, mais ce n’était pas pour ça que la surprise se répandait dans les rangs. Non, la raison de ce silence, c’était le géant au dernier rang. Il était plus grand que tous d’au moins une tête, aussi large que deux bleus côte à côte. Mikhail eut une pensée étrange, que l’intendance devait beaucoup dépenser pour le nourrir et le vêtir. Et son lit ! Il devait être sur mesure !

Puis les légionnaires disparurent dans leur casernement pour poser leurs affaires et recevoir leur premier briefing de sécurité. Il frémit, se souvenant de la photo horrible d’un soldat, mort depuis longtemps, qui avait oublié que même l’urine gèle instantanément par -50°C.

Au dîner ce soir-là – car ils partageaient le mess/salle de formation/Ops room – les Russes découvrirent que l’un des soldats, non, l’un des officiers, était une femme. Une femme de grande taille, musclée, avec des cheveux blancs et des yeux noirs, qui attrapa le premier officier russe à lui mettre une main aux fesses dans une prise, aussi facilement qu’elle aurait plié sa serviette. Quand elle le relâcha, toujours sans effort apparent, il vola jusque sur une table, éparpillant la vaisselle. Elle lui tendit la main pour l’aider à se relever mais il refusa et elle haussa les épaules.

Les officiers de la Légion ne firent aucun commentaire. Les officiers russes hésitèrent puis ne dirent rien. En public.

Mikhail tomba amoureux de cette femme à cet instant précis. Elle figurerait en bonne place dans ses rêveries pendant un bon moment.

Puis elle se dirigea sur le côté, allant à sa table, et il put voir les deux hommes derrière elle, l’un d’eux étant le géant. Sans son équipement encombrant, portant la même tenue thermale que les troupes russes, il était, bizarrement, encore plus intimidant.

Dans l’entrée des bâtiments communs il y avait une salle qui servait de sas entre le froid extrême de l’extérieur (-50°C) et la chaleur intérieure confortable pour des gens en combinaison thermale (+20°C). Sans ce sas, à cause de la condensation de l’air extérieur froid par la chaleur de l’air intérieur, il y aurait une tempête de neige miniature chaque fois que la porte était ouverte. Et franchement, ce qu’il y avait dehors était bien suffisant.

Puis il y avait un vestiaire où chacun retirait ses couches extérieures et nettoyait ses bottes. Parfois la neige était assez sèche pour tomber toute seule, et parfois trop mouillée et collante.

Donc, pas de parka volumineuse sur le géant intimidant, juste la tenue thermale, et malgré ça, quand il le vit de près, Mikhail se sentit comme un nain. Et pourtant, il n’était pas petit. Le type avait des yeux bleus frappants et de longs cheveux de la couleur de l’or liquide. Comme il se tournait vers son compagnon plus petit, Mikhail put voir qu’il les portait en un chignon bien net.

Puis il sourit. Et la salle se tut. Le seul bruit fut le petit reniflement amusé du compagnon du géant, suivi par un certain nombre d’autres, de la part des légionnaires.

- Allez, Erik, arrête de leur sourire comme ça !

- Comment ? Erik, donc, dit.

- Ton sourire les rend bouche bée et si tu continues comme ça, ils ne pourront jamais manger. Regarde-les, ils sont comme enchantés…

- Enchantés, mon cul ! Tu lis trop d’heroic fantasy, Kris !

Donc, Erik et Kris. Et leurs chamailleries en faisaient des frères ou des amants. Et en parlant de ça, Nikolai marmonnait quelque chose et Mikhail en saisit une partie.

- Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour avoir cette bouche autour de ma queue !

- Il ne penche peut-être pas de ton côté, trouduc, dit-il.

- J’ai le droit de rêver… Oh Boje moï ! Il est tellement grand, avec des proportions tellement parfaites, sa queue doit être énorme…

- Oh, Kolya, merde, on voudrait manger en paix…

Il n’y aurait pas de paix ce soir. Il y avait des saucisses au dîner. Putain de bien sûr. Nikolai faisait tellement de blagues et d’allusions que Mikhail tendit les bras et coupa sa saucisse en tout petits morceaux.

- Ma saucisse ! Mischa, ma vengeance…

- Ouais, ouais, je sais, terrible, et tout et tout…

- Va te faire foutre, Mischa !

