III
Plus loin, notre Steffen Daetwyler a pris sa journée – le lundi, il n'a que deux heures ; une le matin, avec la troisième C allemand LV1, et une en toute fin de journée, avec les petits sixièmes. Il a pris le train pour Genève, et il erre désormais dans la gare, guitare dans le dos, en faisant la liste des amis qu'il pourrait bien appeler pour répéter. Elle se révèle bien plus moindre – comme le dirait Beaumarchais dans ses imbroglios oxymoriques – qu'attendue : Manu, le batteur, ne pourra pas être là, il bosse toute la journée. Greg, le bassiste, est au chômage depuis trois mois ; il s'occupe de ses deux filles pendant que sa copine emballe du fromage en banlieue, dans une usine sordide qui la transformera bientôt en bossue. C'est ce qu'elle clame. Car Steffen sait que Maria ne met guère de la Tête de Moine sous papier ; elle ne se plaint jamais de douleurs dorsales, et ses mains sont aussi belles que celles de toutes les ingénues fainéantes des écrivains français. « Une Emma Bovary », se dit-il parfois, lorsqu'il repense aux classiques qu'il a lus en licence de français, à la fac de Berne. « Elle se fait chier avec lui, et en plus, depuis qu'il traîne dans ses pattes comme un bourgeois grossier qui n'a que faire d'un métier alors qu'il sait qu'il manque d'argent... je comprends, alors, qu'elle aille chercher du blé en même temps que quelques distractions auprès d'hommes moins frustes. » Oui, il se garde bien de le dire à Greg, mais Maria fait le tapin dans les quartiers chics, dans ses robes à froufrous, celles qu'il lui achetait quand il avait encore assez d'argent pour emmener leurs deux petites princesses faire des tours de manège jusqu'à la nuit noire. Steffen a vu, de ses propres yeux, la jolie fille au bras d'un homme d'une trentaine déjà avancée – un tennisman à la retraite, décide-t-il, il est foutu comme un sportif – et, le lendemain, elle était déjà entre les mains calleuses d'un autre, plus vieux mais sûrement plein aux as, qui lui racontait des blagues de trader tout en lui pelotant les fesses. De loin, il avait l'air charmant. Que fait-elle avec le pécule qu'elle gagne sous la coupe de ces hommes-là ? Elle ne peut pas le ramener à la maison, Greg trouverait cela louche, et crierait sans doute à la plaisanterie, voire à la trahison. « Elle doit en garder un peu pour elle, et encaisser le reste à la fin de chaque mois, comme s'il s'agissait d'un salaire très, très primé, » se dit Steffen. « Elle a raison ; Greg n'avait qu'à être plus sage au bureau. Quelle tête de con il fait, parfois ! »
Hors de la gare, il pense à Rolf, le pianiste. Il doit s'ennuyer ferme sur les bords du lac ; il est maître nageur, et la piscine est fermée le lundi. Alors, comme il sait que ni Greg, ni Manu ne pourront partager un peu de temps avec lui, il tente d'appeler le bonhomme, en désespoir de cause. Il glisse sa carte dans la fente abîmée d'une cabine téléphonique, déshonorée depuis bien longtemps par des milliers d'inconnus, s'isole, et compose le numéro ; il tombe sur sa copine, Tania, une poule lettonne dont il est tombé amoureux l'été dernier pendant ses vacances d'hiver à Engelberg, payées en partie grâce à son CE. Elle était alors en couple avec un jeune voyou aux pull-overs clinquants et au portefeuille bien fourni – il apprendrait plus tard qu'il s'agissait d'un dealer de bonne came qui occupait la basse saison à courir la gueuse dans les stations thermales – dont elle se sépara par amour pour Rolf, ce trentenaire à la situation stable et aux compliments baladeurs. Steffen pense que Tania, en concubine dévouée, saura où son mari a prévu de passer la journée ; à moins qu'il ne soit resté avec elle.
« Tania ? C'est Steffen, du groupe de Rolf. Je te dérange ? Demande-t-il.
–Non, pas du tout, dit-elle gaiement, sa bonne humeur camouflant aisément un tendre accent balte. Comment tu vas ?
–Bien, très bien. Dis, Rolf est avec toi? »
Dehors, il s'est mis à pleuvoir ; les passants se sont réfugiés dans les boutiques ou se serrent les uns aux autres sous les corniches en bavardant. Le soleil, qui a atteint son zénith, se retrouve drapé dans des rideaux de pluie.
« Oui, il est à la maison... chuchote Tania à l'autre bout du fil. Mais il est cloué au lit depuis ce matin, il est un peu fiévreux, il dort. Je m'occupe comme je peux, je me mets à l'anglais.
–Oh, je vois. Il a attrapé un rhume ?
