Refus de se faire dicter
Je hais les dictées, je les hais à un point qu’il est difficile à décrire, tellement la colère m’étouffe. À l’école, j’avais eu une maîtresse à l’ancienne, qui n’hésitait pas à nous envoyer des craies pleine tronche si nous tentions de faire ce que j’appelle notre métier de gamin, à savoir ne pas toujours être attentif, être un peu espiègle, un peu rêveur. Son métier à elle, consistait à nous remettre dans le droit chemin à coup de taloche ou de craie si nous étions trop loin d’elle. Impossible ainsi d’échapper à sa sévérité. Combien de fois ai-je été puni, au coin, là, comme un pestiféré ? À cette époque, personne ne savait encore que j’avais des troubles de l’attention, que j’étais asperger, mais tout le monde savait ma surdité, ma chétivité. La première m’obligeait à être au premier rang avec des cotons sur les oreilles, maintenus par une cagoule, la seconde à être la cible désignée des petits caïds de la classe. J’aimais déjà dessiner, j’écoutais, mais je dessinais, c’était compulsif. Les éducateurs ne supportent pas qu’on ne les regarde pas, car selon eux, c’est la preuve d’un manque d’attention flagrant, à la limite de l’insolence. Je ne sais toujours pas regarder les gens. C’est dire si j’ai bien cultivé cette abyssale insolence depuis tout jeunot.
Bref, les dictées. Je ne comprenais rien à rien aux règles, ni en français, ni en mathématiques, ni celles édictées par les autres. J’essayais bien, mais à chaque fois ce mur, ce foutu mur. Et je me réfugiais plus loin encore, si c’était possible, dans ma petite bulle, où je m’inventais mille mondes, mille aventures, immobile sur le plancher de ma chambre ou au bureau instable de l’école. Et à chaque fois la remarque bien acide pour accompagner mes mauvaises notes. À chaque fois la branlée que me donnait immanquablement ma mère. Au point de voler les bulletins, pour tenter, essayer, d’échapper aux coups. Qui forcément redoublaient. Forcément. On se raconte de ces fables, nous les gosses. Si ça n’existe plus, c’est que ça n’a jamais existé, non ? J’arrivais, pour éviter les trempes, à rattraper mes notes, à les améliorer, un peu. Répit. Ça ne m’a nullement empêché de redoubler deux fois, d’être rattrapé par ma sœur, celle qui avait de si bonnes notes, qui faisait tellement la fierté de sa mère, de sa grand-mère, de sa famille. Moi, vilain petit canard, cagneux, rachitique, à moitié débile, qui mentait, dissimulait, volait parfois, qui était dans son monde de bandes dessinées, intenable, je ne faisais déjà plus partie de cette famille. Rejeté. Renié.
Ma sœur avait droit à toutes les attentions, et ce, faisant a réussi sa vie et est devenue enseignante-chercheuse. À cette époque, je m’identifiais complètement aux Spartiates et à l’éducation de leurs enfants. Mentir, voler, dissimuler, pour pouvoir survivre. Nous traversions une période qui ne nous permettait pas de nous chauffer en hiver, nous n’avions qu’un seul repas par jour parfois, souvent, un bain toutes les semaines seulement, dans une eau pas trop chaude, même en hiver. Je me faisais cogner à cause de mes notes, je me faisais cogner à cause de ma surdité, je me faisais cogner par mon père parce que trop révolté, trop rétif à la moindre once d’autorité. Et il était prof de maths. Et notre mère nous avait dressé à le haïr. Aussi, les coups pleuvaient-ils sans beaucoup de répit. Drus. Sévères, Lourds. Une petite anecdote. Notre mère, lorsque nous étions très jeunes, ma sœur et moi, faisions sa fierté, car nous étions capables de manger du riz sans en mettre un grain à côté. Je dirais qu’il valait mieux sinon la baffe partait aussi sec. Seulement, j’ai grandi, seulement, je n’étais pas son chien qui obéissait si bien et dont elle était si fière, seulement, j’existais. Je n’étais pas une chose. Un de mes grands-oncles l’est lui devenu, une chose, pour s’occuper de sa mère jusqu’à la mort de cette dernière, cette carne. J’ai toujours eu pitié de cet homme gris, effacé, à peine existant.
Ma mère, si elle avait eu des ambitions à mon endroit, dut vite déchanter au vu des notes lamentables que je lui ramenais. Elle, qui me voyait ingénieur, s’était résignée à me trouver un apprentissage chez un serrurier. Ça ne s’est pas fait, fort heureusement, je serais juste devenu fou. Néanmoins, pour m’éviter d’être orienté dans un CAP, ce qui pourtant se passa, ma mère, du jour au lendemain s’est improvisée précepteur. Trois à quatre heures de cours le soir, en plus de l’école. C’était bien pire qu’une punition, ma mère se vengeait littéralement. Alcoolique, handicapée et infirme, d’après elle à cause de moi en partie, des hommes surtout, je lui donnais là, avec mes mauvaises notes, de quoi assouvir sa vengeance. Et elle fut terrible. Les notes remontèrent, certes, mais je m’évertuais à oublier le plus vite possible ce que ma mère s’efforçait de me faire rentrer dans ma sale caboche de sale môme. Des exercices de maths à n’en plus finir, d’allemand à gerber - je déteste cette langue -, et bien sûr le français et ses foutues dictées. Avec du recul, je sais que mes troubles de l’attention obligeaient à ce qu’on me répète les consignes, pour la plus grande irritation de ma mère qui se demandait tous les jours si je ne me foutais pas de sa gueule, qui souvent perdait patience et m’engueulait. Et arriva ce qui devait arriver. « Maman, après salope, il y a quoi ? » Une baffe monumentale qui me fit valdinguer sur mon tabouret et m’éclata contre le mur. J’étais tombé en panne au milieu du mot salopette, mot beaucoup trop long pour moi. Il n’y avait aucune malice de ma part, juste mon attention qui était partie ailleurs, comme souvent.
Je hais les dictées. J’ai été réapprivoisé par la langue française grâce aux compositions. Qui viennent après les dictées, avant les dissertations. Les compositions, espace rêvé pour mon imaginaire ! Et que j’ai mis des années à investir, timidement, si timidement.
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