- Dans tes rêves.

Kolya prit un air rêveur.

- En fait, non, je préfèrerais que ce soit le géant qui me baise. Cet homme est absolument magnifique, c’est une œuvre d’art, non, un dieu…

- Ah, je ne saurai dire, je suis hétéro…

Ça le fit taire, puisqu’il ne pouvait obliger son ami à être du même avis sur la perfection du légionnaire géant, et le reste du dîner fut relativement paisible.

Après ça, il y eut une soirée informelle pour se mélanger et apprendre à se connaître et, évidemment, Nikolai alla droit vers le grand blond. Mikhail suivit, ne pouvant laisser son meilleur ami se ridiculiser dès la première nuit.

Nikolai filait droit vers son but, mais l’autre homme, Kris, s’interposa entre lui et le Russe déterminé.

- Quoi que tu cherches, il n’est pas intéressé.

- Comment tu peux savoir, Kolya se hérissa, t’es son amant ?

- Son frère, et il semblait y avoir un peu de tristesse dans les yeux gris-bleu.

- Oh… euh… désolé.

- Pas de problème. Mais il me semble qu’on est sensé discuter, pas devenir un peu trop… amicaux, même si je te trouve plutôt… intéressant.

Le regard de Kris était presque enjôleur et Nikolai devint plus rouge que le borsch servi au dîner.

- Dites, Mikhail commença pour donner un sursis à son ami, qui est cette dame qui a botté le cul du lieutenant Nabokov ?

- C’est le lieutenant Lineik. C’est un vrai soldat, une dure à cuire, pas une dame.

- J’étais juste… poli.

- Ouais, c’est ce que je pensais. Je te taquinais un peu.

- Kris, tu pourrais nous présenter ? Tu t’es déjà fait des amis, on dirait, tu veux bien partager ?

La voix du géant était aussi belle que lui, un baryton, profond, riche, et velouté, rappelant à Mikhail le pope de son église, à Moscou. Nikolai se serait pâmé s’il avait été l’héritier délicat d’une grande famille aristocratique et non le fils d’un éleveur de bétail de l’Oural.

- Bien sûr, bróðir, si je connaissais leurs noms, je le ferais.

- Oh. Je suis Mikhail Baliakov et cet idiot est Nikolai Voronov.

- Ravi de faire votre connaissance. Je suis Kris Hellason, et le géant est mon frère, Erik.

Ils parlaient anglais, qui était encore la langue internationale, malgré le retrait des US de la scène publique, mais les Britanniques ne faisaient toujours aucun effort pour apprendre une autre langue que la leur et, bien qu’ils aient quitté l’Union Européenne il y avait si longtemps, avaient réussi à garder une place importante dans le monde, en partie avec leur Commonwealth.

Le français, le mandarin, l’espagnol étaient les autres langues les plus communes, selon la région du monde où vous vous trouviez. En Russie, l’enseignement de l’anglais était obligatoire dans tout le pays, ensuite le français à l’ouest et le chinois à l’est.

Pendant la soirée, les frères restèrent avec eux, essayant d’apprendre un peu de russe et ce fut l’occasion de fous rires car, si leur accent était parfait, leur vocabulaire était catastrophique. Ils n’arrivaient pas à saisir la grammaire non plus, alors ils se contentèrent de l’anglais.

Mikhail et Erik avaient un loisir commun, le modelage, et le géant montra des photos de quelques-unes de ses pièces. Mikhail en trouva une qui devint rapidement sa préférée, celle d’un danseur, de trente centimètres de haut, qui avait un très beau mouvement, un élan, comme si le danseur allait prendre son envol. Torse nu, avec des muscles bien définis, une silhouette dans l’ensemble harmonieuse, avec le soupçon d’une force intrinsèque immense. Dos large, taille étroite, le danseur n’était pas l’habituel type mince, il avait plus de force, comme si son rôle était de porter son partenaire.

Mais, comme Mikhail le remarqua enfin, en regardant le visage, il vit qu’il n’y avait pas de détails. Le reste du corps était anatomiquement parfait, mais le visage était non défini. Il y avait des oreilles, la forme du visage, la suggestion de cheveux courts, mais c’était tout.