–Peut-être la grippe, confie-t-elle. Mais on ne sait pas encore, je vais demander ça à notre médecin, il arrive bientôt. Je dirai à Rolf que tu as appelé.
–Merci beaucoup, Tania. Gros bisous à toi et au malade. Tschüssi.
–Bis bald, Steffen. Prends soin de toi. »
Quand il raccroche enfin, il lui semble que le monde s'est arrêté de tourner. Rolf était le seul copain en compagnie duquel il pouvait espérer oublier ce qu'il avait vécu avec Olivia le matin même. Se laver de ses actes, guérir de son désir neuf et controversé. Mais il ne sera même pas là. Dehors, la pluie a cessé. Steffen a faim, il s'achèterait bien de quoi manger ; seulement, quand il glisse sa main dans sa poche, c'est pour y découvrir en premier non pas son porte-monnaie, mais le labello de sa jeune première, qu'il tâte de ses doigts tremblants.
S'il n'était pas si fier, il en pleurerait.
Alors au lieu de pleurer, il tente vainement d'exorciser sa colère, et envoie des cailloux valser de quelques coups de pied furieux. Il y a beaucoup de monde sur les bords du lac ; les gens le regardent, seul dans sa rage folle, avec des yeux plus compréhensifs qu'étonnés. « Surtout, ne pas lever la tête, s'ordonne-t-il, les mains dans les poches de sa veste bleue. Ils pourraient voir que tu débloques vraiment. Peut-être pourraient-ils s'apercevoir, rien qu'en avisant tes lèvres tremblantes, que tu as embrassé une gamine. » Il voudrait crier, quelque chose de puissant mais de mélancoliques, quelque chose de libérateur mais en même temps plein d'amertume, pour lever ce poids de ses épaules. Il est à bout de forces. Il espère que les eaux vont se décider à l'engloutir - « mais si elles me ramènent sur l'autre rive, à Thonon-les-Bains ? Si elle était là, à m'attendre ? » Il sait qu'il va partir, il ne sent plus ses jambes. Il se souvient de ces femmes de Zurich, les filles du Limmatquai, qui regardaient le ciel en aguichant involontairement les garçons ; eh bien, c'était peut-être ça qu'était Olivia. Une rêveuse, qui voulait la douceur et la sérénité, mais qui allumait sans le savoir le mauvais côté des hommes.
Il y a une petite tache rouge à l'horizon, une jeune femme qui se rapproche. Une chemise à col claudine, sous un chandail prestement rentré dans une minijupe en laine laissant voir ses jambes sous le soleil de midi entrecoupé de nuages gris. Elle est belle, elle a de longs cheveux roux, elle marche comme un fauve.
Cette fille, c'est Maria.
« Maria... souffle-t-il en marchant vers elle. Maria... »
Il fait fi des regards et s'écroule à cinq pas de ses pieds, hors d'état, tiraillé par la délicieuse douleur de son désir. Une main sur le flanc, il râle et s'évanouit en larmes et en tremblements.
« Mon dieu... Steffen ! S'écrie-t-elle en se jetant près de son corps inerte. Steffen, réponds-moi... »
Elle le secoue de toutes ses forces pour qu'il recouvre la raison et, pendant qu'il soulève une paupière mal assurée, elle pose une main douce sur son front, auquel perlent des gouttelettes de sueur. Il a de la fièvre, une fièvre indéfinissables, un de ces maux inconnus, inexplorés, qui flambent et désagrègent.
« Maria, murmure-t-il, confus, je... je ne sais pas ce qui m'est arrivé...
-Moi non plus, figure-toi ! S'exclame-t-elle, avec ce fort accent de Lugano qui fait le tempérament électrisant des italiennes. Comment le saurais-je ? De ma vie, je n'ai jamais vu un homme s'écrouler ainsi avec la fièvre aux trousses. On aurait dit que tu fuyais un démon.
-Si tu savais ! Lui répond-il, d'un ton doux, plus audible, en se redressant. »
Il se met péniblement sur ses pieds, sa tête lui tourne horriblement, et le visage perplexe de la féline Maria lui paraît encore aussi aveuglant que lorsqu'il a ouvert les yeux. Autour, les gens se sont dispersés, voyant que la syncope ne nécessitait pas de renfort, et vaquent à nouveau à leurs occupations, en gardant en mémoire l'émoi du beau bernois, et l'assistance de la jolie dame qui avait l'air de le connaître. Steffen, tout pantelant, s'appuie au bras chaleureux de Maria, et fait une poignée de pas peu confiants, le regard fixé sur l'horizon.
« Quand j'ai vu ta silhouette dans la foule, j'étais... souffle-t-il, de sa voix coupante. Soulagé de trouver un être si familier au milieu de tous ces inconnus. Mais est-ce qu'on pourrait aller ailleurs pour discuter ? Je n'en peux plus de ce lac. Je finirai bien par vomir toute son eau ! »
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