Le coffre de la famille
Curieusement, c’est au moment du dessert que les choses ont pris une tournure surprenante. Jusque-là, chacun s’était tenu à distance, évitant tous les mots interdits. C’était comme devenu un jeu au fil de ces repas obligés où la fratrie faisait plaisir à leurs parents en les gratifiant de leur présence. Éliane et Christian vivaient depuis des décennies dans une maison de banlieue, quelque part dans l’Ouest parisien. Eliane, la mère, aimait ses enfants comme s’ils étaient encore des gamins. Dans sa manière de leur parler, dans la formulation de certaines questions, lorsqu’elle en prenait un par l’épaule ou lui caressait les cheveux, elle manifestait finalement son refus de voir les années passer. Fêter ses soixante-dix a d’ailleurs provoqué une certaine inquiétude dans le reste de la famille. Allait-elle sombrer dans une de ses habituelles dépressions à l’aube de franchir ce cap ? Christian ne se posait pas la question. Il avait passé sa vie auprès d’elle à jouer les chefs de village. L’homme fort de la maison, c’était lui. Aucune faiblesse ne l’avait renversé de son trône et sa femme voyait en lui une autorité indépassable. Il aurait sans doute bien aimé devenir, le temps d’une semaine, l’objet de toutes les attentions maternelles qu’elle possédait et distribuait généreusement à ses enfants. Mais il n’avait pas craqué et se refusait à le faire. L’arrivée d’une maladie grave, un jour, puisque c’est hélas le lot de tous, le ferait peut-être basculer dans l’infantilisation qu’Eliane répandait autour d’elle.
L’ainé de la famille, Pierre, avait tout réussi sauf son propre mariage. Malgré le peu d’argent que gagnaient ses parents, il était parvenu à mener à leur terme de brillantes études d’ingénieur. Il avait une belle situation de cadre technique dans une grande entreprise d’électronique, courait une heure tous les dimanches matin, jouait au squash tous les jeudis soir avec des collègues de travail. Il lisait la presse spécialisée et avait des avis très élaborés sur les questions économiques relatives à son pays. Martine, sa femme, il l’avait rencontré lors d’une réunion de travail où elle exerçait le poste de chargée d’affaire, un travail qui lui allait comme un gant : élégante, maquillée comme une morte, parlant comme dans un livre, méprisant les ploucs, elle se comportait comme une vrai pétasse méprisante pour tous ceux qui n’avait pas réussi à atteindre sa condition sociale. Lorsque le couple arrivait dans la petite ville de Dinan où vivaient ses beaux-parents, elle réussissait à arriver avec au minimum une heure de retard car elle avait un besoin urgent de faire les boutiques, pestant contre les commerçants incompétents qui avait eu l’imbécilité de fermer leur boutique un jour férié.
Jeanne était la malheureuse, la paumée, la médiocre. Un gamin de dix-sept ans qui avait à son actif une belle poignée de problèmes avec la justice, un père violent qu’un divorce avait fini par éloigner, Jeanne ne travaillait plus et survivait d’aide de toutes sortes. Elle avait noué une relation tordue avec un gars qui enchaînait les petits boulots, un costaud barbu et tatoué aux mains qu’elle n’avait jamais osé présenter à ses parents. Jeanne n’enviait même pas son frère ainé. Pour elle, Pierre était riche parce qu’il avait une grosse voiture et une maison avaec piscine. Elle n’avait pas de quoi vivre correctement, profitant des distributions alimentaires et des colis de noël offerts par des associations. C’était l’ordre de choses et rien ne pouvait changer. Jeanne ne remarquait même pas l’espèce de mépris de classe de sa belle-sœur. Son fils, Kévin, fumeur de joints régulier, détestait sa tante qu’il appelait en privé la pute et imaginait parfaitement lui faire son affaire un jour.
Jean, qui avait souffert toute son adolescence de porter presque le même prénom que sa sœur, s’était assez vite éloigné de la famille. Il était né onze ans après la naissance de Jeanne. Il a été longtemps le bébé de sa mère. Vers l’âge de dix-sept ans, sa mère l’avait surpris en train de se palucher dans sa chambre devant des images de mecs sur son ordinateur portable. Il en gardé une honte indescriptible sur le moment mais quand son père l’a appris – comment sa mère avait-elle pu le dénoncer ? – il s’était juré d’enfermer sa sexualité naissante dans un coffre qu’il n’ouvrirait que bien plus tard, lorsqu’il serait libre. Mais à bientôt vingt-sept ans, il n’avait jamais eu la moindre relation sexuelle et luttait contre de vieux démons pour avoir une vie normale. C’était pourtant un très beau garçon.
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