- Erik, pourquoi n’a-t-il pas de visage ?

- Je n’ai pas réussi. J’ai essayé, mais il n’est jamais sorti comme il faut.

- Comment ça se fait ? Ton art est parfait.

- Merci. Mais il manquait à son visage quelque chose de capital, quoi que je fasse, je sculptais un robot, alors que mon modèle respirait cette chose capitale.

- Qu’est-ce que c’était ?

- De l’émotion.

- Oh, mais… Pardon, je vais arrêter mes questions. J’en ai une dernière, cependant.

- Vas-y, dit le géant avec un sourire.

- Qui était ton modèle ? Il est parfait !

- C’était Kris, Erik dit avec un petit sourire en coin.

Mikhail fut surpris par tant de choses qu’il eu du mal à ordonner ses pensées. Le Français souriait, prenant le temps de boire son thé, le laissant digérer tout ceci. Kris allait sûrement plaire à Nikolai, Kris semblait pencher de son côté, Kris était un danseur, Kris était un soldat, Kris était…

- Qu… Kris, danseur ?

- On l’est tous les deux. Danse classique. Ça apprend à poser ses pieds exactement où on veut qu’ils soient. L’escrime, aussi. C’est bon pour les réflexes.

- Mais… la danse classique !?

- Quoi, c’est trop féminin pour toi ?

- Désolé, non, mais… En fait, oui.

Erik eut un sourire narquois, Mischa rougit, Nikolai marmonna en russe, disant que c’était injuste que le géant hétéro fasse rougir son meilleur ami hétéro. Kris gloussa. Il n’avait pas compris Kolya, mais le sourire et les joues rouges étaient une évidence.

- Laquelle c’était, bróðir ?

- Le danseur.

- Laquelle était quoi ? demanda Nikolai.

- La sculpture qui a fait rougir Mikhail.

Kolya leva un sourcil égrillard à son attention. Il bafouilla.

- Non, ce n’était pas ça, c’est… Erik, je peux lui montrer ?

- Bien sûr.

Et Mischa pencha le smartphone d’Erik vers Kolya qui faillit baver.

- Il est magnifique, il dit avec révérence.

Et Kris rougit profondément. Nikolai leva les yeux quand il entendit le géant glousser. Son regard alla sur Kris, sur la statuette, et de nouveau sur Kris. Oh. Mikhail put voir la compréhension sur son visage.

- Tu es magnifique, il dit avec un sourire en coin et Kris devint pivoine.

Le géant eut l’air surpris. Peut-être ne savait-il pas. Mikhail trouvait amusant que, de tous les Russes lubriques perdus dans ce coin de Sibérie, seul Nikolai trouverait peut-être un soulagement si lui et Kris décidaient de fraterniser un peu plus qu’il était approprié. Etre militaire quand on était gay n’était pas facile dans l’Armée Impériale de Russie, même de nos jours. Mikhail savait que son ami se verrait refuser promotion après promotion, du fait de son orientation sexuelle. Injuste, doublement injuste, mal vu mais, hélas, une réalité. Il espérait que son ami éprouverait du plaisir à flirter avec le grand légionnaire et peut-être, peut-être, trouverait un peu de réconfort.

De toute façon, pour lui donner la possibilité d’amener Kris où il le voulait, Mikhail fit de son mieux pour détourner l’attention d’Erik des deux autres hommes, lui montrant ses propres pièces. Elles n’avaient pas la perfection réaliste de celles d’Erik, mais il en était fier. Le géant les aimait beaucoup, disant que, à leur manière, elles étaient tout aussi parfaites.

- Comment ça ?

- Ce sont des caricatures, n’est-ce pas ? Elle représente l’idée d’un homme, d’un chien, comme une illustration de livres pour enfant. Mais les proportions, les mouvements, leurs expressions, sont parfaits. On dirait qu’on va casser cette babouchka si on l’embrasse, mais, vu son sourire, je suis prêt à parier qu’elle est capable de botter le cul de n’importe qui.

Mischa rit.

- Je me suis inspiré de ma grand-mère.

- Eh bien, je… je parie que c’est une sacrée grand-mère.

Ils échangèrent un sourire comme le triangle signalant la fin de la soirée retentissait.

Il y eu une légère mêlée au moment de prendre les parkas, mais finalement chacun trouva son lit de camp.

Sur le chemin de leurs baraquements, Kolya devint poétique dans ses descriptions de la beauté du plus petit des deux frères et Mischa l’écouta, car le ton de son ami était plein de joie et de désir, comme celui de jeunes amants impatients de se revoir.

- Tu sais ce qui va se passer si vous vous faites prendre…

- Rien du tout. J’ai vérifié, avant qu’ils arrivent. Tant que c’est consenti, que tu es discret et… pas de grossesse.

Ils rirent.

- Bon, que vas-tu faire ?

- Eh bien, je vais flirter, je vais être charmant et espérer avoir de la chance. Et… Mischa, tu as déjà été avec une femme, n’est-ce pas ?

- Oui, je ne suis pas puceau.

- Elle t’a sucé ? Oui ? Eh bien, pour qu’une femme fasse ça bien, il faut qu’elle ait appris avec un bon professeur, ou qu’elle ait de l’expérience. Mais un homme saura exactement où faire pression, comment et…

Kolya ferma les yeux et frissonna.

- Il semblerait que Kris ne soit pas puceau non plus et j’ai hâte d’avoir ses lèvres autour de ma queue ou sa queue sur ma langue…

- J’espère que tu trouveras ce que tu veux, Kolya. Tu as besoin d’un peu de douceur, mon ami.

Nikolai le regarda avec des yeux ronds.

- Pourquoi es-tu surpris, Kolya ? La vie de soldat n’est pas marrante, la vie de soldat gay encore moins, en Russie. Et vous n’êtes pas nombreux dans l’armée, c’est certain, avec la façon dont vous êtes traités. Donc si un soldat français est prêt à te donner un peu d’amour, eh bien, vas-y.

- Mon cher ami, tu es merveilleux ! dit Kolya en serrant Mikhail contre lui.

- Aaah, ne m’embrasse pas ! Je ne veux pas qu’on croit que je suis gay !

- Et pourquoi ça, idiot ?

- Parce que je suis hétéro, crétin !

- Eh bien, idiot hétéro, ici, tu ne trouveras aucun soulagement, la dure à cuire de lieutenant est la seule femme et, franchement, même si j’étais aussi hétéro que toi, je n’oserais pas l’approcher. Pas envie d’apprendre à voler.

- Si j’ai besoin de me soulager, je dirai bonjour à ma main droite. Et je la ferai cocue avec la gauche si je m’ennuie.

- Ou je pourrais te branler…

- Oh, je t’en prie, Kolya, tu vas trop loin avec les blagues ce soir…

- Je te mets mal à l’aise ?

- Oui, ducon. Je t’aime, mais pas comme ça.

- Baliakov ! Voronov ! Arrêtez de déconner et rentrez.

Nikolai fit un mauvais jeu de mot avec déconner et suivit Mischa à l’intérieur.


* *


Le lendemain matin, Mikhail se réveilla au son de ses camarades de chambrée passant un moment privé avec leurs mains. Ah, les plaisirs de la gaule matinale… Il écouta, pas intéressé du tout, il avait poursuivi ses fantasmes la veille au soir, avec des yeux sombres et des cheveux blancs, et il n’était pas du matin de toute façon. En tout cas, pas pour ça.

Après trois mois à Moscou et une semaine à CS, où les unités et les chambrées n’avaient pas changé, il pouvait identifier chacun de ses camarades au son. Sasha serait silencieux, grognant une fois au moment de son orgasme, Kolya halèterait en tremblant, Ivan gémirait sans honte, fort, et longuement, ce n’était pas un rapide, lui, et ses camarades se moquaient souvent de lui.

Et ce matin, aucun changement. Mikhail entendit le grognement de Sasha, les halètements de Kolya et puis plus rien à part les gémissements d’Ivan. Le rituel matinal était réglé comme une horloge. Se réveillant le premier, Piotr commençait par baiser son lit, le cognant contre le mur et réveillant les autres qui démarraient leur propre routine à leur tour. Puis, au moment où Ivan jouissait enfin, les autres étaient descendus de leur petit nuage orgasmique et se levaient pour faire leur toilette et s’habiller.

Mikhail inspira profondément. Ouais, cette odeur puissante d’homme et de sperme, qu’il avait tant détestée au début, faisait maintenant partie de ce qui définissait son cocon, son sentiment de sécurité… Bizarre. Surtout que, la veille, avec le borsch et les pommes de terre du dîner, la nuit avait commencé par un concert de pets, entrecoupé par des gloussements et des ricanements. Les mecs. Toujours élégants et raffinés.

Il étouffa un rire, se leva – par accord tacite, Mikhail attendait les orgasmes de tous sauf Ivan, parce que se lever pendant que les autres se branlaient était le meilleur moyen de les faire débander –, fit une rapide toilette et était habillé quand Igor s’extirpa de son sac de couchage.

- Allez Ivan, grouille-toi, on doit être en rang pour aller au mess et on pourra pas si le peloton n’est pas au complet.

Et, comme d’habitude, Piotr et Sasha l’aidèrent à s’habiller pour que le peloton soit prêt, aligné et complet juste à temps pour que le sergent les emmène au pas, eux et les autres pelotons, vers le gigantesque mess. Même si Ivan le Branlable avait encore les yeux un peu vagues.

Et, bien sûr, la Légion était déjà là. Bon Dieu, ils se levaient vraiment beaucoup trop tôt.

En voyant le grand et beau Français, Mikhail poussa du coude Nikolai, qui avait les yeux fixés sur le géant, et murmura :

- Dis, Kolya, lequel des frères a occupé tes fantasmes ce matin ?

- Pas pu choisir.

- Alors ?

- Alors… les deux.

Mikhail renifla de surprise. L’appétit sexuel de son ami ne cessait de le surprendre, et pourtant il l’avait vu, à Moscou, cette seule et unique nuit dans un bordel, quand Nikolai lui avait emprunté de l’argent pour son troisième « garçon » de la nuit. Ce n’était pas des garçons, bien sûr, c’était des hommes, mais tout comme on appelait les prostituées femelles des filles, on appelait les prostitués mâles des garçons.

Quand le petit-déjeuner fut fini, chaque peloton emmena ses affaires à laver et retourna s’asseoir, certains face aux tables, d’autres dos aux tables, pendant que les cuisines fermaient et que le briefing commençait.

Les discours pompeux avaient eu lieu la veille au soir, alors ils allèrent droit au but, parlant des corvées en premier. Il y en aurait très peu, puisqu’il était plus important pour les combattants de combattre, donc des externes avaient été engagés pour le nettoyage. C’étaient d’anciens soldats qui avaient accepté de venir ici, dans le trou du cul de Nulle Part, Sibérie, pour un petit – maigre – salaire supplémentaire. Ce que chaque combattant devait faire était de faire son lit et ranger ses affaires dans sa malle, car tout ce qui serait sur le sol des baraquements serait la proie des balais et des aspirateurs.

Après un rappel de sécurité de base – on ne pisse pas dehors, on n’enlève pas ses gants, on n’oublie pas de se tartiner la gueule avec la graisse la plus grasse du monde, etc – les gradés russes commencèrent l’explication des exercices. Les officiers de la Légion étaient, pour l’instant, debout sur le côté, attentifs.

Après un match de rugby amical, les premiers exercices seraient mixtes. Pour que l’expertise de la Légion se transfère magiquement sur les Russes, probablement, Mikhail pensa, encore.

Il y avait une grande esplanade au centre de CS, avec deux mâts sur un côté. Les deux unités y furent emmenées au pas, les étendards furent levés, salués, tout ce cérémonial qui faisait battre son cœur, particulièrement quand le drapeau impérial apparaissait. Mikhail était parfois cynique au sujet de l’armée et de l’Empire, mais ce drapeau faisait frémir quelque chose dans sa poitrine, un élan patriotique qui lui donnait envie de tout risquer pour son pays.

Le drapeau français monta aussi et s’arrêta un peu en dessous du russe, car la France n’était qu’invitée. Oui, français car, malgré l’appellation Légion Etrangère, c’était une unité de l’armée française.

Puis le premier jeu commença. France contre Russie. Une sorte de rugby extrêmement physique et sans règles. Tout le contingent sur le terrain, un ballon rouge vif avec des poignées, comme pour le horse ball, qui devait être attrapé et déplacé de l’autre côté du terrain, par tous les moyens nécessaires en évitant mort et blessures volontaires sévères.

Tout le monde s’attendait à ce que le géant attrape le ballon et traverse le champ comme un char d’assaut à travers les troupes russes, mais non, il prit la tête, traçant un chemin pour le porteur du ballon. Il souleva les Russes hors du chemin, les jetant – délicatement – sur les autres Russes, mais jamais loin, donc le pire qui pouvait arriver était un coude entrant brutalement en contact avec un nez et uniquement si le soldat jeté se débattait. Ils apprirent à se mettre en boule bien serrée quand ils sentaient le géant les ramasser. Mikhail se souvenait d’un baryton très doux qui lui demandait s’il était prêt et qui ne le lança que quand il dit qu’il l’était.

Les Français gagnèrent. La revanche fut féroce, puisque les Russes avaient compris la tactique et se jetèrent sur le géant, réussissant à le jeter à terre encore et encore. Bon, il leur fallait bien une vingtaine de soldats à chaque fois, mais tout de même, égalité à la fin de la partie.

Les Français gagnèrent la troisième partie, la belle, parce qu’ils dédièrent la moitié de leurs troupes à protéger leur champion lanceur de Russes, et l’autre moitié à déplacer le ballon à l’autre bout du terrain. Ce fut quand même une victoire serrée.

Puis les troupes durent marcher autour du terrain, pour se refroidir avant le déjeuner, et on leur demanda de se mélanger. Kolya fila droit vers Kris, Mikhail se contenta de marcher à côté du géant, qui était rouge et haletant. Et souriant.

Après le déjeuner – des fayots, bien entendu, et cette après-midi, certains d’entre eux seraient propulsés au gaz – il y eut d’autres jeux sportifs, bien mélangés cette fois-ci, pour que les Russes aient un bon aperçu du travail d’équipe de la Légion. Mikhail remarqua que les équipes où les Russes suivaient l’exemple des Français de sacrifier une partie de leurs hommes étaient celles qui gagnaient, malgré de lourdes pertes.

C’était quelque chose d’incompréhensible, même quand, ce soir-là après le diner, les deux frères l’expliquèrent aux deux amis.

- C’est Camerone, dit Kris comme si c’était évident.

- Et c’est quoi, Camerone, Kris ? Kolya demanda.

- Le plus grand fait d’armes de la Légion Etrangère, quand, au Mexique, en 1863, 60 légionnaires bloquèrent 2000 soldats mexicains armés de fusils américains modernes, automatiques, quand les Français n’avaient que des carabines, avec certes des balles Minié, mais quand même, des carabines à un coup et seulement 60 coups par soldat. Et quand ils arrivèrent au bout, les six soldats qui étaient encore debout chargèrent les Mexicains, baïonnette au canon. Quatre ou cinq survécurent, grièvement blessés. Ils n’avaient rien bu, rien mangé de toute la journée, sous un soleil infernal. Au total, une vingtaine de survivants, tous grièvement blessés. Mais la mort de leurs camarades avaient permis au convoi qu’ils protégeaient de passer sans danger. Camerone. Le sacrifice de quelques-uns de protéger le reste.

- Je ne comprends toujours pas, dit Kolya. Pourquoi ont-ils… Je ne comprends pas.

- Je ne suis pas sûr que ce soit quelque chose que l’on puisse apprendre, dit le géant de son beau baryton. Tu l’as, ou tu ne l’as pas. Quand tu l’as, c’est parfois bien caché.

- Ce qui n’est certainement pas ton cas, grand frère, dit Kris, avec un sourire à la fois tendre et exaspéré.

Erik rougit et se tortilla. Mikhail réalisa soudain que, malgré l’expertise et l’aisance qu’ils semblaient avoir, ces hommes étaient en réalité très jeunes. Mais…

- Kris, Erik, quel âge avez-vous ?

- Dix-neuf ans depuis Noël, répondit la cible de Kolya.

Mischa se tourna vers Erik, s’attendant à ce qu’il soit plus âgé.

- Pareil.

Le regard du Russe alla d’un jeune homme à l’autre, visiblement surpris. Les frères échangèrent un regard chargé.

- A mon tour de ne pas comprendre. Vous êtres frères, clairement pas des jumeaux, et pourtant vous avez le même âge, nés le même jour. Comment est-ce possible ?

- Tu veux raconter l’histoire, Erik ?

- Non, vas-y, petit frère, répondit le géant avec un sourire en coin.

Kris soupira fortement, visiblement mécontent d’avoir à raconter cette histoire. Encore une fois.

- Très bien. Par une sombre nuit d’orage…

Erik lui donna un léger calbot sur la tête et il rit.

- Ça l’était vraiment. Une nuit de Noël orageuse. Bien, en hiver, en Islande, c’est un peu comme ici, très peu de soleil, alors quand Erik est né vers 18 heures, il faisait aussi noir qu’à l’intérieur d’un chat, surtout avec l’énorme orage au-dessus des îles. Je suis né quatre heures après lui. Donc, oui, on est né la veille de Noël.

- Mais vous n’êtes pas jumeaux, dit Kolya.

La curiosité le dévorait tout cru, alors Kris raconta l’histoire d’une mère veuve que la tristesse – et une santé fragile – avait emportée quelques heures après la naissance de son fils et l’histoire d’une autre mère qui, en apprenant l’existence d’un enfant à peine né et déjà orphelin, avait échangé un regard rapide avec son mari et adopté l’enfant.

- Mes parents ont élevé Erik comme leur propre sang, même si ses couleurs prouvent qu’il ne l’est pas. On dit que je suis un bon mélange de mes parents, deux blonds aux yeux gris-bleus, alors on voit bien que ses yeux dorés et ses yeux bleu vifs sont très différents. Et sa taille, aussi…

- Et d’après certains, je n’ai pas fini de grandir.

- Oh Boje moï

- Mais comment ont-ils réussi à t’équiper ? Je veux dire, pour ici ?

- Pas très bien. Il y a eu des ratés en France à l’usine qui fabrique nos vêtements thermiques. Un type a décidé que la demande d’un équipement complet pour un géant était soit quelqu’un qui lui faisait une blague, soit une putain de typo. Quand on a reçu les thermiques, c’était presque trop tard et on a tout juste eu le temps de se rendre compte que je n’en avais pas avant de devoir absolument monter dans l’avion. On avait engagé une unité complète, donc j’ai dû y aller. Quand on a embarqué, un officier était au téléphone avec l’usine, à hurler et finalement obtenir qu’un exemplaire de chaque vêtement soit envoyé ici par courrier spécial, ce qui veut dire qu’un type a pris plein d’avions de Paris à ici.

Mikhail se souvint de l’avion à réaction qui avait parachuté un petit paquet.

- Donc, quand vous avez atterri, tu ne portais que les couches extérieures ? Comment ça se fait que tu n’as pas gelé ? Surtout avec votre pas aussi lent.

- Ah, j’ai bien failli me geler les couilles. Ou en tout cas, ça y ressemblait vachement quand j’ai enfin pu me mettre au chaud dans les baraquements. Les gars ont absolument voulu m’asseoir sur le poêle, pour les décongeler, disaient-ils. Mais j’avais plein de fringues sous la parka, et puis l’Islande est à peine plus chaude que la Sibérie, alors le froid, on a l’habitude.

- Ça fait deux fois que tu parles d’Islande. Vous n’êtes pas Français ?

- Pas encore. On est nés en Islande et on a décidé d’intégrer la Légion Etrangère. On peut demander la nationalité française dans… deux ans, maintenant.

- Mais… pourquoi vouloir changer de nationalité ? Pourquoi… Tu as eu le choix, quand même, avant de choisir l’armée ? Et pourquoi pas l’armée islandaise ?

- Eh bien, il n’y a pas vraiment d’armée islandaise. Et Erik avait besoin de quitter l’Islande.

- Pas parce que j’avais fait une bêtise, non, mais… J’ai senti qu’il fallait que je me rapproche de… Désolé, je ne peux pas l’expliquer, vraiment, mais c’est juste qu’il fallait que je quitte l’Islande. Trop paisible.

- Et c’est une mauvaise chose ?

- Pour moi et mes capacités, oui.

Les deux Russes échangèrent un regard. Comment quelqu’un pouvait-il vouloir quitter une vie paisible ?

- Erik, ne le prend pas mal, mais… es-tu un chien fou ? Non, pardon, un fou de guerre ?

Le géant sourit.

- Nan. Ni un chercheur de gloire. J’ai le Don de Guérison et j’ai besoin de m’en servir. L’armée était un bon endroit pour ça.

- Okay, d’accord, dit Mikhail. Mais pourquoi la Légion Etrangère Française, et pas une autre ?

- D’abord, les autres unités étrangères ont fermé… Erik commença.

- Bróðir, tu sais que ce n’est pas la vraie raison, Kris l’interrompit avec une étincelle malicieuse dans ses yeux bleu-gris.

Erik leva un sourcil inquisiteur.

- C’est parce que c’est la plus célèbre, la meilleure, la plus… prestigieuse !

Le géant renifla, secouant la tête.

- Non, en vrai, Kris continua, on l’a suivi, elle.

- Elle ? demanda Mikhail. Oh, le lieutenant Lineik la dure à cuire ?

- Ouais.

- Et pourquoi a-t-elle choisi la Légion Etrangère Française ?

- Pourquoi tu ne lui demandes pas ?

- Oh, je n’oserais pas.

- Nous non plus, dit Erik.

La soirée se finit sur cette note et cette nuit aussi Mikhail rêva d’yeux noirs et de cheveux blancs. Mais pas de branlette pour lui, trop fatigué.

Le deuxième jour, l’orage qui avait accueilli les Français traînait toujours autour de CS donc ils firent encore des matches mais, comme le bulletin météo annonçait que le jour suivant se lèverait clair et sans nuage, on leur donna les harnais spéciaux pour les exercices et on leur donna également les règles de combat, plutôt simples. Ne pas viser les yeux des autres avec le laser. Ecouter son ordinateur. Attacher un ruban rouge autour de sa « blessure ». Ne pas laisser les « blessés » sur place. En cas de « mort », attacher une écharpe verte autour de son cou et retourner à pied à la base. Du gâteau !

Alors, le troisième jour, de retour dans leurs unités respectives, ils commencèrent l’entraînement « sérieux ». Pour les bleus russes, ce fut difficile, au début, de saisir le sérieux des exercices. Mais quand toutes les recrues à part Nikolai furent « tuées » et durent se geler le cul en attendant la fin de l’exercice, ils commencèrent à comprendre.

Le matin, ça avait été une classique capture de drapeau, dans l’après-midi, une non moins classique escorte de VIP. La Légion fut dévastatrice. Comme pour les troupes russes, il n’y avait, sur le champ de bataille, aucun officier au-dessus du grade de lieutenant pour la Légion. Très cynique, Mikhail pensait que les officiers russes n’avaient pas très envie d’être dehors dans le froid épouvantable. Il n’en était pas sûr en ce qui concernait les Français.

Les exercices dans la neige bien gelée, avec le froid extrême, étaient épuisants et chaque soir, ses camarades pouvaient à peine enfourner la nourriture puis se traîner jusqu’à leur lit de camp. Les Français n’avaient pas l’air de mieux s’en sortir. Ils avaient l’air un peu moins fatigués, mais le froid devait saper leurs forces, à en juger par la façon qu’ils avaient de s’affaisser de soulagement une fois à l’intérieur du mess chauffé.

En parlant de soulagement, le bon côté des choses était que ses camarades de chambrée étaient beaucoup trop fatigués pour vouloir démarrer la journée en se faisant du bien. Ils durent utiliser un réveil parce que même Piotr l’horloge humaine n’arrivait pas à se réveiller à son heure habituelle.

Puis, après une semaine de dures batailles, l’énergie sembla revenir et, un matin, Piotr, baisant son lit, jeta sa chaussure sur le réveil quand il commença à sonner. Et les sons et odeurs d’hommes ayant un moment de plaisir solitaire emplirent de nouveau la pièce surchauffée.

Ce fut le signal pour deux choses : les exercices devinrent plus durs et plus guerriers, moins scénarisés, et Nikolai revint se coucher plus tard que d’habitude, sentant la sueur, le sexe et le cèdre. Et se branlant quand même le matin. Mikhail savait que lui et Kris passaient du bon temps tard le soir et il en était content.

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